
La RAL,M, Revue d'Art et de Littérature, Musique, va consacrer unnuméro au sujet "Homosexualité(s) et littérature". Tous ceux que cesujet inspire peuvent proposer un texte, qu'il s'agisse de fiction, depoésie, de réflexions. La Revue se réserve toutefois le droit d'opérer une sélectionparmi les textes proposés.
La Revue d'Art et de Littérature, Musique à laquelle collaborent desuniversitaires n'est pas une revue universitaire. C'est avant tout unerevue quiparaît sur Internet et offre un espace d'expression aux amateurs d'art,littérature et musique. Si le sujet rencontre du succès, unepublication papier est envisagée. Voici le texte de l'appel àcontributions. Les textes sont à envoyer au directeur de la revuePatrick Cintas: patrickcintas@lechasseurabstrait.com
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CAHIERS DE LA RAL,M nº 10 Homosexualité(s) et littérature
Appel à contribution
De même que les auteurs de la Renaissance ironisaient volontiers surles ténèbres du Moyen-Âge , nombreux sont les jeunes homosexuel(le)s,en ce début du vingt-et-unième siècle, qui, lorsqu'ils ou elles ne sontpas familiers de l'histoire littéraire, ont tendance à considérer lepassé comme un énorme trou noir et à situer au XXème siècle l'émergencede l'homosexualité[1] en littérature, le XXème siècle devenant à samanière leur « siècle des Lumières ».
A y regarder de plus près pourtant, bien que passée obstinément soussilence par tous les manuels scolaires se targuant de présenter lalittérature des classiques grecs à nos jours, l'homosexualité estprésente dans les textes dès l'Antiquité. Si Le Banquet de Platon et leSatyricon de Pétrone comptent parmi les oeuvres les plus connues, ilconviendrait, certes au mépris des frontières entre genres littéraires,de faire figurer à leurs côtés les Epigrammes érotiques de Martial.Plus tard, en Occident, il faudrait ajouter, entre autres, les poèmeshomosexuels de François Villon (1431-1463). Ce que l'on ignore souvent,c'est la multitude de poètes du domaine juif et arabo-musulman inspiréspar la beauté des garçons. Abou Nawas au IXème siècle (Le vin, le vent,la vie) est sans doute le nom le plus connu mais c'est surtout au XIèmesiècle que l'on assiste dans la poésie galante andalouse de languearabe à une éclosion du genre et au XIIème siècle que les poètes juifsdans l'Espagne chrétienne puisent aux mêmes sources esthétiques, leplus célèbre d'entre eux étant peut-être Abraham ibn Ezra Judas Halévy.Il était difficile d'être exhaustif pour le Moyen-Âge, cela devientparfaitement impossible pour les siècles suivants. On peut citer parmiles écrivains homosexuels l'Anglais Christopher Marlowe (Edouard II)(XVIème siècle), le Français Théophile de Viau (XVIIème siècle), forcéde se convertir au catholicisme et de vivre caché en raison de sesmoeurs. Au XVIIIème siècle, le libertinage n'est pas l'apanage deshétérosexuels. La revendication de la liberté de la chair ignoresouvent la différence des sexes, ce qui se reflète à la fois chez Sademais aussi dans les écrits anonymes réunis par Patrick Cardon (Bordelapostolique, 1790[2] et Les Enfans de Sodome à l'Assemblée Nationale,1790[3]). Au XIXème siècle, les personnages littéraires homosexuels –encore rares – ne sont pas l'apanage d'écrivains homosexuels, que l'onsonge à Vautrin chez Balzac ou aux lesbiennes de Baudelaire, toutefoisles penchants homosexuels d'écrivains comme Oscar Wilde ou Verlaine nesont un mystère pour personne. Si les écrivains homosexuels masculinsdu XXème siècle sont suffisamment connus pour que nous n'ayons pas àles énumérer, profitons-en pour souligner ici le développement durantce siècle d'une littérature lesbienne avec Natalie Barney, RadclyffeHall, Vita Sackville West et plus tard Violette Leduc, GenevièvePastre, Jocelyne François et bien d'autres encore.
