Essai
Nouvelle parution
M. Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique

M. Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique

Publié le par Marielle Macé

Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuit, collection Essais, 2008, 450 p.

EAN : 9782842059927

22 €


Présentation de l'éditeur :

Qui a jamais persuadé son prochain à force d'arguments ? Au cours d'une vie, rares sont les moments où l'on se laisse convaincre et où l'on parvient à emporter l'adhésion de notre interlocuteur, préalablement attaché à une opinion autre que la nôtre.
La rhétorique, traditionnellement définie comme l'art de persuader par le discours, se révèle être une science qui ne remplit pas l'objectif qu'elle se donne. Les hommes argumentent constamment, et en toute circonstance, mais à l'évidence ils se persuadent assez peu mutuellement. Du débat politique à la querelle de ménage, de la dispute amicale à la polémique philosophique, c'est l'expérience constante que l'on en a.
Peut-être, du temps d'Aristote et des sophistes, le rhéteur persuadait-il ses concitoyens à coups de sorites, d'enthymèmes et d'épichérèmes ? Il semblerait qu'aujourd'hui cela ne marche plus. Qu'en est-il d'une science, la rhétorique, aussi faillible ? Pourquoi, se persuadant rarement, les hommes persévèrent-ils à argumenter ? Ils persistent à soutenir des controverses interminables, faites d'échecs répétés.
Pourquoi ces échecs ? Qu'est-ce qui ne va pas dans le raisonnement mis en discours ? Pourquoi lorsque l'on argumente le message passe-t-il si mal ? Dans cet essai original et ambitieux, Marc Angenot nous propose d'explorer l'univers de la mécompréhension, d'en analyser les mécanismes, de répertorier les formes du raisonnement logique et celles des errements illogiques. Il éclaire des cas illustres ou méconnus de dialogues de sourds qui marquèrent l'histoire de la philosophie et celle des débats publics.
Il en vient ainsi à poser la question de l'universalité de la raison raisonnante et à réexaminer les théories admises sur le sujet.

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Dans Le Monde des livres du 10/7/8, on pouvait lire cet entretien avec M. Angenot:


"Marc Angenot : "Ecouter les obsessions d'une société"

L'histoire de MarcAngenot commence par un exil. En 1967, âgé de 26 ans, le jeunedoctorant belge n'avait pour perspective que d'enseigner en lycée dansles Ardennes et d'attendre dix ans un poste de maître de conférences –ou alors de partir. "Trois offres étaient affichées dans les couloirs de l'Université de Bruxelles, raconte-t-il. Unposte à Lubumbashi, la deuxième ville du Congo-Zaïre, un autre à Oran.Le troisième était un poste de professeur adjoint à l'universitéMcGill, à Montréal". Un contrat de trois ans renouvelable… Sarévolution, Marc Angenot l'a donc faite en partant à McGill, où ilenseigne depuis lors. "Bien sûr, à Montréal, je suis psychologiquement et intellectuellement à 5000 km",reconnaît-il. On déplore souvent le peu de cas que la métropole accordeaux écrivains francophones : Marc Angenot appartient, lui, à une autrefrancophonie, celle des intellectuels dont la pensée ne nous parvientque de façon fragmentaire.

 

Ce que ce spécialistede la manipulation verbale et des mauvais usages de la rhétoriqueapporte au débat ? Peut-être moins des théories ou des concepts qu'unevertu en matière de recherche : la boulimie. Car Angenot a pourprincipe d'épuiser les objets qu'il s'approprie. A ses yeux, ni leshistoriens ("que cela ennuie") ni les littéraires ("qui ont mieux à faire")ne prennent plus le temps de parcourir systématiquement leurs domainesde recherche : ils s'en tiennent aux oeuvres les plus représentatives.Aussi, des genres comme le pamphlet, le libelle ou la satire, trop liésà un contexte historique et idéologique précis, sombrent-ils très vitedans l'oubli.

 

Qui s'était préoccupé d'oeuvres aussi importantes enleur temps que les brûlots d'Henri Rochefort, d'Edouard Drumont, deLéon Bloy, d'Emmanuel Berl, des surréalistes et de tous leurssuccesseurs, avant qu'Angenot ne s'en saisisse ? De la lecture decentaines d'ouvrages, revues et autres feuilles vouées à la polémique,est ainsi née La Parole pamphlétaire (Payot, 1982) : dans cette synthèse de référence couvrant cent ans de pamphlets (mai 1868-mai 1968), la "littérature de combat", grande tradition nationale, déployait ses puissants arguments.

