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Le Siècle d’Or et la culture pop (revue Crisol)

Le Siècle d’Or et la culture pop (revue Crisol)

Appel à contributions — Numéro de la revue Crisol (premier semestre 2022)

Le Siècle d’Or et la culture pop

Lorsque Terry Gilliam se propose d’adapter sur grand écran le chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès (The Man Who Killed Don Quixote, 2018), il ne sait pas qu’il se lance dans un périple de plus de deux décennies, fait de revers et de déconvenues à la chaîne (problèmes de financement chroniques, conflits avec les producteurs, acteurs empêchés de jouer et jusqu’aux inclémences du ciel qui perturbèrent le tournage), un périple mouvementé qui reproduit en quelque sorte celui du héros cervantin qui en est à l’origine . Cette genèse tourmentée, à laquelle l’intrigue du film finalement achevé ne manque pas de faire référence, serait-elle une métaphore de la relation volontiers tumultueuse qu’il peut y avoir entre Siècle d’Or — convoqué à travers son personnage le plus iconique, Don Quichotte — et culture pop ?

Le Siècle d’Or ne se cantonne pas, loin s’en faut, aux pages des manuels scolaires et n’est pas l’apanage des universitaires et des concours de recrutement. C’est son existence hors des murs de l’université et des institutions qui le font vivre habituellement et l’ont élevé au rang de Siècle d’Or précisément qui nous intéresse ; une existence parallèle, voire alternative, qui n’a souvent que faire du prestige qui l’entoure (quoiqu’il l’exploite de bonne grâce) et des instances qui l’ont pour ainsi dire canonisé, et qui dépoussière, osons le mot, une culture que d’aucuns jugeront lointaine et scolaire ; une existence qui bat en brèche l’habituel cloisonnement entre haute culture et culture populaire. Ce n’est donc pas la culture pop, que l’on définit d’ordinaire, en effet, par opposition à la haute culture (ce serait la définition la plus simple, une définition par la négative), qui nous occupe pour elle seule, mais bel et bien la façon dont elle s’approprie une culture vieille de plusieurs siècles, et ce qui en résulte.

On entendra par culture pop la culture de tous les jours[1], la culture de masse, qui touche un vaste public, non pas de façon incidente, mais par vocation et à dessein. Et au-delà du caractère massif qui est le sien et des critères proprement quantitatifs (nombre de ventes, de likes, de reproductions)[2], c’est le geste de l’appropriation qui se trouve au cœur de la culture pop[3], et, pour notre propos, l’appropriation de certains personnages et de ses avatars, d’un univers fictionnel qui appartiennent à la culture du Siècle d’Or —  entendu dans ses bornes chronologiques larges et dans son versant essentiellement littéraire comme la période qui va de la fin du règne des Rois Catholiques jusqu’à la fin du règne des Habsbourg, et, s’il faut donner des repères, de la parution de La Celestina (1499) jusqu’à la mort de Calderón (1681). Appropriation créatrice de la part de ceux qui en font quelque chose (d’autre) et appropriation au carré de la part du public qui consomme ces produits du Siècle d’Or passés à la moulinette pop.

Ce numéro de Crisol, prévu pour le premier semestre de 2022, a donc pour objet la culture pop et le Siècle d’Or, deux concepts qui ne constituent pas un couple si antinomique que l’on pourrait d’abord le croire. Ce n’est ni une entreprise de réhabilitation de la culture pop que la nôtre, ni un examen des mérites comparés des manifestations culturelles populaires et des manifestations littéraires consacrées. Ce qui motive ce numéro, c’est la volonté d’étudier, sans préjugés ni condamnations esthétiques aprioristiques, dans une perspective fondamentalement transmédiatique, ces manifestations culturelles populaires bigarrées qui s’emparent des œuvres littéraires du Siècle d’Or pour en faire autre chose : les faire connaître, les vulgariser, s’en moquer, leur rendre hommage, les amplifier, développer les mille possibilités qu’offre leur univers fictionnel, concrétiser leurs virtualités, les exploiter à des fins publicitaires ou récréatives, étant entendu que les motivations ne s’excluent pas les unes les autres. Nous nous intéressons également aux objets culturels qui recréent l’Espagne des XVIe-XVIIe siècles et nous plongent dans l’ambiance de cette époque : depuis les romans historiques superventas d’Ildefonso Falcones, de Matilde Asensi et d’Arturo et Carlota Pérez-Reverte, par exemple, et, puisque nous adoptons une conception large de ce qu’est la culture pop, qui inclut le versant proprement ludique, jusqu’aux jeux vidéo (Hidalgus, 2013, dans lequel les joueurs peuvent découvrir quinze scènes différentes, des corrales de comedia aux geôles du Siècle d’Or) et aux jeux de société (Lances, juego de roles del Siglo de oro, Nosolorol, 1999, qui nous entraîne dans l’Espagne du XVIIe siècle et transforme chaque partie en une représentation théâtrale ; El soneto, Ludonova, 2016, dans lequel les joueurs participent à un concours poétique organisé par Lope de Vega en personne).