Ce qui est nouveau au XXème siècle, ce n'est donc pas la présence del'homosexualité dans la littérature mais l'évolution du regard portédans la littérature sur l'homosexualité. L'homosexuel n'est plussystématiquement réduit à ses rôles classiques de débauché, de démon oude victime. Son orientation sexuelle ne prête plus également forcémentà rire comme dans les pièces de Plaute ou chez le personnagecaricatural de Charlus. La fascination-répulsion inspirée parl'homosexuel comme Vautrin ou Dorian Gray s'estompe peu à peu.Toutefois, ce qui est à proprement parler révolutionnaire, c'estsurtout l'émergence d'une « littérature homosexuelle » se revendiquantcomme telle, s'affirmant avec fierté, écrite par des hommes et desfemmes ayant fait de leur « différence » ou de leur « sensibilité » lamatière, parfois unique, de leur écriture. Dans le sillage de cettelittérature sont nées des librairies destinées avant tout à ceux qui senomment aujourd'hui « gays », lesbiennes », « bi » ou « transgenres –citons à Paris Les mots à la bouche ou plus récemment Blue Book –tandis que des maisons d'édition décidaient de s'emparer du créneau encréant un segment (« rayon gay » chez Balland[4]) ou en se dédiantexclusivement à la littérature homosexuelle( éditions Rosa Winkel enAllemagne , Editions gaies et lesbiennes à Paris ou encore H&O àMontpellier).
Cette libération de la parole homosexuelle dans l'écriture a faitsurgir un certain nombre de questions à bien des égards stimulantespour une réflexion plus générale sur la littérature. Alors qu'on nelaisse pas de s'interroger sur l'utilité de la littérature ou plussouvent de désespérer de sa capacité à changer la face du monde, lalittérature homosexuelle n'offre-t-elle pas précisément l'exemple d'uneinfluence possible de l'écriture sur l'évolution de la société ? C'est,en effet, le film[5] tiré du roman de Roger Peyrefitte, Les Amitiésparticulières (1943), qui réunit le 21 janvier 1975 devant l'émissionLes dossiers de l'écran 19 millions de spectateurs. L'historien PaulVeyne relate avoir entendu le lendemain dans son village du Vaucluse :« Ils ont dit à la télévision que c'était [l'homosexualité] permis»[6]. En Allemagne, un rôle analogue revint au roman d'AlexanderZiegler, Die Konsequenz (1975), porté à l'écran et diffusé en novembre1977. Le film, bien que partiellement censuré – et non diffusé par latélévision bavaroise – eut un écho retentissant, fit de l'homosexualitéun sujet de société et offrit à des milliers d'individus l'occasion derompre le silence. Certes, ce fut la télévision qui permit de toucherdes millions d'Allemands et de Français mais dans les deux cas, ce futla finesse littéraire de deux écrivains, Roger Peyrefitte et AlexanderZiegler, qui fit vibrer la corde sensible des téléspectateurs. Ilconvient bien sûr de ne pas verser dans la naïveté et de ne pas oublierque l'homophobie n'a pas disparu. On peut toutefois légitimementsupposer qu'elle est aujourd'hui, dans les sociétés occidentales,devenue l'expression d'un discours minoritaire mais néanmoins violent.
Si la libération de la parole homosexuelle a pu faciliter l'acceptationsociale des gays et lesbiennes, la littérature homosexuelle, elle,semble aujourd'hui prisonnière de multiples questions – à commencer parcelle de sa définition. Qu'est ce que la « littérature homosexuelle » ?Une littérature écrite par des homosexuel(le)s ? A propos deshomosexuel(le)s ? Destinée aux homosexuel(le)s ?
Renaud Camus avait fait jadis sensation en publiant Tricks (1979),récit circonstancié d'aventures sexuelles sans lendemain – et souventsans paroles – illustrant un certain mode de vie homosexuel faisant dela consommation frénétique des corps un art de vivre. Il ne fait pas dedoute que cet ouvrage qui a fait date puisse être considéré comme unexemple de « littérature homosexuelle » dans la seconde moitié du XXèmesiècle car répondant à tous les critères que nous avons suggérés(auteur homosexuel, sujet homosexuel, public homosexuel). Toutefois,lorsque ce même Renaud Camus publie aujourd'hui année après année sonjournal fait de récits de voyages, de notes de lectures et deconsidérations sur la marche du monde, journal dans lequel la placeaccordée à la sexualité est devenue infime, s'agit-il encore, parce quel'auteur se revendique comme homosexuel, de « littérature homosexuelle» ?
