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En dilettante ? Plaisirs, pratiques et engagements esthétiques (revue À l’épreuve n°8)

En dilettante ? Plaisirs, pratiques et engagements esthétiques (revue À l’épreuve n°8)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Revue À l'épreuve)

« En dilettante ? Plaisirs, pratiques et engagements esthétiques (XIXe-XXIe siècles) »

Revue À l'épreuve, n°8

L’expression « en dilettante » est aujourd’hui péjorative car elle suppose un investissement irrégulier et désinvolte dans une activité. Au mieux, le dilettante contemporain, sensible à un domaine esthétique, se consacrerait à sa passion par pur plaisir, sans qu'elle soit son activité principale ou sa responsabilité professionnelle. Le terme semble cependant être quelque peu tombé en désuétude, au profit de la catégorie englobante de l’« amateur » – à la différence que cette dernière ne se rapporte pas spécifiquement aux arts et lettres.

La figure du dilettante, née au XVIIIe siècle, s'ancre dans l'histoire culturelle européenne. Venu de l’italien dilettante (« celui qui se délecte »), le mot désigne d’abord un amateur de musique italienne. Tandis que la mode musicale traverse les frontières, le mot intègre la plupart des langues européennes. Vers 1734, la Society of Dilettanti est fondée par des nobles britanniques qui se veulent à la fois esthètes, mécènes de prestige et arbitres du goût. En allemand, le mot Dilettant s'affirme avec une double connotation : positive dans le domaine de la musique, négative dans les autres arts, comme le montrent les débats de Goethe et Schiller sur la nature du dilettantisme dans les différents arts autour de 1800 (Sur le dilettantisme). En France aussi, le dilettantisme évolue de son sens musical, décrit par Stendhal dans ses articles réunis sous le titre Notes d’un dilettante, vers une acception plus générale.

Au XIXe siècle, le terme « dilettante » est devenu synonyme d’amateur d’art. Il caractérise une personne qui éprouve une préférence marquée pour un domaine esthétique et s’y consacre, en spectatrice et parfois en créatrice. Muni d’une sensibilité exacerbée, le dilettante est un « connaisseur », un esthète, et déjà presque un artiste. L’accès des nouvelles couches sociales bourgeoises à la haute culture et aux activités de loisir permet un essor du dilettantisme, et même, une promotion de ce goût pour les arts, en affinité avec d’autres figures de l’imaginaire contemporain (sans s'y identifier totalement), tels le bohème, le spectateur, le dandy, le collectionneur ou le voyageur cosmopolite. Le culte de l’art paraît tel, qu’au début des années 1880, le critique littéraire Paul Bourget le conçoit comme un phénomène symptomatique de l’esprit du temps. Dressant le procès d’une génération jugée oisive et dispersée, il interroge les ressorts moraux du dilettantisme : l’engagement dans les arts serait une activité individuelle, égoïste, et le culte du plaisir esthétique serait improductif et douteux. La fantaisie, la gratuité et l’in-expertise qui caractérise les activités dilettantes fait figure de provocation, au moment où la République s’affirme sur des bases rationalistes et productives, où les activités scientifiques et industrielles se spécialisent, et où certains déplorent que le goût de l’art se substitue à d’autres cultes et aux liens de solidarité traditionnels.

La fortune du terme « dilettante » aux XXe et XXIe siècles est plus incertaine, semblant éclipsée par d'autres notions voisines : pourtant, le public des amateurs passionnés, de même que l'éducation et l'accès à la culture artistique, ne cesse de s’étendre et de se diversifier. Dans certains domaines, ce sont même les non-spécialistes qui sont à l’origine de certaines innovations ou renouvellements. La figure contemporaine du dilettante, traditionnellement illégitime puisqu’associée à la paresse et à la négligence, pourrait donc retrouver son lustre. La multiplication des pratiques culturelles et/ou critiques exercées dans un cadre amateur – par exemple les blogs et les vlogs, les fanfictions, les fanzines – suggère en outre une diversification ainsi qu’une extension médiatique et sociologique du dilettantisme contemporain, entre plaisir et engagement artistique… ce qui permet peut-être de relire la généalogie du phénomène à la lumière du contemporain. Le dilettantisme ferait alors figure de « forme de vie » (Marielle Macé), de « style » d’existence créateur et fécond, en termes esthétiques, mais aussi, peut-être, sociaux et politiques.

Le prochain numéro de la revue interdisciplinaire À l’épreuve propose de réunir des réflexions sur les figures dilettantes (qu'elles se parent ou non du terme), envisagées dans la diversité des pratiques et des discours artistiques et littéraires. Il est ouvert à l'ensemble des disciplines des lettres, arts et sciences sociales. Les approches comparatives sont bienvenues, de même que les mises en perspective historiques. Les quelques pistes esquissées ci-dessous, ou suggérées par la bibliographie, ne sont en rien limitatives.

