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Déméter et Koré en plein jour. Réappropriations féministes et écoféministes d’un mythe

Déméter et Koré en plein jour. Réappropriations féministes et écoféministes d’un mythe

Publié le par Université de Lausanne (Source : Sarah-Anaïs Crevier Goulet)

Déméter et Koré en plein jour.

Réappropriations féministes et écoféministes d’un mythe

Rien de plus fluide et plastique qu’un mythe. Et tout à la fois, rien de plus ancré dans les mémoires et les imaginaires. Point n’est besoin d’avoir vu la pièce de Sophocle pour avoir connaissance de l’histoire tourmentée d’Œdipe et de ce qu’en fit Freud, à l’orée du XXe siècle. Sans cesse reformulés, ces récits venus du passé prennent sens au moment de leur performance, dans le contexte précis où ils sont à nouveaux chantés, racontés, écrits, peints, activés[1].

Ce numéro se propose d’explorer les manifestations multiples d’un mythe un peu moins connu de nous, mais très important pour les Grecs, et qui a traversé les siècles et influencé l’art, la psychanalyse et le féminisme jusqu’au XXIe siècle : celui de Déméter et de Perséphone.

Les récits anciens sur ces deux figures ont donné matière à de nombreuses lectures et interprétations. En tant que divinité chtonienne, c’est-à-dire liée à la terre, Déméter est considérée comme la mère nourricière ; l’alternance du séjour de Koré-Perséphone, sa fille, entre le monde des vivants et celui des morts, vient parallèlement expliquer le cycle des saisons. Le récit mythique place ainsi « tout le processus civilisateur de l'agriculture sous la protection des femmes »[2] selon Claude Calame.

Selon d’autres lectures encore, le mythe constitue une allégorie de la vie, de la mort et de la renaissance, que les cérémonies, pratiquées durant des siècles à Eleusis, venaient ritualiser chaque année, par le biais de processions, de sacrifices et de rites de purification accompagnés de chants et de danses. L’aspect eschatologique des Mystères d’Eleusis se lit à la lumière de la catabase (de « katábasis » en grec, qui signifie descente) de Koré-Perséphone : tout en étant associée à la croissance du végétal, la jeune femme a, simultanément, un lien privilégié avec le monde souterrain, le monde invisible, celui des morts et des ombres. Son parcours symbolise ainsi le passage d’un monde à l’autre.

Depuis une quarantaine d’années, le mythe a fait l’objet de plusieurs relectures par des théoriciennes issues de divers courants du féminisme. Celles-ci portent leur attention sur des éléments moins étudiés de ces récits. L’essayiste Adrienne Rich, par exemple, dans son ouvrage Of Women Born. Motherhood as Experience and Institution (1976), considère que le mythe de Déméter et Perséphone constitue, dans l’imaginaire occidental, le seul récit reconnaissant pleinement « la passion entre mère et fille » et la tragédie que peut constituer la perte d’une mère pour une fille, et inversement la perte d’une fille pour une mère ; or, à la différence d’autres figures archétypales de fils ou de père dont les références sont encore bien présentes dans l’imaginaire (Œdipe, Hamlet et le roi Lear par exemple), la reconnaissance symbolique de l’amour entre mère et fille a, selon Rich, été perdue (« we have lost it »), du fait de la disparition du culte des deux déesses.

Dans un même ordre d’idée, la philosophe et psychanalyste Luce Irigaray affirme la nécessité de prendre conscience des « généalogies féminines » trop souvent oubliées (Le temps de la différence, 1989), qu’il s’agisse du lien de parenté unissant une enfant à sa mère ou de la filiation culturelle avec des mères dites spirituelles. Selon Irigaray, le mythe de Déméter et Perséphone est équivoque : s’il montre l’intensité de l’attachement mère-fille, il est en même l’illustration que cet attachement est défait par l’ordre masculin, dans la mesure où les deux déesses demeurent sous le joug de figures masculines plus puissantes qu’elles (Hadès et Zeus). Perséphone est réduite au silence et privée d’autonomie. D’une certaine façon, selon elle, le récit mythique fait la démonstration du contrôle exercé, tant chez les dieux que chez les humains, par les hommes sur les femmes, qui se trouvent dépossédées de leur généalogie féminine, comme c’est le cas dans le mythe des deux déesses.

Quant à la psychologue féministe Carole Gilligan (In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, 1982), elle voit dans l’histoire de Déméter et Perséphone le rappel du fait que « le cycle même de la vie se fonde sur une alternance entre le monde des femmes et celui des hommes ».

