Reading makes love to me. Vers et pour une pratique amoureuse de la lecture (revue Post-Scriptum)
I / who spread over the land / the splendid brilliance / of your divinity / you allow my flesh / to know your scourging
(Enheduanna, 2006, p. 134).
Car si je te regarde, même un instant, je ne puis plus parler. Mais d’abord ma langue est brisée
(Sappho, 2005, p.39).
Poets and novelists, like lovers, touch that space to life with their metaphors and subterfuges. The edges of the space are the edges of the things you love, whose inconcinnities make your mind move.
(Carson, 2022, 123).
La tradition littéraire qui conçoit l’amour comme un pont (metaxu) entre la transcendance et l’immanence est ancienne, tout comme la présence du désir, du manque, de la corporalité troublée par l’amour est inhérente au texte littéraire. Au cœur de sa dévotion totale au culte d’Inanna, la chair de la prêtresse Enheduanna se fait le réceptacle d’un savoir sacré à l’origine des vers et des hymnes de la poétesse. Troublée par la contemplation de la beauté idéale, de passage dans les corps éphémères de ses amantes, la langue de Sapphô se brise dans la tentative de nommer l’Eros. Dans le Banquet de Platon, Socrate fait appel à Diotime, figure féminine subversive dans un environnement exclusivement masculin, qui réaffirme le pouvoir transcendant de l’eros, le distingue du désir périssable et éphémère du corps juvénile. L’éros, désir inassouvissable pour la beauté idéale, s’apparente à une tension vers la connaissance: « En tout cas, pour ce qui me concerne du reste, c’est un fait que parler moi-même de philosophie ou entendre quelqu’un d’autre en parler, constitue pour moi, indépendamment de l’utilité que cela représente à mes yeux, un plaisir très vif » (Platon, 2016, 60). À travers des modalités différentes, les vers de Sapphô, la plainte d’Enheduanna et le discours de Diotime incarnent ou pensent l’idée d’une pratique amoureuse, alliant à la fois un acte littéraire de métaphorisation et une conceptualisation critique (philosophique, spirituelle, littéraire) radicale. En continuité avec cette pensée préoccupée par l’amour en tant que concept riche de potentiel d’interprétation, un ensemble de productions littéraires, savantes et artistiques contemporaines réaffirme le potentiel politique, philosophique et conceptuel d’une pratique amoureuse de la lecture.
Qu’est-ce qu’une pratique amoureuse et comment se distingue-t-elle ? Le désir qui habite l’amant·e est-il le même que celui qui anime le lecteur ? Pourquoi la littérature se présente-t-elle comme un espace susceptible d’interroger la question de l’eros? Comment proposer, à même la matérialité de l’écriture et à partir de l’acte de lecture, une réflexion réellement radicale sur l’amour? Comment est-il possible de réaffirmer la charge épistémologique de l’amour? Comment lire comme un.e amant.e?
À travers des réflexions proposant un rapport analogique entre l’acte de lecture et la pratique amoureuse, plusieurs voix investiguent d’autres modes de relation au et avec le texte. Par exemple, le geste du copiste, répétant, modifiant et intériorisant le contenu du texte au rythme de la temporalité de l’écriture manuscrite, tisse un lien amoureux avec l’objet littéraire, en le travaillant à bras le corps, au sein de sa matérialité physique et de son contenu intangible. N’entretenant point une dynamique d’emprise du texte, sa pratique incarne davantage un procédé mémoriel, porté par la vocation de réactiver la charge épistémologique du texte, d’assurer sa postérité. Selon Anne Carson, la lecture comme l’amour mettent en jeu un mouvement de triangulation, semblable à la métaphore, où le sujet se heurte aux limites de son être et de son corps : « The words we read and the words we write never say exactly what we mean. The people we love are never just as we desire them. The two symbola never perfectly match. Eros is in between.» (Carson, 2022, 122) Les corps et les mots énoncés pour les nommer résistent à toute adéquation totale et c’est dans l’espace-frontière du désir que s’anime ce mouvement inlassable de recherche, de tâtonnement, d’expérimentation. La douleur du manque, inhérente à l’amour comme à la lecture, relie ces deux expériences: l’élan vers l’autre est à la fois souffrance et joie, perte et expansion. Deleuze conçoit quant à lui que la connaissance ne naît pas de la bonne volonté, mais de la rencontre, d’un choc sensible qui constitue la pensée même : « La pensée n’est rien sans quelque chose qui fait violence à la pensée. » (Deleuze, 2014, 104) Le temps amoureux altère les êtres et fait éclore en elleux les potentialités affectives et intellectuelles des textes.
Dans L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari affirment d’ailleurs que le désir n’est pas issu du manque, mais représente un processus continu de production entre flux et coupures: « Les machines désirantes sont des machines binaires, à règle binaire ou régime associatif ; toujours une machine couplée avec une autre » (Deleuze et Guattari, 1972, 11). Le texte devient machine, un corps linguistique qui produit un flux de sens, chaque geste de lecture devenant une expérience physique, le corps du lecteur s’unissant avec le texte. Au-delà d’un mouvement vers la connaissance qui passerait par cette pratique de l’amour, Barthes affirme que le texte de jouissance offre une expérience de perte de soi proche de celle de l’amour, le texte devenant un corps qui s’offre et se retire : « Ce n’est pas ma subjectivité que je retrouve, mais mon corps de jouissance… sujet anachronique, en dérive. » (Barthes, 2000, 125–126). Le plaisir ne provient pas de la compréhension, mais du désir, et il émerge précisément lorsque le texte résiste; le plaisir vient de la perte, de la défaillance du sujet face au jeu de langage. Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes retrouve cette déchirure, cet espace où se lit, se (dé)lit, notre être. Julia Kristeva, dans Pouvoirs de l’horreur, montre que le langage pulse, que le corps s’y inscrit, que l’écriture devient un geste vital, une mémoire et une répétition du manque. L’abjection de soi serait la forme culminante de l’expérience du sujet qui fonde son identité sur une perte initiale: « Rien de tel que l’abjection de soi pour démontrer que toute abjection est en fait reconnaissance du manque fondateur de tout être, sens, langage, désir » (Kristeva, 1980, 13).
