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Fictions du coeur ému. Raconter les troubles émotifs dans les fictions à la première personne à l’âge classique

Fictions du coeur ému. Raconter les troubles émotifs dans les fictions à la première personne à l’âge classique

Publié le par Marc Escola (Source : Doriane Dupau)

Fictions du cœur ému.

Raconter les troubles émotifs dans les fictions à la première personne à l’âge classique

 Les 28-29 mai 2026 

Colloque international à l’Université Sorbonne nouvelle

Organisé par

Clara de Courson, Doriane Dupau et Nathalie Kremer

Je n’ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais.

C’était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l’enveloppent, qui disposent d’elle, qu’elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l’alarme. Il est vrai qu’elle y trouve du plaisir, mais c’est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l’étourdit, et qui prend déjà sur elle. (Marivaux, La Vie de Marianne)

Dans les formes narratives en première personne de l’époque classique, les émotions superlatives s’expriment volontiers par un aveu d’impuissance : ainsi de Marianne qui, en dépit du temps écoulé quand elle se remémore sa rencontre avec Valville, peine encore à définir ce qu’elle a senti. Sa narration se nourrit pourtant du désir de décrire l’émotion passée, de la mettre en récit, et de proposer un regard lucide sur un événement déroutant. Plus encore, la confusion, l’égarement, voire l’aveuglement subjectifs se prolongent souvent jusqu’à l’actualité du temps raconté. Jean Rousset a relevé la centralité énigmatique d’un tel dispositif dans les romans prévostiens :

Prévost place le foyer oculaire de son personnage narrateur dans toutes les positions aptes à lui faire franchir ce seuil interdit, mais fascinant : le cœur ému ; tous les points de vue possibles sont tour à tour adoptés, il demeure constamment impénétrable ; foyer mystérieux, à la fois douloureux et désirable, il est le centre invisible et omniprésent autour duquel les créatures de Prévost ne cessent de tourner en vain. (Jean Rousset, Narcisse romancier, José Corti, 1972, p. 138)

C’est à ces fictions du cœur ému que le colloque entend s’intéresser : comment approcher, sous la forme du récit rétrospectif, ce foyer douloureux ou désirable, selon les épisodes concernés ?

Comment préserver dans le lointain du récit de soi l’intensité de l’émoi passé ? La mise en récit coïncide-t-elle toujours avec une clairvoyance retrouvée, réinscrivant l’émotion éprouvée dans un système d’intelligibilité narrative ? Parce qu’elle dévoile en transparence les modalités de la narration subjective et en interroge les limites, la représentation du cœur ému, que l’on n’entend pas limiter à sa seule déclinaison amoureuse, offre assurément un bon observatoire sur les formes fictionnelles en première personne de l’âge classique.

Prenant comme fil rouge la mise en scène d’un paroxysme émotionnel touchant le sujet narrant, il s’agira d’étudier les modalités par lesquelles l’écriture de soi enregistre ces perturbations intimes et les passe au filtre de la remémoration distanciée. Comment se souvenir de ce qui se prête à l’oubli ? Et comment rapporter ce qui a été à la source d’une perte de soi et d’un désarroi extrême, au point de mettre en conflit le désir et la volonté, l’égarement et la lucidité, l’enchantement et l’observation d’une expérience affective profonde ?

Ces « fictions du cœur ému » pourront être étudiées sous plusieurs angles :

Dans une perspective diachronique, on pourra se demander si l’importance croissante prise par la notion de subjectivité se marque dans l’évolution du traitement fictionnel du cœur ému, du second xviie siècle au soir des Lumières. La période voit aussi, on le sait, un déplacement du point d’équilibre énonciatif des fictions, avec l’essor des formes narratives en première personne : l’analyse de l’écriture de l’émotion pourra s’appuyer sur une étude contrastée avec les récits à la troisième personne, ou examiner sur nouveaux frais la refonte de la rhétorique passionnelle de l’âge baroque au profit d’une expression naturalisée des affects.

Dans une approche de poétique des genres, on pourra mettre en regard différents modèles fictionnels disponibles à l’époque classique, ou les étudier du point de vue des spécificités qu’ils induisent pour la mise en récit du cœur ému : roman-mémoires et roman épistolaire, par exemple, diffèrent par l’intervalle temporel qui sépare la narration des événements relatés, respectivement enregistrés en différé ou sur le vif. On peut donc s’attendre à ce que la temporalité de la mise en récit ait une incidence, sous une forme ou une autre, sur la représentation des moments de cristallisation émotive. De même, les formes narratives qui insèrent dans un récit rétrospectif des pièces épistolaires pourront faire l’objet d’une attention particulière, pour peu qu’elles permettent d’observer la confrontation de deux degrés d’appréhension et de compréhension de l’émotion subjective.

Dans une perspective d’études de genre, on pourra étudier la façon dont le genre du narrateur ou de la narratrice peut déterminer l’écriture de l’émotion. Narrateurs et, plus encore, narratrices, sont aux prises avec des règles implicites de pudeur et de décence, qui encadrent l’expression du cœur ému : de quelle manière les textes fictionnels reconduisent-ils ou déjouent-ils ces normes ?

