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Crise(s) et créativité (Séminaire des doctorant·es du CERC 2025-2026, Sorbonne Nouvelle)

Crise(s) et créativité (Séminaire des doctorant·es du CERC 2025-2026, Sorbonne Nouvelle)

Publié le par Marc Escola (Source : Pierre-Alain Bourgoin)

Appel à communications :

Crise(s) et créativité 

Les littératures ont souvent trouvé, dans les moments de crise et de rupture, une source féconde d’interrogation, de renouvellement et de reconfiguration. De la poésie épique aux littératures de l’après-guerre, des avant-gardes modernistes aux récits postcoloniaux, en passant par les écritures militantes, la création littéraire s’élabore souvent à même la fracture : elle la met en scène, elle l’explore, elle la pense. Cette tension entre effondrement et création, entre désordre et surgissement, constitue ainsi un ressort fondamental de la réflexion littéraire qui, au gré des secousses, s’ouvre à de nouvelles potentialités esthétiques. 

La créativité se discute par rapport à la crise. Cette dernière est précisément un moment où se manifeste brusquement un ensemble de phénomènes qui précipitent un changement d’état. On notera ici que le sens du mot crise a fait l'objet d'une dérive sémantique de changement par antonymie. Ce terme signifiait en grec ancien la décision et le jugement, soit l'inverse de son acception contemporaine : la rupture, le chaos, le trouble. La crise, qu’elle soit personnelle ou collective, qu’elle se réfère aux déplacements forcés, à l’effondrement climatique, à la montée des autoritarismes ou aux guerres visibles et invisibles, ne donne pas seulement au récit son cadre ou son atmosphère ; elle appelle aussi, dans le feuilleté du texte, l’idée de sa résolution.

On peut identifier de nombreuses « écritures » nourries par la crise – conçue dans son extension la plus large – à travers l'histoire :

- Dans le champ des littératures anciennes, Fl. Goyet, s’appuyant sur  l'Iliade, la Chanson de Roland et les Hôgen et Heiji monogatari, développe la théorie selon laquelle la fonction de l’épopée guerrière est de donner à penser, dans un contexte historique donné, la crise à laquelle font face des groupes culturels. Bien plus qu’une transparente représentation d’une vision du monde, le récit épique peut alors être saisi comme un moyen de transformation politique qui permettra à la société de résoudre cette crise.

- L'usage politique de l'épopée pour dépasser une crise est précisément l'objectif littéraire de M. Wittig dans Les Guérillères : en s'inspirant du modèle médiéval de la chanson de geste, elle construit dans une utopie féministe une réponse à la crise causée par le patriarcat. Le titre illustre également l'articulation de la créativité littéraire et de l'inventivité linguistique comme moyens de dépasser la crise : les littératures, notamment militantes, se réapproprient le langage pour inventer une nouvelle réalité sociale en construisant des catégories de pensée plus inclusives.

- L'œuvre de W. G. Sebald est également une littérature de crise. L’auteur bavarois explore les traumatismes historiques — notamment la Shoah, les bombardements de la Seconde Guerre mondiale et l’exil — en mettant en scène une mémoire fracturée, hantée par la perte, le silence et l’effacement. Par une écriture mélancolique mêlant fiction, photos, et archives, Sebald interroge les limites de la représentation face à l’irreprésentable, faisant de la littérature un lieu de deuil et de résistance contre une autre forme de crise : celle de l’oubli.

- La littérature devient alors caisse de résonance de la crise : les œuvres la mettent en scène pour se donner de nouveaux contours. Dans son étude sur l’hétérolinguisme, R. Grutman montre les ressorts de la littérature québécoise naissante qui se défend contre l’hégémonie de l’anglais sur le territoire canadien dans une textualité hétérolingue (entre un français coupé de son épicentre littéraire, le latin qui contrebalance l’hégémonie croissante de l’anglais et même l’imaginaire des langues amérindiennes) qui reconfigure les langues sans les laisser indemnes. Ici, c’est le contact avec l’Autre qui est à l’origine de la crise, et la littérature s’en nourrit pour inventer une solution créative dans une configuration linguistique qui ne copie pas le réel mais permet de le réinventer.

- La crise environnementale qui bouleverse nos écosystèmes et invite à une remise en question de nos modes de vie a donné lieu à une réponse littéraire (autre exemple) collective dans un recueil brésilien nommé Solarpunk: Histórias ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável, en donnant naissance à un nouveau genre censé penser l’articulation entre le développement technologique, la préservation de l’environnement et la justice sociale.

- En arrière-plan, l’irruption des technologies d’intelligence artificielle – agents conversationnels, générateurs de texte, systèmes d’aide à la décision – vient réactiver de manière souterraine ces problématiques. Sans être l’objet central de notre réflexion, l’IA constitue une toile de fond culturelle et cognitive qui influence nos rapports à l’auteur, à la langue, à la création. Elle invite à reconsidérer la place de l’humain dans les processus d’énonciation, de narration et d’interprétation. 