La grande diversité, pour ne pas dire la dissimilitude, des objets culturels que l’on accueillera dans ce volume et certains rapprochements que certains jugeront acrobatiques, trouvent leur cohérence dans le fait que ce sont les rives du Siècle d’Or qui sont abordées, sous le prisme de la fiction (que ce soient des œuvres littéraires classiques que l’on détourne ou des objets pop de fiction), et dans la diffusion potentiellement massive qui est la leur. La culture pop se définit moins par les caractéristiques propres de ses manifestations, en effet, que par ses canaux de production, de diffusion et de réception, par l’ampleur du public qu’elle peut atteindre. C’est donc une réflexion sur ce qu’est la culture pop à laquelle nous invitons les contributeurs de ce volume, et sur les opérations que ce passage d’une œuvre de la culture consacrée à la culture pop suppose. Ce champ d’étude, d’actualité si l’en est, à l’heure où les séries s’attaquent à certains personnages[4] de l’imaginaire collectif de cette époque (Águila roja, TVE, 2009 ; Isabel, TVE, 2012 ; El Ministerio del tiempo, TVE, 2015 ; Carlos, rey emperador, TVE, 2015) et les fandoms sont plus actifs que jamais sur internet, n’a été que peu exploré pour ce qui est des revisitations et de l’exploitation du Siècle d’Or. Il est vrai que la culture pop s’incarne essentiellement dans des figures pop de naissance, des figures fictionnelles actuelles destinées, d’emblée, à toucher un large public, et appartenant aux genres qui se vendent le mieux (la veine policière, par exemple). Et pourtant, n’y a-t-il pas une mode du Siècle d’Or ? Le revival du Siècle d’Or, s’il a lieu, ne viendra-t-il pas justement de la culture pop, à une époque où il a moins le vent en poupe, semble-t-il, à l’université ?

Au-delà de la dimension proprement hypertextuelle et transfictionnelle de la réappropriation sur laquelle nous nous penchons, et les réflexions de nature forcément intermédiale que suppose le passage d’un média (texte littéraire) à l’autre (cinéma ; jeux vidéo ; tuiteratura ; musique, depuis l’album La leyenda de la Mancha du groupe Mägo de Oz, une chanson de Lhasa, intitulée La Celestina, jusqu’aux clips musicaux parodiques de certains youtuber), ce sont les opérations qui président au passage d’un texte littéraire consacré à son existence populaire qui nous interrogent : l’adaptation, l’adultération, la profanation diront certains, la simplification que l’on postule à l’arrière-plan (a-t-on raison de la postuler ?), l’acclimatation aux coordonnées de l’époque qui est la nôtre, et le décalage entre la contemporanéité de ces manifestations culturelles et l’époque des objets qu’elles convoquent. Ce sont donc moins les transformations que subit tel élément de l’univers fictionnel classique auquel on puise qui attirent notre attention, que les stratégies des auteurs (entendus au sens large) pour créer des œuvres attractives, pour rendre accessible le Siècle d’Or, à supposer qu’il ne le soit pas sans ce truchement, pour s’assurer un succès commercial, sinon un succès d’estime ; autrement dit, les transformations qui visent à actualiser le Siècle d’Or, qui le font vivre, en même temps qu’elles le dénaturent, ou, pour le dire mieux, qui le font vivre précisément parce qu’elles le dénaturent, l’adaptent et le re-sémantisent. Ces produits culturels qui se saisissent du Siècle d’Or et en font un élément de distinction pourraient-ils s’apparenter à des produits d’appel à même de donner envie au grand public de s’y intéresser, de le (re)découvrir et de revenir à la source ?  