Au-delà de la définition d'une « littérature homosexuelle », qu'enest-il de la question d'une « écriture homosexuelle » qui, comme laquestion d'une « écriture féminine », a tout spécialement intéressé lesféministes et les lesbiennes dans les années 60/70. Simone de Beauvoirs'est montrée hostile à l'exaltation d'une spécificité féminine. MonaOzouf semble avoir de manière assez convaincante tordu le cou à l'idéed'une écriture féminine dans Les mots des femmes, essai sur lasingularité française( Fayard 1995). Pour autant Frédéric Martel a-t-ilraison dans Le rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968de porter ce jugement apparemment définitif : « Les tentativesexpérimentales, chez les homosexuels masculins et féminins, se sontdonc enlisées, l'originalité sombrant dans la confidentialité. […]L'écriture qui se voulait « tout autre » est devenue simplement « toutopaque ».[7] Certes, certaines créations n'ont pas fait florès. Lestentatives des lesbiennes américaines visant à féminiser la langue, àremplacer « woman » par « womon » ou « history » par « herstory », afind'éviter toute connotation masculine, ont vite versé dans le ridiculemais est-ce à dire que toute recherche sur une « écriture homosexuelle» est définitivement enterrée ?
Il conviendrait ici de se tourner vers les « études gay et lesbiennes »(lesbian and gay studies) car c'est là l'un des autres prodiges desrapports entre homosexualité et littérature au XXème siècle. Toutautant – et peut-être davantage encore que d'oeuvres de fiction –l'homosexualité a suscité au cours du siècle dernier une abondanteréflexion théorique dont les lesbian and gay studies apparaissent commele meilleur exemple. Parmi les textes qui ont ouvert la voie à cesrecherches universitaires, initialement aux Etats-Unis, il faut noterles articles de Gayle Rubin[8] et le livre d'Eve Kosofsky Sedgwick,Between Men. English literature and Male Homosexual Desire[9](1985).Même si aujourd'hui ces recherches sont toujours majoritairementconcentrées aux Etats-Unis, elles se sont étendues à l'Europe et sesont développées timidement en France comme en témoigne l'ouverture en1998 du séminaire « Sociologie des homosexualités » par FrançoiseGaspard et Didier Eribon à L'Ecole des hautes études en sciencessociales. Ainsi donc, aujourd'hui en France, l'homosexualité a droit decité à l'université et n'est plus cantonnée dans le champ de lapsychologie.
S'il convient – à moins d'être conservateur et de vouloir liquiderl'héritage de mai 68 – de se réjouir de la libéralisation des moeurs etde la plus large acceptation – faut-il aller jusqu'à parler de «banalisation » ? – de l'homosexualité, n'existe-t-il pas dans le mêmetemps le danger rampant d'un désintérêt croissant pour tout un pand'une littérature homosexuelle aujourd'hui considérée comme désuète carappartenant à un passé révolu, tout au plus capable de susciter unecuriosité d'antiquaire ? Les écrivains comme Julien Green (1900-1998)tiraillés entre la foi et la chair, les récits de tourments intérieurssur fond de séminaire comme le Gerardo Laïn (1967) de Michel delCastillo ou les tribulations d'Alexis dans Alexis ou le traité du vaincombat (1929) de Marguerite Yourcenar sont-ils encore susceptibles detrouver un public tant cet univers de scrupules, de masochisme moral,de culpabilité écrasante et de reniement de soi semble aujourd'hui daté?
