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Le commerce des lettres. Configurations et enjeux de l’épistolarité dans À la recherche du temps perdu (Revue d’études proustiennes, n. 14, 2021-2)

Le commerce des lettres. Configurations et enjeux de l’épistolarité dans À la recherche du temps perdu (Revue d’études proustiennes, n. 14, 2021-2)

Publié le par Vincent Ferré (Source : ilaria vidotto)

Le commerce des lettres.

Configurations et enjeux de l’épistolarité dans À la recherche du temps perdu.

Revue d’études proustiennes, n. 14, 2021-2

 

« Quand je pense à toutes les lettres qu’il va falloir écrire, moi qui n’ai pas de temps pour mon livre ! », aurait déclaré Proust à Céleste Albaret, laquelle connaissait pourtant trop son maître pour le prendre à la lettre, et pour voir dans ces doléances à l’égard d’une correspondance chronophage autre chose qu’une « façon de parler »[1]. Au lieu de se concurrencer, comme le suggère aussi le narrateur du Temps retrouvé[2], les devoirs de l’épistolier et les devoirs du créateur coexistent, de manière somme toute a-conflictuelle, dans la vie de Marcel Proust (on en veut pour preuve le flux ininterrompu de la Correspondance et, d’autre part, les milliers de pages du roman), voire s’articulent dans un échange fécond. Proust sait bien que les heures passées à écrire des lettres ne relèvent nullement du « temps perdu » : non seulement la correspondance constitue pour l’écrivain une sorte de laboratoire où l’on voit surgir, de façon plus ou moins délibérée, des points d’esthétique ou des embryons romanesques[3] ; plus encore, ces lettres omniprésentes dans le quotidien du romancier cloîtré, représentant pour lui tant un moyen de communication qu’une garantie de présence (fantomatique) au monde et dans le monde, donnent à voir l’une de ces zones d’intersection où la vie et la littérature se con-fondent. Les missives, télégrammes, pneus ou cartes postales transitent en effet par la chambre du malade aussi fébrilement qu’elles circulent entre les pages de son œuvre.

Le tissu diégétique de la Recherche se double et se nourrit d’une trame épistolaire extraordinairement dense. Aussi bien le héros que les autres personnages nous sont souvent montrés en train d’écrire, d’envoyer, de lire ou d’imaginer un nombre remarquable de lettres, de mots, de billets (doux ou amers) qui s’entrelacent au fil de la narration et dont il serait tentant d’envisager une typologie d’ordre thématique ou formel. Suivant la première approche, on pourrait distinguer la lettre d’amour – fort atypique – que pratiquent les différents couples du roman (le héros et Gilberte/Albertine, Saint-Loup et Rachel, Swann et Odette, mais également la lettre sans espoir que la princesse de Guermantes écrit à son beau-frère Charlus), et qui trouve son pendant dans la lettre de (vraie ou fausse) rupture ; viendraient ensuite la lettre mondaine, les lettres diplomatiques de l’infatigable Norpois, la lettre de séduction (on pense aux missives colériques et passionnelles de Charlus), la lettre de condoléance, ou encore la lettre « ludique », telle l’épître agrémentée de citations littéraires et truffée de fautes de grammaire du valet Joseph Périgot. D’un point de vue formel, il est aisé de remarquer que les lettres de la Recherche ne bénéficient pas toutes du même degré de visibilité : si maintes d’entre elles sont simplement évoquées dans leur statut d’objet, sans référence au contenu, d’autres se trouvent en revanche enchâssées dans la fiction, selon des configurations que l’on pourrait rapprocher des modalités de représentation du discours autre : leur texte est donné à lire tantôt sous une forme narrativisée, tantôt rapporté au mode indirect, tantôt enfin cité littéralement.

Bien que la critique n’ait pas manqué de relever l’importance et la richesse de l’épistolarité fictive dans le roman proustien, il s’est agi jusqu’à présent d’incursions ponctuelles[4] au sein d’une galaxie qui, dans son ensemble, reste encore à explorer. Pour sa seconde livraison de 2021, la Revue d’études proustiennes souhaite ainsi proposer à ses contributeurs une réflexion de plus ample envergure autour du dispositif épistolaire à l’œuvre dans la Recherche, dans le but d’en répertorier les configurations, les enjeux et les multiples facettes. Les contributions pourraient s’inscrire dans l’un des quatre axes suivants :

- axe poétique : l’enchâssement des lettres dans le roman se prête à être abordé sous plusieurs angles. La lettre met au jour une dialectique de l’écriture et de la lecture qui a son pivot dans le personnage du héros-narrateur, tour à tour expéditeur, destinataire, récepteur direct ou indirect de missives inévitablement soumises à son déchiffrement. On pourrait ainsi s’interroger sur la façon dont la fiction met en scène un ou plusieurs « script(s) » de la lettre, aussi bien au niveau de son élaboration que de sa réception, et comment ceux-ci interagissent avec le modèle de la communication épistolaire, mêlant présence et absence, réalité et virtualité, proximité et éloignement. Toujours dans cette perspective, on pourrait en outre s’intéresser au rôle des lettres en tant qu’artifice de composition et moteur du romanesque : comment la lettre fait-elle surgir l’événement au sein de la narration « dogmatique » de la Recherche, dans quelle mesure contribue-t-elle à l’élargissement des possibles du roman, ou encore se voit-elle au centre d’une dynamique imaginative et créative dont elle est à la fois l’objet et le catalyseur ?