Le concept du manque, qui constitue à la fois une condition nécessaire au sens et à la parole, ainsi qu’une motivation fondamentale de l’écriture destinée à combler un vide de représentations, innerve la réflexion sur la « post mémoire » (Marianne Hirsch, 2014). Cette dimension de la mémoire se transmet à travers des images, des récits et des gestes corporels, chacun d’entre eux contenant une séparation, une perte, mais aussi un espace de rencontre: celui du corps face au temps grâce au texte. Cette pratique mémorielle s’accompagne d’une posture de désir, certes radicalement différente de celles décrites auparavant, mais qui réside tout de même dans une volonté de réparation amoureuse.
De ces lectures amoureuses se dégage une potentialité de réorientation : lire ou savoir amoureusement s’aménage dans le rejet d’un paradigme de maîtrise et nécessite une ouverture à la déviation d’une trajectoire identitaire monolithique, finie et immuable. Pourtant, dans le même temps de réaffirmation de ces pratiques repensant radicalement le rapport à l’Autre, la rhétorique de l’amour se trouve également détournée et appropriée par des entités fascistes, comme pointé par Sara Ahmed: « Love is narrated as the emotion that energises the work of such groups [hate groups] ; it is out of love that the group seeks to defend the nation against others, whose presence then becomes defined as the origin of hate » (Ahmed, 2004, 142). Pour qu’une pratique de l’amour conserve toujours la possibilité d’aller à rebours des usages normatifs, de révéler une agentivité dans le jeu de triangulations du désir, une reconfiguration épistémologique continue se présente comme une nécessité indéniable.
Pour cette édition du colloque, nous avons ciblé plusieurs axes et angles d’approche. Les propositions peuvent porter, sans devoir s’y limiter, sur les thèmes suivants :
• Pratiques littéraires amoureuses
• Études écocritiques, féministes et queer, afropessimistes;
• Philosophie de l’eros et du désir;
• Post-mémoire;
• Philologie, sémiotique et linguistique: lien avec le texte comme objet d’amour;
• Intermédialité, transdisciplinarité, traduction;
• Création;
• Mythocritique, mythanalyse;
• Politique, Esthétique, Histoire de l’art;
• Objet d’amour; muséologie, archivistique, restauration;
• Etc.
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Nous accueillerons des propositions de communication de 500 mots, et ce, jusqu’au 8 février 2026, pour le colloque qui se tiendra le 7 et 8 mai 2026. Comme la sélection du contenu se fera de manière anonyme, nous vous demandons d’envoyer deux copies de votre texte dans le même courriel à l’adresse : redaction@post-scriptum.org, l’une avec vos coordonnées (nom, prénom, adresse courriel, téléphone) et l’autre non identifiée. Pour toute question, n’hésitez pas à contacter l’équipe de Post-Scriptum via notre adresse courriel, ou les organisatrices du colloque:
Emmanuelle Passelande (emmanuelle.lea.passelande@umontreal.ca), Gabrielle Chartrand (gabrielle.chartrand.3@umontreal.ca) et Lucia Baroni (lucia.baroni@umontreal.ca).
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Bibliographie indicative :
Ahmed, Sara. 2004. The Cultural Politics of Emotion. London / New York : Routledge.
Barthes, Roland. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil.
———. 2000. Le plaisir du texte : précédé de Variations sur l’écriture. Paris : Seuil.
Carson, Anne. 2022. Eros the Bittersweet. Dallas / Dublin : Dalkey Archive Press.
Deleuze, Gilles. 2014. Proust et les signes. Paris : Presses universitaires de France, coll. Quadrige.
Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. 1972. Capitalisme et schizophrénie. Paris : Les Éditions de Minuit.
Enheduanna, et Betty De Shong Meador. 2006. Inanna, Lady of Largest Heart: Poems of the SumerianHigh Priestess Enheduanna. 3e éd. paperback. Austin : University of Texas Press.
Gandhi, Leela. 2006. Affective Communities: Anticolonial Thought, Fin-de-Siècle Radicalism, and the Politics of Friendship. Durham : Duke University Press.
Kristeva, Julia. 1980. Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection. Paris : Éditions du Seuil.
Lacan, Jacques. 1949. « Le stade du miroir ». Revue française de psychanalyse 13 (4) : 449–455.
Lugones, María. 1987. « Playfulness, “World”-Travelling, and Loving Perception ». Hypatia 2 (2, Summer) : 3–19.
Platon, sous la dir. de Luc Brisson. 2016. Le Banquet, 6e édition. Paris : Flammarion.
Sapphô. 2005. Odes et fragments. Paris : Gallimard.
Stockton, Kathryn Bond. 2019. Avidly Reads Making Out. New York : New York University Press.