Une autre question est celle de la possibilité de la survie de ladimension subversive longtemps rattachée à l'homosexualité et à lalittérature homosexuelle. En effet, la subversion homosexuelle ne sedilue-t-elle pas dans l'acceptation de l'homosexualité ? Dans Le raptde Ganymède, Dominique Fernandez, pessimiste, note : « C'est une loi àétablir, que toute dédramatisation dans le domaine moral supprime dessujets de roman et fait s'effondrer un pan de la culture. Ce qui estsouhaitable du point de vue civique est désastreux du point de vuelittéraire. [...] C'est une aventure qui laisse tout bête et interdit,que de se retrouver bénéficiaire d'un non-lieu [...] quand on a cruêtre un rebelle. Telle est la situation faite aux homosexuelsaujourd'hui. »[10] Et force est de constater que la banalisation del'homosexualité a entraîné dans son sillage la disparition littérairede cette homosexualité « noire » qui conférait aux romans de Genet oude Pasolini leurs relents de soufre. On chercherait aujourd'huivainement ces ambiances de bars interlopes et d'hôtels borgnes dont ladécrépitude est une incitation à la débauche. Disparus ces lieux où ledésir était décuplé par le danger. Finies les rencontre entre lesbrutes et les truands des coeurs dans les bars à matelots ou aux abordsde la Stazione Termini romaine, dans l'attente de ces ragazzi qui vousconduisaient de manière imprévisible au septième ciel ou au dernier descercles de l'enfer. Dans ces romans, l'homosexuel était le ver dans lefruit de la société, le facteur de désordre, celui qui menaçait lesfondements de l'édifice social, qui démasquait souvent aussi lespenchants inavouables cadenassés sous le mythe du bon père de famille.Le bourgeois homosexuel était par amour pour les beaux yeux d'un gigoloprêt à se damner et à fouler aux pieds les valeurs de sa caste.Dominique Fernandez trouve des accents vibrants pour évoquer cettedimension subversive de l'homosexualité : « L'homosexualité n'a un rôleà jouer dans l'histoire générale de la culture que pour la fonctionsymbolique qu'elle exerce : comme refus de la normalité (mais passeulement de la normalité sexuelle), comme choix de la marginalité(mais pas seulement de la marginalité sexuelle). […] Mis au ban de lasociété, l'homosexuel est en mesure de la critiquer, d'en dénoncer lestravers, les vices, les ridicules, ou simplement d'en démonter lesrouages avec une lucidité refusée à ceux que l'ordre en place avantage.[...] C'est toujours à un minoritaire que revient le rôle de révélerl'étroitesse et la bassesse de l'opinion dominante. »[11]. A en croirel'écrivain, si l'homosexualité a perdu cette fonction, c'est parcequ'elle est devenue politiquement correcte : « L'homosexuel est donc unhéros type de roman ; mais à condition de ne pas accepter la libertéérotique que lui concède aujourd'hui le relâchement des moeurs, àcondition de ne pas se laisser prendre au piège de la tolérance et del'assimilation. [...] »[12].
C'est là que le bât blesse. Les homosexuels ne se sont pas aperçus dutribut à payer à la normalité. La société les a acceptés à la conditionsous-entendue qu'ils devinssent fréquentables, ce qui exigeait d'euximplicitement de renoncer à tout ce qui pouvait choquer. Lepolitiquement correct accepte la différence mais pas la « perversion ».Exit donc tout un pan de la littérature homosexuelle subversive quivantait les amours impubères et faisait l'éloge des culottes courtes.Gabriel Matzneff auteur des Moins de 16 ans ferait scandaleaujourd'hui. Et il apparaîtrait désormais proprement impensable depublier Tony Duvert qui reçut pourtant en 1973 le prix Médicis pourPaysage de fantaisie, éloge des relations entre un adulte et desenfants. Plus inimaginable encore aujourd'hui, son ouvrage Le Bon sexeillustré (1974), émaillé de photos de garçons en érection, fut saluécomme une courageuse attaque contre les non-dits dans l'éducationsexuelle occidentale. Il y a également fort à parier que René Schererne trouverait plus aujourd'hui éditeur pour son Emile perverti (1974)et que le Roi des aulnes (1970) de Michel Tournier susciterait les plusvives réserves, attendu que son héros Abel Tiffauges se repaît enécoutant les enregistrements des gazouillis des cours de récréation eten contemplant les photos de sorties d'école. Est-ce à dire que toutedimension subversive a disparu de la littérature homosexuellecontemporaine ? Peut-être la subversion s'est-elle simplement déplacée? N'est-elle pas à chercher aujourd'hui du côté d'un Erik Rémès, auteurde Je bande donc je suis qui, la même année que Guillaume Dustan dansNicolas Pages (1999), faisait l'apologie du bareback, à savoir desrelations sexuelles non protégées en pleine épidémie de sida, mettanten scène des contaminations tantôt imposées tantôt librementconsenties. Rémès a poursuivi dans cette veine sulfureuse avec Serialfucker : journal d'un barebacker (Blanche, 2003), suscitant descontre-attaques parfois violentes de l'association Act up de luttecontre le sida. Dans Serial Fucker, Rémès n'hésite pas à narrer par ledétail le meilleur moyen de contaminer son partenaire à son insu : «Pour plomber quelqu'un, c'est également très simple. Il suffit d'un peude doigté (...). On retire discrètement la capote pendant la baise. Onfait semblant de la mettre. Des plombeurs crèvent préalablement lescapotes avec une aiguille, etc. »[…] « J'ai plombé une actupienne[13],tralalalaire, tralalala […] »[14]. Quel que soit le jugement que l'onporte sur les pratiques énoncées, force est de constater que lalittérature homosexuelle d'Erik Rémès est doublement subversive dans lamesure où elle va à l'encontre des repères moraux de la société maisd'une partie de la communauté homosexuelle elle-même. Dans un autreregistre, on retrouve aussi dans l'oeuvre de l'Autrichien Josef Winkler(né en 1953) la dimension subversive de l'homosexualité. Dans uneAutriche catholique et bien-pensante, Winkler a fait d'un romanlargement autobiographique (Le serf, 1987) un immense blasphème. Il s'ydécrit s'introduisant dans l'anus sa bougie de communiant, y compareaux hosties le sperme de ses amants qui se fige sur sa langue et àchaque fois qu'il s'agenouille devant la braguette d'un prostituémaghrébin lui reviennent en mémoire les génuflexions de l'enfant dechoeur qu'il fut jadis.