On pourra chercher à dégager les formes stylistiques associées à ces séquences – par exemple, et sans exclusive, s’attacher aux marqueurs de pathétisation ou de rationalisation, à la combinatoire de tiroirs verbaux (présent et temps du passé, parfois temps virtualisants) ou à la récurrence de certaines tournures qui tiennent peut-être du stylème de genre ou d’époque :

je ne sais pas bien moi-même ce que j’en pense à présent. (Challe)

je ne sais ce que mes yeux lui dirent […]. (Marivaux)

Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu’on me fit […]. (Diderot)

À une plus large échelle, on pourra conduire de fines analyses narratologiques : de quelle manière l’émoi du sujet qui façonne le récit affecte-t-il les choix de composition ? Ellipses, stratégies d’évitement, manipulations des points de vue ou des événements peuvent apparaître comme autant de symptômes d’une narration émue, lors même qu’elle ne l’avoue pas explicitement.

L’étude des fictions du cœur ému se prête enfin à l’analyse de poétiques fictionnelles singulières. Si, en dépit de ses précautions rhétoriques, la Marianne de Marivaux dissipe l’opacité du moment vécu sous l’éclairage du récit rétrospectif, chez Prévost ou Diderot, la commotion affective s’inscrit dans le récit sous la forme de l’ellipse ou de la lacune :

Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. (Prévost, Manon Lescaut)

Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu’on me fit : il est sûr que ceux qu’on mène au supplice, et je m’y croyais, sont morts avant que d’être exécutés. (Diderot, La Religieuse)

Selon que la narration prend en charge l’examen du cœur ému ou s’arrête délibérément sur son seuil, c’est aussi le régime communicatif du récit qui change : le volume que le récit consent à la mise en scène de l’émotion décèle le profil interactionnel du narrateur, plus ou moins pudique ou expansif, et le rapport qu’il entretient à la publicisation de son intimité. En s’attachant aux séquences, souvent momentanées ou fugitives, où le cœur ému (présent ou passé) affleure à la surface du récit, le colloque tâchera de décrire les diverses manières par lesquelles narrateurs et narratrices tentent de mettre en discours les formes et les limites de la connaissance de soi.

Les propositions de communications d’une page environ et accompagnées d’une bio-bibliographie succincte devront être envoyées aux trois organisatrices avant le 1er décembre 2025 :

clara.de-courson@sorbonne-nouvelle.fr

doriane.dupau@sorbonne-nouvelle.fr

nathalie.kremer@sorbonne-nouvelle.fr

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Bibliographie indicative

Jean ROUSSET, Forme et signification, Paris, José Corti, 1962.

Idem, Narcisse romancier, Paris, José Corti, 1972.

Manon COURBIN, L’Esthétique du trouble dans les romans-mémoires des années 1730, thèse de doctorat sous la direction de Christophe Martin, soutenue en Sorbonne le 1er avril 2023, [à paraître].

René DEMORIS, Le Roman à la première personne, Genève, Droz, 2002 [1975].

Florence DUJOUR-PELLETIER, Le Fil de Marianne : narrer au féminin, de Villedieu à Diderot, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Jean FABRE, Idées sur le roman, Paris, Klincksieck, 1979.

Véronique FERRER et Catherine RAMOND, La Langue des émotions XVIe-XVIIIe, Paris, Classiques Garnier, 2017.

Marc HERSANT et Catherine RAMOND (dir.), La Représentation de la vie psychique dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, Brill / Rodopi, collection "Faux Titre 405", 2015.

Pierre HARTMANN, Le Contrat et la séduction. Essai sur la subjectivité amoureuse dans le roman des Lumières, Paris, Champion, 1998.

Caroline JACOT-GRAPA, L’Homme dissonant au dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1997.

Claire JAQUIER, L’Erreur des désirs : romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne, Payot, 1998.

Florence LOTTERIE, Le Genre des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2013.

Christophe MARTIN, Espaces du féminin dans le roman français du dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, Studies on Voltaire…, n° 2004/01.

Roland MORTIER, Clartés et ombres des Lumières, Genève, Droz, 1969.

Adrienne PETIT, Le Discours romanesque des passions. Rhétorique et poétique des passions dans la fiction narrative en prose du XVIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Delphine Denis, soutenue en Sorbonne le 15 octobre 2016.

Élodie RIPOLL et Catherine GALLOUËT, Tomber en amour, Enquêtes sur la naissance du sentiment au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2025.

Pierre SAINT-AMAND, Séduire ou la passion des Lumières, Paris, Klincksieck, 1987.

Jean-Paul SERMAIN, Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L’exemple de Prévost et de Marivaux (1728-1742), Oxford, Voltaire Foundation, 1985.

Jean SGARD, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968.

Idem, Labyrinthes de la mémoire : douze études sur l’abbé Prévost, Paris, Hermann, 2010.

Idem, Le Roman français à l’âge classique, Paris, Le Livre de Poche, 2000.

Philip STEWART, Le Masque et la parole. Le langage de l’amour au XVIIIe siècle, Paris, José Corti, 1973.

Idem, L’Invention du sentiment : roman et économie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010.

Antonia ZAGAME, L’Écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), Louvain, Peeters, 2011.

Illustr.  : Marianne reconnue par Mme Dutour (Marivaux, Vie de Marianne, Garnier 1865), par G. Staal, source : UtPictura18).