- Axe stylistique / énonciatif : que ce soit en se penchant sur une lettre en particulier, ou bien en choisissant une perspective surplombante, cet angle d’attaque invite à examiner les dispositifs rhétorico-stylistiques, pragmatiques et énonciatifs que Proust mobilise dans le cadre des fragments épistolaires rapportés de façon intégrale ou partielle. On pourrait réfléchir, entre autres, à la valeur des lettres en tant qu’élément de caractérisation langagière des personnages ou en tant qu’outil de représentation du discours autre ; en ce sens-là, la lettre représente un facteur de discontinuité énonciative et le lieu d’émergence d’une polyphonie qui, si elle vient interrompre la monodie du narrateur, s’avère néanmoins soumise à son contrôle, voire à ses manipulations.

- Axe génétique/correspondance : dans le sillage des études de Luc Fraisse, Françoise Leriche ou François Proulx, qui ont démêlé les liens, les brouillages et les transferts à l’œuvre entre la correspondance de Marcel Proust et le roman, on pourrait prolonger utilement la réflexion en se penchant sur les techniques d’interpolation et de greffage par lesquelles les lettres fictives trouvent leur place et leur configuration au fil de la rédaction. De même, l’analyse pourrait se concentrer sur les stratégies de camouflage et de transposition dont Proust se sert pour glisser dans la fiction des bribes de sa correspondance réelle, ainsi que l’illustre l’exemple célèbre de la transcription quasi littérale d’une lettre d’Alfred Agostinelli au sein de l’échange épistolaire entre le héros et Albertine dans Albertine disparue. Qui plus est, on pourrait se demander si la posture de Proust épistolier et sa pratique quotidienne des lettres se reflètent ou informent la mise en scène de l’épistolarité dans le roman.

- Axe intertextuel : le roman épistolaire, qui connut son apogée au XVIIIe siècle, ne semble guère attirer l’attention de Proust lecteur ou critique – et ce malgré la tentative ludique, qu’il entreprit dans sa jeunesse avec ses camarades du lycée Condorcet, d’en composer un. Néanmoins, Proust a certainement lu les grands modèles du genre (il cite notamment Les liaisons dangereuses dans un passage de La Prisonnière) et on sait la place de choix qu’occupe, dans la formation littéraire du futur écrivain, ainsi que dans la relation affective avec sa mère, le recueil épistolaire de Mme de Sévigné. Sans oublier que, depuis au moins La Princesse de Clèves, le dispositif de la lettre enchâssée constitue un ressort romanesque des plus éprouvés, mis régulièrement à contribution par les romanciers, surtout au XIXe siècle. Comment les lettres fictives et leur emploi dans la Recherche se situent-ils par rapport à cette double tradition ?   

À ces axes, non exhaustifs, pourront s’ajouter d’autres perspectives en relation avec la thématique générale du numéro et susceptibles d’enrichir les pistes de réflexion proposées.

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Modalités de participation et calendrier :

Les propositions de contribution sont à envoyer à ilaria.vidotto@unil.ch d’ici le 30 avril 2020.

Les propositions seront évaluées et leur acceptation notifiée courant mai 2020.

La remise des articles est fixée pour 1er novembre 2020. Les articles ne dépasseront pas les 40000 signes, notes et espaces comprises, et devront être accompagnés d’un résumé en français de 500 signes espaces comprises, a

Une feuille de style des éditions Classiques Garnier sera transmise aux contributeurs au moment de l’acceptation de la proposition.

Parution du numéro : automne 2021.

Informations et contacts : Ilaria Vidotto (ilaria.vidotto@unil.ch)

 

 

[1] Voir C. Albaret, Monsieur Proust, souvenirs recueillis par G. Belmond, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 245.

[2] « Pour la première fois, l’oubli des lettres à écrire etc. simplifiait un peu ma tâche. […] L’organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. » M. Proust, À la recherche du temps perdu, IV, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 618-619.

[3] Voir, entre autres, L. Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, Paris, SEDES, 1996 ; F. Leriche, « Écrire sous le regard d’autrui : la dimension génétique dialogale dans l’œuvre proustienne », dans F. Leriche, A. Pagès (dir.), Genèse et correspondances, Paris, Éditions des archives contemporaines/ITEM, 2012, p. 143-165.

[4] Voir par exemple A. Buisine, Proust et ses lettres, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983 ; E. Dezon Jones, « L’écrit et le lu : statut de l’épistolaire dans À la recherche du temps perdu », BIP, n° 17, 1986, p. 21-26 ; S. Chaudier, « De la lettre allusive à la lettre abusive : poétique de l’épistolarité dans À la recherche du temps perdu », Acta Univesitatis Lodziensis. Folia Litteraria Romanica, 1, 2000, p. 173-185 ; A. Watt, « “Une étroite section pratiquée à même l’inconnu”. Swann et la lettre pour Forcheville », BIP, n° 43, 2013, 133-138 ; E. Abbignente, « “Et quand vint l'heure du courrier” : l'attente amoureuse épistolaire dans la Recherche », BMP, n. 64, 2014, p. 13-22.