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Gérard Genette - 11 mai 2018

Gérard Genette - 11 mai 2018

Publié le par Bérenger Boulay

Pour saluer une bonne et dernière fois Gérard Genette - Antoine Perraud, Mediapart, 11 mai 2018

Gérard Genette est mort à 87 ans. Théoricien de la littérature, critique à l'œuvre magistrale (les différents tomes de Figures), il était devenu chroniqueur hors pair à partir de Bardadrac (2006). Il reçut Mediapart avec une ironie de métronome…

Décédé le 11 mai 2018, Gérard Genette était né le 7 juin 1930. Normalien, il fut rue d’Ulm le condisciple de Jacques Derrida, avec lequel il s’avéra l’un des derniers produits d’exportation français dans les universités nord-américaines – ô French Theory ! Ce théoricien et critique de la création comme de la réception littéraires surgit sur la scène universitaire et intellectuelle française avec Figures I, en 1966.

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"Gérard Genette, mort d'une figure de la littérature", par Philippe Lançon. Libération - 11 mai 2018

On a appris cet après-midi la mort du théoricien de la littérature et auteur des «Figures». Il avait 87 ans.

Ouvrons Postscript, son dernier livre, publié en 2016 : «Une amie philosophe nous l’assure : "Il n’y a pas de strapontins dans la société des esprits." Arrivé un peu tard à quelques concerts, je m’en suis souvent contenté, au risque de provoquer quelques "chut" indignés. J’essaierai de faire moins de bruit en sortant.» Gérard Genette, qui vient de mourir à 87 ans, avait plus qu’un strapontin dans le monde de la théorie littéraire, même si sa sortie, dans ce monde criard et moyennement réflexif, fera peu de bruit. Il avait en réalité un fauteuil : celui d’un créateur et d’un maître depuis la publication de ses premières études en 1959 (réunies dans Figures I). Sa rigueur, son style, son ironie, son travail sur la matière des textes, comme sur une trace pariétale, une peau de cuir vouée au palimpseste ou dans le filon d’une mine, mais avec toute la tenue, l’orgueil, la puissance et le raffinement quasi-précieux d’un noble du Grand Siècle, a influencé sous le nom de narratologie quelques générations d’étudiants, et donc de lecteurs et de professeurs, bien au-delà de sa propre matière littéraire (qu’il avait lui-même étendue au champ de l’art).

Il donnait des outils à ceux que la dilution plus ou moins forte des textes dans la biographie et l’histoire des idées ne pouvait satisfaire. Il les invitait à ne pas être paresseux face à ces textes, à entrer dedans comme à l’établi, en ouvriers apprentis de la langue. Il leur donnait les clous et le marteau de la théorie. Dans ces années 60 et 70, il leur indiquait finalement, avec quelques autres dont Roland Barthes, que l’analyse peut être, sinon une fiction, du moins une création. Dans sa chambre d’étudiant, après la guerre, il avait punaisé cette phrase de Marx : «Hegel conçoit le travail comme l’essence de l’homme, comme l’essence humaine en gestation.» Soixante ans plus tard, il ajoutait :«Je ne suis pas sûr d’avoir trouvé de meilleure définition de l’espèce humaine – ce qui n’oblige pas à en abuser.»

Un fauve

Comme souvent, devenu pape à la suite de Figures III, le plus technique de ses livres, publié en 1972, il avait moins de sérieux – ou plus de légèreté – que ses disciples. Il se souvenait ainsi de la consternation silencieuse d’une «personne narratologiquement correcte» à qui, écrit-il, «je parlais, au fil d’une conversation à bâtons très rompus, de Combray à propos d’Illiers et de Proust à propos de Marcel : j’étais bien le dernier dont elle aurait attendu des glissements aussi irresponsables, de l’auteur au narrateur, et de la fiction à la réalité. Il me semble pourtant que les principes de méthode (et autres) doivent être réservés à leur champ d’application spécifique, et négligés là où ils n’ont pas grand-chose à faire». Et il concluait : «La pire confusion est la confusion des ordres : Pascal n’a pas tort de railler les demi-habiles qui ne savent jamais oublier le peu qu’ils ont appris – et qui confondent tout ce qu’ils ignorent.» 

La bêtise, on l’aura compris, n’était pas plus son fort que celui du M. Teste de Paul Valéry ; mais l’affirmer aurait été une faute de goût. Lorsqu’on le rencontrait, c’était pourtant cela qui frappait : la sensation immédiate d’être en présence d’un fauve, presque d’une menace, silencieuse, soyeuse, griffue, sous le regard clair et la surveillance de cette intelligence quasi-parfaite, on dit quasi puisque le doute est dans la nature même du guet. Cette intelligence vous laissait venir et, soudain, une lueur passait dans le regard légèrement bridé et la bouche, s’ouvrant à peine, vous reprenait sur un mot déplacé, inutile, inapproprié. Le fauve avait tendu la patte et vous corrigeait. Il ne le faisait pas au nom d’une idée abstraite, mais par souci de précision et de clarté. De surcroît, il était drôle. Et l’entretien se finissait dans la convivialité, devant un whisky.