Plusradicale encore est la suite qu'Angenot a donnée à son travail : à uneapproche rhétorique classique, il a substitué une étude de la paroletelle qu'elle circule dans un espace social et à un moment del'histoire donnés. Ainsi est-il devenu l'un des principaux théoriciensdu "discours"  : "Je me suis posé une question évidente  : peut-on tirer quelque chose de ce qu'une société se dit à elle-même ?",explique-t-il. L'année 1889 s'impose alors à lui : près de 5000ouvrages et 900 périodiques paraissent au moment où surviennentl'apogée et la chute du général Boulanger, les prodromes du scandale dePanama, l'Exposition universelle ou la victoire des républicains auxlégislatives. "Je me suis enfermé huit ans à la BN afin d'y liretoutes sortes de journaux, de romans populaires ou de publications quegénéralement personne ne demande. Une bibliothécaire, énervée, m'ademandé si je faisais une thèse", se souvient-il. Lire "lumière rasante",sans présupposés ni préjugés, a permis à Angenot de repérer des effetsde récurrence inattendus : le même jour, au hasard de ses lectures,notre chercheur borgésien découvrait ainsi, dans La Fin d'un mondede l'antisémite Drumont (obsédé par la décadence de la France dont lesjuifs, peuple nomade, étaient à ses yeux les grands responsables), quela tour Eiffel, production industrielle sans racines culturelles,remplacerait Notre-Dame ; puis, dans une revue de gastronomie, que lamargarine remplacerait le beurre ; et enfin, dans une revue littéraire,que le vers libre remplacerait la versification classique... A la foisdiffus et omniprésent, un tel schéma de pensée rendait prévisible cequi était "dicible", "narrable" et pensable dans uncertain état de la société française. En 1889, des fétiches (la Patrieou la Science), des tabous (le sexe), des obsessions (les juifs)cristallisaient les discours des groupes sociaux autour de motifsrécurrents. "Difficile de trouver quelque chose qui échappait alorsà ce discours hégémonique : seules les revues anar faisaient vraimentcoupure à l'époque – on tentait d'y penser autrement", note Angenot.

Le livre qui est issu de cette recherche, 1889 : un état du discours social (Préambule, 1989) représente-t-il pour autant une nouvelle "archéologie des discours" façon Foucault ? "Foucaultest l'un des auteurs que j'ai le plus lu, avec admiration et agacement,répond Angenot. Mais je n'entends pas élaborer une épistémologie;j'essaie, plus concrètement, d'écouter avec attention les obsessionsd'une société." Là où l'auteur de l'Histoire de la sexualité réduit le discours sur la sexualité au XIXe siècle à une fabrique de monstres (l'adolescent masturbateur ou l'hystérique), Angenot montre, dans Le Cru et le Faisandé(Labor, 1986) que c'est la prostituée qui fascinait alors sescontemporains, du prêtre jusqu'à l'artiste en passant par le policier,le médecin ou le simple particulier – les spécialistes de Zola ensavent quelque chose. Le problème est donc moins de repérer descontraintes disciplinaires que d'être attentif au sens commun, telqu'il s'énonce dans les journaux, les ouvrages savants ou les romans.Et sur ce point, Angenot est intarissable : "Une jeune femme heureusement mariée depuis trois semaines monte dans un fiacre et se tire une balle." Pourquoi le journal Le Matin rapporte-t-il ce fait divers sans autre forme d'explication? Comprenne qui pourra, de même, cette petite phrase allusive : "Clientèle équivoque de certains bains de vapeur."Mieux que toute méthodologie, rester à la surface de cette masse dediscours est le meilleur moyen d'entendre enfin les hantises d'unesociété.

Pas plus que l'établissement de partages disciplinairesne dispense de prêter attention à la pluralité des discours sociaux,l'identification par Albert Hirschman des figures de la"rhétoriqueréactionnaire", dans un livre célèbre, ne rend bien compte du caractèreprofondément historique de nos modes d'argumentation. Contre Aristote,Marc Angenot choisit le camp de Protagoras et rappelle que,contrairement à ce que les traités de rhétorique répètent depuis dessiècles, les hommes n'échangent pas pour se persuader les uns lesautres : l'observation empirique de quelques textes privilégiés (lesinnombrables traités saint-simoniens, proudhoniens ou autres utopistesviolemment antisocialistes) montre que l'on argumente à la fois pour sejustifier et se situer dans un espace polémique : nous ne prétendonsconvaincre que par feinte ou par convention.

Angenot fait de nos "dialogues de sourds"son véritable objet d'étude. Fâcheux projet à une époque qui ne rêveque d'efficacité et de transparence… Les grandes synthèses de cechercheur dérangent le mythe contemporain de la communication. Entregrandes espérances et illusions perdues, Marc Angenot brasse lesdiscours et fait entendre l'écho d'une question qui sera le titre deson prochain livre : "En quoi sommes-nous encore pieux ?"