Plus récemment, deux psychanalystes américaines, Deanna Holzman et Nancy Kulish (A Story of Her Own : The Female Oedipus Complex Reexamined and Renamed, 2008), se sont emparées du mythe pour repenser l’importance du lien mère-fille en faisant l’hypothèse que l’histoire de Déméter et Perséphone correspondait à l’équivalent du Complexe d’Œdipe pour le développement du garçon. Selon elles, ce qui peut se jouer de particulier entre une mère et sa fille (difficulté de séparation ou déni du lien, attachement passionnel ou ambivalence, etc.) est mis en scène de manière allégorique à travers l’histoire des deux divinités ; selon elles, ce mythe permettrait donc de nuancer l’universalité du complexe d’Œdipe et de repenser la question de la loi et du symbolique, pour reprendre les termes employés en psychanalyse.

Une lecture tout à fait singulière du mythe a également été proposée par la militante et théoricienne écoféministe sorcière Starhawk dans son ouvrage intitulé Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (chapitre 5 : « Déesses et dieux : Le paysage de la culture »). Inscrivant son travail dans une réflexion plus générale sur les liens entre pratiques écoféministes et spiritualité, Starhawk suggère que Déméter et Perséphone, en tant que symboles du pouvoir de l’union entre la vie et la mort, comptent parmi les multiples visages de la Déesse vénérée par le mouvement des sorcières écoféministes ; en cela, le mythe possèderait une immense force subversive[3]

En tant que « mythe » (au sens contemporain, car les Grecs parlaient simplement de palaia – les choses du passé), ces récits multiples de l’histoire de Déméter et Koré font l’objet d’interprétations qui sont autant de reformulations et de réappropriations dans des contextes historiques et culturels particuliers, pour des usages et des buts variés : c’est la nature même de ces histoires, que l’on nomme mythes, de donner matière à de nouvelles performances, et ainsi d’acter leur passage à travers les siècles avec plasticité et fluidité.

Déméter et Perséphone ne sont aujourd’hui plus les déesses qui président à de grands rituels célébrant les saisons, mais elles sont, on le voit, au centre de nouveaux récits, de nouvelles écritures, de nouvelles créations.

Quels sont les enjeux de ces resignifications ? Que révèlent ces nouvelles appropriations ? Autant de questions qui forment le point de départ de ce dossier.

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L’objectif de ce dossier est de prolonger différentes relectures du mythe à partir de questionnements qui concernent à la fois l’art, la littérature, la psychanalyse, l’anthropologie, la philosophie, les études de genre, l’histoire, le féminisme – comme théorie critique – et le vaste domaine des humanités environnementales.

Ce volume collectif accueillera des travaux de toutes les disciplines sans restriction de période historique. Il s’agira de réfléchir, dans une perspective féministe et écoféministe, aux enjeux de ce récit, de ses réécritures et de ses relectures récentes.

Les thèmes suivants pourront être privilégiés :

Mythes et divinités féminines, dans une perspective féministe :

- le féminisme, le polythéisme, l’existence de « mythes féministes »

- la réception de la dualité Déméter et Perséphone

- les interprétations de la relation mère-fille, les enjeux symboliques et anthropologiques de ces lectures

- les féminismes, les divinités féminines et le monde végétal

Quel genre de mythe ? Déméter, Oedipe, psychanalyse, sexualités ?

- Koré-Perséphone VS Œdipe en psychanalyse

- Les sexualités non-masculines et les resignifications de l’Oedipe

- Baubô, le sexe féminin et le rire libérateur

Violence des mythes

- la lecture de la colère de Déméter comme une colère antipatriarcale

- l’euphémisation de la violence du geste d’Hadès : viol, « rapt », « enlèvement » ?

- la question de la violence sexuelle et leurs interprétations, dans les arts

etc.

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Calendrier

Les propositions de contribution en français (entre 4000 signes, accompagnées d’une notice bio-bibliographique) sont à adresser à : demeter.kore2021@gmail.com pour le 15 mai 2021.

Une réponse sera envoyée aux auteurs/trices le 30 juin 2021.

L’article finalisé, mis aux normes de la revue, est attendu le 15 janvier 2022.

Parution prévue du numéro : mai 2023.

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Annexe : du récit grec à Freud

Déméter et Koré-Perséphone, appelées Tô Théô, « les deux déesses », ou encore Megalai Theai, « les Grandes Déesses », sont deux divinités importantes. Le culte qu’on leur vouait au sanctuaire d’Éleusis, situé près d’Athènes, et lors des Thesmophories (cérémonies réservées aux femmes mariées de la cité) donnait lieu aux fêtes les plus marquantes du calendrier grec : on y commémorait chaque année la puissance de ce couple de divinités liées au monde agraire et végétal.