Travail, orgueil, plaisir et silence

A l’entrée «Concept», dans Bardadrac, le premier volume de son abécédaire intime (et pas seulement), il raconte comment, au lycée Lakanal de Sceaux, en 1948, dans sa cellule communiste d’étudiants khâgneux agglomérés par le professeur Jean-Toussaint Desanti, il vit entrer un garçon qu’il prenait pour un réac, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Celui-ci avait été converti au communisme par la lecture de la Phénoménologie de l’esprit : «Je savais déjà que les voies du Concept sont impénétrables, mais celle-là parvint à me sidérer, et j’avoue n’avoir jamais cherché à l’utiliser pour d’autres tentatives de recrutement – n’ayant pour ma part jamais réussi à suivre toutes les étapes de cette odyssée de la conscience.»

Il quittera le Parti communiste en 1956, au moment de la répression en Hongrie. Plus tard, longtemps, il enseigna Baudelaire, sans jamais rien écrire sur lui, parce qu’il n’avait «rien de nouveau» à en dire. La littérature : travail, orgueil, plaisir et silence. Il y a une apparente coquetterie dans cette façon, pour un théoricien reconnu, de s’amuser des fumées conceptuelles ; mais il ne faut pas se tromper sur Genette : c’est un styliste raffiné, à la phrase longue, mais un penseur infiniment concret. Dès ses premiers articles, son écriture explore les textes de telle façon que jamais elle ne s’appuie sur eux pour aller vers du vague ou du pompeux. Une phrase merveilleuse, écrite dans le Jour, la Nuit,dans Figures II, résume cette éthique, cette respiration retenue : «Le signe total est une quantité discrète.» Son père était ouvrier, coupeur en textile.

Bassins sculptés

En 2006, appliquant à sa propre vie l’acuité et la condensation analytiques qu’il avait jusque-là développées en lisant les œuvres des autres, Proust, Stendhal, Mallarmé, Montaigne, Flaubert, le récit baroque, il entame avec Bardadrac une suite intime et buissonnière, (Codicille, 2009 ; Apostille, 2012 ; Epilogue, 2014, et doncPostscript en 2016), où chaque livre prolonge le précédent, sans annoncer le suivant. L’ensemble ressemble à une suite d’écluses ou de bassins sculptés, comme dans un parc baroque, où la vie d’un homme, sous forme d’abord abécédaire, puis l’éliminant au profit de simples paragraphes, est retenue, lâchée, composée, décomposée, un souvenir jaillissant sous le masque d’un mot où l’on ne l’attend pas. Il applique son esprit analytique à sa propre mémoire, mais avec une fantaisie, un jeu, que les textes des autres n’autorisaient pas. Ce faisant, il est créateur de nouveau : d’une forme autobiographique. Elle est déterminée par les perspectives et les contraintes de l’âge. Elle se réduit peu à peu, sans s’éteindre. Il est probable qu’il l’a conçue comme un tombeau et comme une éclaircie.

On s’en voudrait pourtant de terminer en éclairant le texte par l’auteur, à propos d’un homme qui, dans un texte sur Borges, écrivait :«Depuis plus d’un siècle, notre pensée – et notre usage – de la littérature sont affectés par un préjugé dont l’application toujours plus subtile et plus audacieuse n’a cessé d’enrichir, mais aussi de pervertir et finalement d’appauvrir le commerce des Lettres : le postulat qu’une œuvre est essentiellement déterminée par son auteur, et par conséquent l’exprime.» Cette évolution, ajoute-t-il, a retenti «sur l’opération la plus délicate et la plus importante de toutes celles qui contribuent à la naissance d’un livre : la lecture.» Elle devient«une indiscrétion savante, qui tient à la fois de la table d’écoute et de la salle de torture». Borges – et Genette lisant Borges – réagit en proposant une «admirable utopie» qui glorifie «une pensée et une œuvre qui ne veulent être celles de personne en particulier». On travaille à lire pour se libérer.

Il avait beaucoup d’humour, on l’a dit, plutôt à froid, et l’un de ces«mots-chimères» était : «Proustituée : cocotte à la recherche du temps perdu.» Il faut malheureusement que Genette se passe.

L’œuvre de Gérard Genette est publiée au Seuil où il dirigeait la collection «Poétique»

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