Visages du dilettante

À quoi ressemble le dilettante à travers les âges et les arts ? Une approche poétique et historique peut préciser les contours de la catégorie généraliste de l'amateur passionné d'art(s), ainsi qu’interroger les liens entre les déterminismes sociaux et l’appartenance dilettante.
Le dilettante est-il forcément un dandy élitiste ou un collectionneur désinvolte ? Existe-t-il des figures représentatives de l’imaginaire (artistique, culturel, social…) du dilettantisme, et si oui, quels sont leurs signes distinctifs ? Existe-t-il un (ou des) dilettantisme(s) au féminin ? On pourra s'interroger sur la sociabilité des dilettantes, leur rapport à la communauté, ou la façon dont ils sont perçus. Le dilettante semble-t-il dominé par un goût ? par une croyance, ce que semble indiquer l’étymologie religieuse du mot fan ? par une pathologie ? Les dilettantes forment-ils un groupe, une société de pairs, ou demeurent-ils des individus singuliers ? Appartiennent-ils à une élite, une marge... ou répandent-ils un nouveau conformisme ?
On pourra questionner la proximité du dilettante avec d'autres figures historiquement contextualisées telles que l’autodidacte, le touriste, le bohème, etc. ainsi que s'interroger sur les potentialités « voyageuses », transnationales, de ces représentations.

Art majuscule et arts mineurs

Le rapport fervent à l'art éprouvé par les dilettantes semble être l'une des raisons rendant la figure si intrigante. Mais comment s'effectue l'investissement artistique du dilettante ? Est-il seulement spectateur ou consommateur, se fait-il créateur, curateur ? Le dilettantisme affecte-t-il d'autres domaines de son existence, quotidienne, sociale...? Le dilettante est-il autodidacte ou héritier ? Existe-t-il des voies d’entrée privilégiées en dilettantisme, des modèles, des idéaux, par exemple sur le mode de la vocation ou de la mission ?
Par ailleurs, la notion de dilettante semble correspondre, pour des raisons historiques, aux arts traditionnels tels que la poésie, la musique ou la peinture. Mais il existe aussi des « passions ordinaires » (Bromberger), des amateurs dans des domaines plus contemporains (le cinéphile, le bédéphile...), ou dans des arts dits mineurs, pour lesquels la reconnaissance esthétique et la légitimité culturelle sont plus tardives (le gamer, l'otaku, le foodbuff... sont autant de fans). On pourra donc s'interroger sur la place des activités dilettantes dans les hiérarchies culturelles, qu'elles confortent ou contribuent à bouleverser.

On pourra confronter l'amateur passionné à ses figures rivales, le créateur ainsi que le critique professionnel et spécialisé, en termes d'identité et de posture (Menger) ; mais aussi à ses propres ambiguïtés définitoires, telle la tension entre le fan et l’amateur ; et enfin, aux traductions médiatiques de ces tensions. Dans quel cadre institutionnel s'effectue la distinction ? Quels discours légitiment (ou disqualifient) le dilettante et sa paradoxale expertise ? Que penser des cas-limite, tel celui de l'aca-fan (terme proposé par Jenkins avec l’essor des fan studies et aujourd’hui largement débattu) ? Enfin, comment le dilettante lui-même conçoit-il sa place dans le monde de l'art ? 

Nouvelles pratiques ? Être dilettante aujourd'hui 

Face aux contestations des modèles culturels traditionnels depuis les années 1970, la figure du dilettante contemporain, passionné et désintéressé, semble bousculer la pression à la productivité et à la spécialisation. L'émergence de nouveaux médias, supports et moyens de mettre en scène, de nouvelles plateformes pour partager ou critiquer ses passions, suggèrent que les figures dilettantes continuent de (se) renouveler et de transformer le paysage artistique et culturel institué... Tandis que de nouveaux rythmes sociaux permettent d'étendre l'importance des loisirs, certaines crises et mouvements de pensée semblent encourager la (re)découverte du plaisir artistique simple et gratuit, voire l'évasion par le biais de la création domestique. Là où la valeur expressive des loisirs peut neutraliser le champ artistique (Menger), le « tournant esthétique du capitalisme » (Lipoveskty) place au centre l’acte de consommation artistique comme enjeu identitaire. Les dimensions idéologiques, voire politiques, du dilettantisme pourront ainsi être problématisées.