Toutefois force est de constater, qu'abstraction faite de ces «monstres », la littérature homosexuelle aujourd'hui est bien aseptisée.A force d'avoir voulu singer le mode de vie hétérosexuel et caressé lerêve du bonheur tranquille à deux avec un chien dans un pavillon debanlieue – ou un loft citadin pour les plus fortunés – les homosexuelsn'ont-ils pas fini par s'engluer dans la production d'une littératurequi n'est que la copie conforme voire la pâle copie de la littératurehétérosexuelle ? Partout ce sont les mêmes poncifs, des histoires derencontres tantôt heureuses tantôt malheureuses, puis vient le temps oùl'on se met en ménage, s'ensuit presque inévitablement le thème del'ennui conjugal, avec son cortège d'infidélités occasionnelles etd'états d'âme alimentant des conversations téléphoniques interminablesqui permettent de noircir aisément bien des pages. Et qui va promenerle chien ? (1996) de Stephen Mc Cauley nous paraît être uneinterrogation caractéristique de ce genre de littérature où homosexuelset hétérosexuels sont interchangeables – ce qui n'enlève rien auxqualités de l'auteur à qui il faut reconnaître un sens de l'humourcertain. Dans ces romans, on ne revendique plus le droit à ladifférence mais au contraire l'assimilation au mode de vie et auxpréoccupations des hétérosexuels. Mc Cauley, lui-même, revendique cetteneutralité dans le choix et le traitement des sujets : « « J'écris desromans, souligne-t-il. Les sujets m'intéressent d'abord et avant tout.Je ne tourne pas nécessairement autour d'intérêts gays. Mes thèmes sontplutôt universels, je crois. »[15]
Dominique Fernandez porte sur cette évolution un regard sévère : «Depuis la « libération » des moeurs, parmi le foisonnement des romans àsujet homosexuel[16], on en trouverait peu qui fortifient d'un apportvraiment enrichissant l'édifice de la « culture homosexuelle » élevéependant le siècle de la honte et de la clandestinité [...] Quel styleest venu remplacer le style du malaise ? Depuis que la fierté ou toutsimplement le bonheur d'être ce qu'il est a remplacé chez l'homosexuelle sentiment de culpabilité et de détresse, on ne voit pas que la joiede vivre ait donné naissance à une écriture originale. »[17] Cettecritique qui fait du sentiment de culpabilité et de détresse le terreaufertile de la littérature homosexuelle nous conduit à une autreinterrogation. Si l'on entre dans cette logique qui veut que l'amourheureux n'ait pas d'histoire, que l'on ne fasse pas de littérature avecdes bons sentiments et que les plus grandes oeuvres soient nées dustatut de paria de leur auteur ou de leurs personnages, quel a étél'apport du sida à la littérature homosexuelle ? En effet, alors quetout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes – et doncqu'implicitement la qualité littéraire ne pouvait que décliner – leshomosexuels ont retrouvé avec une brutalité inouïe leur statut depestiféré. Ils étaient à nouveau ceux sur qui le malheur fondait et parqui le malheur arrivait. Les malades étaient mis à l'isolement et l'onressortait les masques des temps de la peste. Est-ce à dire que le sida– à travers les oeuvres d'Hervé Guibert, d'Edmund White ou de MichaelCunningham, pour ne citer que quelques exemples – a eu une influenceparadoxalement « vivifiante » sur la littérature homosexuelle ? Laquestion reste ouverte.