C’est par l’Hymne homérique à Déméter (VIIe siècle avant J.-C) que nous avons connaissance d’une narration de ce mythe : cette adresse chantée à la déesse prenait place dans le contexte des cérémonies à Éleusis, au cours desquelles il était important de rappeler l’origine du rituel.

La jeune Koré, fille de Déméter et de Zeus – chantent les participants au culte dans cet hymne – cueillait un narcisse dans la campagne lorsque d’une grande crevasse surgit un char mené à vive allure par Hadès, son oncle. Épris de la jeune fille, le dieu des Enfers s’empare d’elle. Déméter, qui a entendu les cris au loin, part à la recherche de sa fille. Elle apprend du Soleil, seul témoin du drame, que le maître des puissances souterraines est le ravisseur : c’est Zeus lui-même qui a accordé à Hadès Korê pour épouse. Furieuse et désespérée, Déméter quitte l’Olympe, prend les traits d’une vieille femme et se rend à Eleusis. Elle arrive au palais du roi Célée, où elle rencontre ses filles et une servante nommée Iambé, qui, par ses saillies, fait rire Déméter pour la première fois depuis l’enlèvement de sa fille. Elle devient la nourrice de Démophon, l’enfant royal. Plus tard, la reine découvre la réelle identité de la déesse : Déméter demande alors qu’on lui élève un temple. Un fois ce temple construit, elle s’y enferme, inconsolable, et empêche les plantes de pousser, réclamant le retour de sa fille. La famine menace l’existence même de l’humanité. Afin que le sol retrouve sa fertilité, un arrangement est trouvé : en vertu d’une décision de Zeus, Koré partagera son existence entre Hadès et Déméter. Elle devra résider un tiers de l’année aux Enfers et les deux autres tiers à la surface de la terre. Le retour annuel de la jeune fille, désormais appelée Perséphone, se traduit par la renaissance de la végétation, la germination des céréales en particulier, semées par Triptolème. Déméter enseigne alors les rites et les mystères qui, depuis, sont pratiqués en ce lieu, et le chant se clôt sur une ultime adresse à la déesse.

Récit étiologique en tant qu’il explique l’origine même de la cérémonie et du sanctuaire, ce chant, comme l’analyse Claude Calame[4], a aussi pour fonction d’être un don à la déesse, à qui l’on demande en échange d’accorder la fécondité et la prospérité des récoltes pour la cité.

Dans d’autres versions plus tardives du mythe, un personnage différent intervient avant l’arbitrage de Zeus : il s’agit de Baubô. Quand Déméter, éperdue de souffrance dans sa recherche désespérée de Koré, parvient à Eleusis, Baubô s’efforce de la consoler en lui donnant à manger ; mais Déméter refuse. Pour égayer la déesse, Baubô retrousse son habit et lui montre sa vulve[5] – Freud, dans la référence qu’il fait à ce mythe, écrit « son ventre » (ihren Leib)[6]. Déméter se prend à rire, retrouve goût à la vie et accepte finalement le compromis concernant Koré.

 

 

[1] Sur le « mythe » comme indissociable de sa performance, Calame Claude, « “Mythe” et “rite” en Grèce : des catégories indigènes ? », Kernos, n° 4, 1991, 179-204.

[2] Claude Calame, « L’Hymne homérique à Déméter comme offrande : regard rétrospectif sur quelques catégories de l’anthropologie de la religion grecque », Kernos. Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique, n°10, 1997. p. 129.

[3] Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, trad. Morbic, préface d’Émilie Hache, Paris, Editions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015, p. 142. La traduction est parue initialement en 2003 aux éditions Les Empêcheurs de penser en rond sous le titre Femmes, magie et politique.

[4] Claude Calame, « L’Hymne homérique à Déméter comme offrande… », op. cit., p. 111-133.

[5] Le contexte de performance de ces divers récits a été perdu ; nous avons les résumés rapportés par Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 20, 1-21, 2 ; Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, II, 3, 31-35 ; Arnobe, Contre les Gentils, V, 25-26. Voir l’analyse de ces documents par Maurice Olender, dans « Aspects de Baubô. Textes et contextes antiques », Revue de l'histoire des religions, 202.1, 1985. p. 3-55, republié dans D. Halperin, J. Winkler, F. Zeitlin (dir.), Bien avant la sexualité. L’expérience érotique en Grèce ancienne, Epel, 2019, p. 129-162.

[6] Sigmund Freud, « Parallèles mythologiques à une représentation plastique » (1916), dans Essais de psychanalyse appliquée, trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1933/1971, p. 85.