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Les propositions de contribution, d’environ 500 mots, assorties d’un titre et de quelques éléments de présentation bio-bibliographique, sont à envoyer au plus tard le 28 juin 2021, à l’adresse : revue.alepreuve@gmail.com

Après évaluation des propositions par le comité scientifique, les notifications d’acceptation seront communiquées sous un mois. Les articles (d'environ 30 000 à 45 000 caractères) seront remis en octobre 2021, pour une publication sur le site de la revue prévue début 2022.

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Comité de rédaction 2021 :

Sixtine Audebert, Sara Maddalena, Julie Moucheron (Université Paul-Valéry / Rirra 21)

Comité scientifique :

Valérie Arrault, Guillaume Boulangé, Guilherme Carvalho, Vincent Deville, Claire Ducournau, Philippe Goudard, Matthieu Letourneux, Catherine Nesci, Yvan Nommick, Guillaume Pinson, Didier Plassard, Corinne Saminadayar-Perrin, Maxime Scheinfeigel, Catherine Soulier, Marie-Ève Thérenty.

Suggestions bibliographiques

Stendhal, Notes d'un dilettante [1824-1827], Paris, La Table ronde, 1996.
Paul Bourget, « Du Dilettantisme », Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883.
Gaston Dubreuilh, L’École du dilettante, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1895.
Félix Klein (abbé), Autour du Dilettantisme, Paris, Lecoffre, 1895.
Claude Saulnier, Le Dilettantisme, essai de psychologie, de morale et d'esthétique, Paris, J. Vrin, 1940.
Jean-François Hugot, Le Dilettantisme dans la littérature française d’Ernest Renan à Ernest Psichari, thèse de l'université de Lille, 1984.
Yves Michaud, Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Jacqueline Chambon, 1999.
Émilie Gomart, Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve, Figures de l'amateur : formes, objets, pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui, Paris, La Documentation française, 2000.
Jean-Louis Jam, Les Divertissements utiles des amateurs au XVIIIe siècle, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000.
Hiroki Azuma, Génération Otaku: les enfants de la post-modernité, Hachette, 2001.
Matth Hills, Fan Cultures, Londres/New York, Routledge, 2002.
Christian Bromberger (dir.), Passions ordinaires, Paris, Hachette, « Pluriel », 2002.
Philippe Le Guern (dir.), Les Cultes médiatiques : culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2003.
Maarten Van Buuren, « Le dilettantisme, style de vie », Poétique, vol. 137, n°1, 2004, p. 53-71.
Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Du théâtre amateur : approche historique et anthropologique, Paris, CNRS, 2004.
Richard Hibbitt, Dilettantism And Its Values: From Weimar Classicism to the Fin De Siecle, Londres, Routledge, 2006.
Henry Jenkins, Fans, Bloggers, and Gamers: Media Consumers in a Digital Age, New York, NYU Press, 2006.
Bernard Lahire, La Culture des individus, Paris, La Découverte, 2006.
Antoine Hennion, La Passion musicale : une sociologie de la médiation [1993], Paris, Métailié, 2007.
Joëlle Stoupy, « La mode intellectuelle du dilettantisme aux alentours de 1890 à Vienne et le jeune Hofmannsthal », Germanica, n°43, 2008, p. 65-74
Jason M. Kelly, The Society of Dilettanti: Archaeology and Identity in the British Enlightenment, New Haven, Yale University Press, 2009.
(collectif), « Passionnés, fans et amateurs », Réseaux, vol. 1, n°153, 2009.
David Peyron, Culture Geek, Limoges, éd. Fyp, 2013.
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail [2009], Paris, La Découverte, 2016.
Olivier Assouly (dir.), L’Amateur. Juger, participer et consommer, Paris, Institut français de la mode/ Éditions du Regard, 2010.
Patrice Flichy, Le Sacre de l'amateur. Sociologie des passions ordinaires à l'ère numérique, Seuil & La République des idées, 2010.
Alexander Rosenbaum, Der Amateur als Künstler. Studien zu Geschichte und Funktion des Dilettantismus um 18. Jahrhundert, Berlin, Mann Verlag, 2010.
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, « Hors série Connaissance », 2013.
(collectif), Dilettantismus als Strategie, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 2017.
Annamaria Motrescu-Mayes, Susan Aasman, Amateur Media and Participatory Cultures : film, video, and digital media, Londres, Routledge, Taylor & Francis Group, 2019.
Wenceslas Lizé, « Comment peut-on être “fan” d’un genre légitime ? », in P. Kaelblen, I. Kirchberg et A. Robert, Bourdieu et la musique, Paris, Delatour, 2019, p. 47-61.
Masha Salazkina, Enrique Fibla, Global Perspectives on Amateur Film Histories and Cultures, Bloomington, Indiana University Press, 2020.