Florence Filippi, "Le cœur seul". Vestiges de l'amour et ferments de la liberté dans l'œuvre de Claire de Duras
Claire de Duras détourne les codes du roman sentimental pour dénoncer les préjugés sociaux, raciaux et genrés. À travers des figures marginales, son œuvre interroge les illusions postrévolutionnaires et dénonce les systèmes d'oppression. Ses récits dessinent un horizon de solitude lucide, où l'amitié et la spiritualité remplacent l’idéal amoureux.
L'œuvre de Claire de Duras déjoue l'image convenue de l’aristocrate éclairée et de la salonnière influente sous la Restauration. Ses trois romans donnent voix à des figures marginales, dont les souffrances révèlent les contradictions idéologiques et les désillusions de l’ère postrévolutionnaire. Loin de se conformer pleinement aux attentes du roman sentimental, son œuvre explore le « mal du siècle » selon une perspective singulière, pour en dénoncer les racines sociales et politiques. Elle examine ainsi la persistance des préjugés de race et de classe, non sans conserver les ambivalences d’un imaginaire colonial et genré. Cet essai entend montrer que le cadre traditionnel du roman sentimental n’est ici que prétexte à une redéfinition du canon romanesque, qui s’ouvre aux questions sociales pour déployer une critique, en creux, des inégalités et des structures oppressives.
À défaut d’un salut possible dans l’amour, Ourika, Édouard et Olivier ou le secret explorent un horizon de solitude adoucie par les valeurs de l’amitié et de la spiritualité. Longtemps reléguée au second plan des histoires littéraires, l’œuvre de Claire de Duras esquisse les prémisses d’une pensée lucide sur la condition féminine entravée – qui est aussi celle des autrices de son temps – et préfère, aux impasses de l’idéal amoureux, des liens plus justes fondés sur l’égalité et l’émancipation.
Extrait :
Impliquée dans les grands débats politiques et intellectuels de son temps, Claire de Duras est aussi une femme d’influence, observatrice avisée de l’échi- quier politique complexe de la Restauration. Elle joue notamment un rôle dé- terminant auprès de Chateaubriand, dont la carrière politique et diplomatique fut en grande partie façonnée par le soutien et les conseils de son influente amie, devenue l’épouse d’un des hommes les plus puissants de la cour de Louis XVIII. Le salon de Claire de Duras, par sa longévité et sa fréquentation, rivalisa même avec celui de Germaine de Staël, et l’on peut la considérer à cet égard comme l’une des grandes héritières des pratiques de sociabilité intellec- tuelles héritées de l’Ancien Régime. Son rayonnement mondain se reporta sur les trois courts romans qui nous intéressent ici, Ourika (1824), Édouard (1825) et Olivier ou le Secret (paru à titre posthume), qui connurent une renommée littéraire considérable en leur temps et furent une source d’inspiration pour nombre d’auteurs et d’autrices du premier xixe siècle. — Florence Filippi, « Introduction »
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Florence Filippi est maîtresse de conférences à l’université Rouen Normandie en études théâtrales et littérature française, spécialiste de l’histoire du jeu et des représentations sous la Révolution, l’Empire et la Restaura- tion. Elle s’intéresse plus particulièrement aux mémoires et correspondances d’actrices et d’autrices du premier xixe siècle. Elle a publié, avec Sara Harvey et Sophie Marchand, Le sacre de l’acteur. Émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt (Armand Colin, 2017) et, avec Julie de Faramond, « Théâtre et Médecine : de l’exhibition spectaculaire de la médecine à l’analyse clinique du théâtre », Revue Epistemocritique (littérature et savoirs), 2016.
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Sommaire
Introduction
D'une exilée l'autre : Germaine de Staël et Claire de Duras
De la « délicieuse production » à la revalorisation académique : fortune de l’œuvre
Anti-roman sentimental ou roman anti-sentimental ?
Chapitre 1 : Grandeur et solitude d’une femme puissante
Une légende du siècle : les vies parallèles de Claire de Duras
Une artistocrate en bas-bleus
Chapitre 2 : Influences et héritages durassiens : pour un antiroman sentimental
Un modèle à réinventer : la tradition du roman sentimental
Les affinités électives de Claire de Duras : entre héritage et modernité
Des héritiers usurpateurs : Aloys, Stendhal et Fromentin
Chapitre 3 : Petite histoire et grande histoire : les récits enchâssés
Confessions d'enfants du siècle
La puissance impuissante de l'aristocratie
Chapitre 4 : Éloge de la claustration : tableaux de l'effacement consenti
Des personnages enfermés en eux-mêmes
Voir sans être vu : le conte comme échappatoire
Tableaux en liberté et cadres ouverts : peintures et portraits détourésConclusion
Bibliographie