Si le sida n'a guère été une source d'inspiration que pour lalittérature homosexuelle occidentale, il convient, au-delà de ce sujet,de ne pas oublier que la littérature homosexuelle du XXème siècle estbien plus large que la littérature européenne et nord-américaine, bienplus vaste mais ô combien méconnue. En Europe même, bien des noms commeceux de Mario Wirz, d'Alexander Ziegler ou d'Aldo Busi ne sont guèreconnus au-delà des frontières de leur propre pays. Chacun a déjàentendu bien sûr le nom de Mishima mais qui connaît des nouvellistes etromanciers israéliens comme Yotam Reuveny (Du sang sur les blés, 2001)ou Yossi Avni (Le jardin des arbres morts, 1995)[18], le Tunisien EyetChékib-Djaziri ( Un Poisson sur la balançoire (1997) et sa suite UnePromesse de douleur et de sang,1998) ou encore les mangas japonaishomosexuels de Minami Ozaki comme Zetsuai 1989, paradoxalement trèspopulaires auprès d'un public féminin ? Et surtout, que sait-on del'existence hypothétique d'une littérature homosexuelle nécessairementclandestine dans ces pays islamiques où, comme en Iran, au nom de lasharia, les homosexuels sont encore pendus haut et court ?
Si ce texte pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, c'estprécisément pour susciter la réflexion. Son titre est suffisammentlarge pour susciter des contributions sur toutes les époques et tousles pays car n'en déplaise aux pourfendeurs d'une décadence « moderne »ou « occidentale », s'il y a bien une notion qui, au-delà des querellesde définitions, semble irréfutable, c'est celle de la permanence del'homosexualité à travers les continents et les siècles et partant,l'assurance que la littérature homosexuelle a encore un avenir devantelle.
Benoît PIVERT
Maître de conférences à l'Université de Paris XI
[1] Comme Frédéric Martel Martel dans Le rose et le noir. Leshomosexuels en France depuis 1968, Paris, Le Seuil, 1996, cité d'aprèsl'édition Points, septembre 2000 et Florence Tamagne dans L'histoire del'homosexualité en Europe – Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris,éditions du Seuil 2000, nous utiliserons le terme « homosexualité »pour désigner aussi bien l'homosexualité masculine que féminine.
[2] Editions Gay-Kitsch-Camp, 2007
[3] Editions Gay-Kitsch-Camp, 2005
[4] Pour éviter de s'enfermer dans un ghetto, le « Rayon gay » dirigépar Guillaume Dustan sera rebaptisé « Le rayon » avant de disparaîtreen 2003.
[5] L'adaptation cinématographique de Jean Delannoy est de 1964.
[6] Anecdote rapportée par Frédéric Martel dans Le rose et le noir. Leshomosexuels en France depuis 1968, Paris, Le Seuil, 1996, cité d'aprèsl'édition Points, septembre 2000, p. 150
[7] P. 262. Les citations entre guillemets chez F. Martel renvoient à Mona Ozouf.
[8] Gayle Rubin , « Notes on the « Political Economy » of Sex, 1975, «Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality», 1984.
[9] Eve Kosofsky Sedgwick, Between Men. English literature and Male Homosexual Desire, Columbia University Press, 1985.
[10] Dominique Fernandez, Le rapt de Ganymède, Paris, Grasset, 1989, p. 385.
[11] D. Fernandez, ibid., p. 293-299.
[12] Ibid.
[13] A savoir : militant(e) d'Act up
[14] Victoire Patouillard, « Les raisons d'un zap », http://www.actupparis.org/article1097.html
[15] Claudia Larochelle, « Un Bostonien à Montréal », Le journal de Montréal, 10/10/2006
[16] Quoi qu'il en dise, avec L'objet de mon affection (1997), L'art dela fugue (2004), et surtout dernièrement Sexe et dépendances (2007), McCauley est bien l'auteur de romans à sujet homosexuel.
[17] Dominique Fernandez, op. cit., p. 385.
[18] Yossi Avni, diplomate et officier des Forces armées israéliennes,est publié en hébreu mais Gan Ha-Etzim Ha-metim (Le jardin des arbresmorts) est disponible en allemand sous le titre Garten der toten Bäume,Suhrkamp Verlag, 1999.