À l’aune de ces exemples, la notion d’inventio redevient centrale : non pas comme simple invention formelle, mais comme acte de découverte, d’élaboration dans et par le langage, à la croisée d’univers en tension. L’inventio devient alors aussi un geste politique, capable de redéfinir les frontières du pensable, du dicible, du représentable – autrement dit, un outil critique dans un monde saturé de récits normatifs, idéologiques ou technologiques.

C’est enfin l’analyse comparatiste en elle-même qui peut nous aider à comprendre les enjeux des imbrications entre crise et créativité. On trouve en effet, du fait de la réflexivité de la discipline sur ses méthodes, l’idée d’une crise permanente de la littérature comparée. Parce qu’elle est interprétative et qu’elle prend pour point de départ des présupposés, elle répercute des conflits idéologiques et décline des rapports de forces entre aires culturelles. La comparaison, envisagée comme un outil heuristique, nécessite ainsi, selon Fr. Lavocat, une conversion du regard interprétatif, une « opération herméneutique de défamiliarisation ».

Ainsi le séminaire des doctorants du CERC interrogera en 2025-2026 les notions de crise(s) et créativité, dans leurs différentes acceptions. Il s’agit de se demander dans quelle mesure la créativité est une cause ou une réponse apportée aux différentes crises, qu’elles soient politiques, sociales, linguistiques ou environnementales, à l’échelle de l’individu ou de la société, pour les penser, les contenir ou les dépasser. Le séminaire propose d’articuler ces deux notions pour étudier comment les ruptures en littérature s’adossent à un imaginaire de la crise qui s’exprime aux plans thématique, poétique et linguistique dans des œuvres. L’ouverture géographique et culturelle est fondamentale afin d’interroger les relations entre les deux termes. La comparaison avec d’autres formes d’arts et médias est également bienvenue. 

 Axes possibles de réflexion :

●      Les imaginaires face aux changements et aux bouleversements 

●      L’expérimentation, l’alternative et la résistance en contexte critique

●      L’expérience individuelle, sensible et esthétique de la crise

●      Créativité linguistique et poétique en période de rupture

●      Technologies de l’imaginaire : les écritures génératives comme symptôme ou outil

●      Le comparatisme en régime de crise

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Modalité de soumission 

Les propositions de communication de doctorant·es ou de jeunes docteurs, en français ou en anglais, doivent comporter un titre, un résumé de 250 à 300 mots maximum Elles doivent être envoyées avant le 26 septembre 2024 à l’adresse suivante :  doctorant.e.s.cerc@gmail.com. Le document doit être intitulé de la façon suivante : NOM_TITRE.docx.

Toutes les séances auront lieu en présentiel avec une retransmission à distance et seront ouvertes au public. Les communications pourront faire l’objet d’une publication dans la revue électronique de littérature générale et comparée TRANS-, labélisée Presses de la Sorbonne Nouvelle (PSN), après relecture.

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Comité d’organisation

Pierre-Alain Bourgoin

Louison Jouin

Jérôme Lucereau 

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Bibliographie indicative

Aarseth, Espen. Cybertext: perspectives on ergodic literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997. 

Besson, Anne. Les pouvoirs de l'enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Paris, Vendémiaire, 2021.

Butler, Judith. Trouble dans le genre: le féminisme et la subversion de l’identité [1990], trad. Cynthia Kraus, Paris, la Découverte, coll. « La Découverte-poche », 2006.

Compagnon, Antoine. Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, Paris, 1998.

Erres, Jean-François. Écritures de la crise : formes littéraires et expériences du désastre. Hermann, Paris, 2015.

Girard, René. La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

Goyet, Florence, Penser sans concepts : fonction de l'épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, 2006. 

Grutman, Rainier, Des langues qui résonnent: hétérolinguisme et lettres québécoises, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèques francophones », n°1, 2019.

Hazard, Paul, La crise de la conscience européenne, Paris, Gallimard, 1961.

Lavocat, Françoise, « Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation », dans vox-poetica [en ligne], 2012.

Lodi-Ribeiro, Gerson (dir.) Solarpunk: Histórias ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável. Editora Draco, 2012. 

Murray, Janet. Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace. MIT Press, 1997.

Said, Edward W. Culture et impérialisme, Fayard, Paris, 2000.

Samoyault, Tiphaine. Traduction et violence, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2020.

Saussy, Haun. Comparative Literature in an Age of Globalization. Johns Hopkins UP, 2006.

Sebald, Winfried G. De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Paris, Actes Sud, coll. Babel, 2014.

Vaillant, Alain, La crise de la littérature : romantisme et modernité, Grenoble, ELLUG, coll. « Bibliothèque stendhalienne et romantique », 2005.

Wittig, Monique. Les Guérillères, Paris, Les Éditions de Minuit 1969.