Nous ne perdrons pas de vue qu’il est moins question de la migration d’un texte dans un autre texte ou sur un autre support, et des liens qui se tissent entre les deux, que de la réception au long cours. Notre intérêt se porte aussi bien sur les adaptations filmiques, les adaptations sous forme de bandes dessinées, de romans graphiques, d’albums destinés à la jeunesse, qui agrègent l’image au texte d’origine, que sur les réécritures qui s’affranchissent de celui-ci, investissent un univers fictionnel, l’image d’un personnage, pour ce qu’il représente, les valeurs dont il est porteur (les crossovers inattendus dans lesquels se lancent certains admirateurs, les fanarts). Les objets, qui, sans ressortir à la littérature, jouent avec elle, l’utilisent à des fins humoristiques ou promotionnelles, comme prétexte aussi (on pense aux mèmes ou aux usages mercantiles), retiendront également notre attention.

Quels sont les pans de la culture du Siècle d’Or que la culture pop investit volontiers, et pourquoi ? Y a-t-il à ce titre un Siècle d’Or pop ? Qu’est-ce qui différencie la culture pop de la culture dite populaire, souvent jugée sous un jour favorable ? S’il est vrai que l’on définit communément ce qui est populaire par son contraire, c’est-à-dire ce qui appartient en propre à une culture élitiste, d’intellectuels ou d’initiés, ou à une contre-culture, l’appropriation tous azimuts par un large public de certains motifs, de certains mythèmes de la culture du Siècle d’Or, « qui deviennent ainsi de véritables électrons de sens, libres de survivre pour eux-mêmes ou d’entrer dans de nouvelles combinaisons, de nouveaux récits »[5], ne met-elle pas évidence les limites d’une telle distinction ? Certaines intrigues chevaleresques, picaresques ou quichottesques, au succès résonnant en leur temps, ne sont-elles pas intrinsèquement populaires et, par là même, plus susceptibles que d’autres d’être concernées ? Cette appropriation dont nous avons parlé va-t-elle nécessairement de pair avec un aplatissement des enjeux des textes ainsi pris pour cible ? Ces œuvres qui réélaborent des classiques de la littérature, et sur lesquelles pèse donc un horizon d’attente particulièrement aiguisé, mettent-elles nécessairement en scène un retour réflexif sur leur propre pratique, comme chez Terry Gilliam ? Le Siècle d’Or peut-il être un produit culturel de consommation comme les autres ? Géographiquement et historiquement circonscrit, le Siècle d’Or peut-il véritablement accéder au rang d’objet pop ?

Voici quelques questions, qui ne forment pas une liste exhaustive, susceptibles de guider la réflexion dans ce volume, qui sera le réceptacle d’études et d’objets d’études qui se trouvent habituellement éparpillés en divers endroits et limités au champ disciplinaire qui est le leur.

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Les propositions d’articles (entre 200 et 300 mots), assorties d’une présentation bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 30 juin 2021 à l’adresse suivante : fx.guerry@hotmail.fr.

Les contributions pourront être écrites en français et en espagnol.

Les auteurs des propositions retenues seront prévenus avant le 31 août 2021.

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Bibliographie indicative

Almarcha Núñez-Herrador, Esther et alii, Don Quijote en los tebeos, Ciudad Real, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Castilla-La-Mancha, 2006.

Benito, Carlos, « Quevedo y Góngora siguen peleándose en las redes », El diario vasco, 5/5/2020.

Camuñas-García, Daniel et alii, « La imagen de la Edad Moderna a través de los videojuegos de temática histórica », La Historia Moderna en la Enseñanza Secundaria, Francisco García Gozález et alii (dir.), 2020, p. 737-752.

Cano Figueroa, Cinta, « El Quijote y la publicidad : una aproximación turística diferente », Cauce, 38, 2015, p. 53-70.

Caracteres: estudios culturales y críticos de la esfera digital, 4/1, 2015. Monográfico: Quijotes de los bytes

Centro Virtual Cervantes, « El Quijote en el lenguaje comercial y en la publicidad » Exposición virtual, la Sala VI del Museo Virtual de Arte Publicitario. Disponible en http://goo.gl/MmmKXg

Colón Hernández, Cecilia, « La leyenda de la Mancha. Que trata de lo que pasó a un grupo de músicos que descubrió la novela del Quijote a casi 400 años de su publicación », 2005. En ligne : http://zaloamati.azc.uam.mx/handle/11191/2210

Escribano Hernández, Asunción, « Usos de la literatura en la publicidad », Pensar la Publicidad, IV/2, 2010, p. 141-168.

España Arjona, Manuel, La recepción de la narrativa picaresca en la serie televisiva El Pícaro (Fernando Fernán-Gómez, 1974), Santiago de Compostela, Andavira, 2017. Et nous renvoyons à une série d’articles notamment relatifs aux adaptations télévisuelles d’œuvres littéraires du Siècle d’Or

François, Jéronime, La Celestina, un mito literario contemporáneo, Madrid-Frankfurt, Iberoamericana Vervuert, 2020.

García Jambrina, Luis, « En busca del personaje reubicado : Celestina y Lazarillo en mis novelas », El personaje transficcional en el mundo hispánico, Jéronime François et Álvaro Ceballos Viros (éd.), Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018, p. 37-49.

Gil González, Antonio, + Narrativa(s). Intermediaciones novela, cine, comic y videojuegos en el ámbito hispánico, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2013.

González Galilea, Jaime, série d’articles « Memes de la Literatura Española », Hypérbole (intersecciones creativas). En ligne : https://hyperbole.es/author/jaimegonzalezg/  

López López, Yolanda, Dirección artística y referentes pictórico en el cine español: la recreación del Siglo de Oro en el cine español de las dos últimas décadas (1991-2013), thèse doctorale, sous la direction d’Ángel Luis Hueso Montón, Universidad de Santiago de Compostela, 2015.

—, El Siglo de Oro en el cine y la ficción televisiva. Dirección artística, referentes culturales y reconstrucción histórica, Madrid, ACCI, 2017.

Lolo Herranz, Begoña (éd.), Visiones del Quijote en la música del siglo XX, Madrid, Ministerio de Ciencia e Innovación, 2010. En particulier, la section « Música popular: nuevos espacios de creación para El Quijote ».

López Navia, Santiago, « La presencia del Quijote en la música popular española: una breve panorámica », Astrana Marín, Cervantes y Shakespeare, Juan Manuel Millán Martínez et Carlos Julián Martínez Soria (éd.), Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 2018.

—, « La presencia del Quijote en las recreaciones de Cervantes como personaje de ficción en la narrativa española en torno al IV centenario (2014-2016 », Los trabajos de Cervantes: XII Coloquio Internacional de la Asociación de Cervantistas, Rafael González Cañal et Almudena García González (éd.), Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 2019, p. 177-191.

Mata Moncho Aguirre, Juan de, Las adaptaciones de obras del teatro español en el cine y el influjo de éste en los dramaturgos, thèse doctorale, Universidad de Alicante, 2000.

 

 

[1] On renvoie à l’ouvrage de Shirley Fedorak, Pop Culture: The Culture of Everyday Life, Toronto, University of Toronto Press, 2009.

[2] La culture médiatique se caractérise par « l’effervescence quantitative des productions transfictionnelles » (Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 374).

[3] C’est d’ailleurs ce qui la différencie, nous dit Richard Mèmeteau, de la contre-culture, hostile à toute réappropriation ou récupération : « Les idées d’authenticité et de nouveauté définissent profondément la contre-culture et son paradigme moderniste. Au contraire, la pop culture est située par beaucoup du côté du postmodernisme, de la parodie et du collage » (Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités, Paris, La Découverte, 2019 [2014], p. 17. Voir également p. 290-291).

[4] Rappelons que « le pop comme le camp ne jure que par le personnage » (ibid., p. 64). Antonio Gramsci met en exergue le primat du personnage dans la culture populaire : « Une des attitudes les plus caractéristiques du public populaire envers sa littérature est la suivante : le nom et la personnalité de l’auteur n’ont pas d’importance, c’est le protagoniste qui compte. Les héros de la culture populaire, une fois entrés dans la sphère de la vie intellectuelle populaire, se détachent de leur origine “littéraire” et acquièrent la validité du personnage historique » (cité par Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 376).

[5] Jean-Jacques Wunenburger, « Création artistique et mythique », Questions de mythocritiques. Dictionnaire, Imago, 2005, p. 78.