Perceptions paysagères, Perceptions architecturales : modalités de la perception environnementale chez Tim Ingold (Paris)
Cette journée d’étude, qui aura lieu à l’université Paris-Cité, le 23 Avril 2026 et consacrée au concept de perception tel qu’il se déploie dans l’œuvre de Tim Ingold, se propose de croiser la philosophie avec différentes disciplines des sciences humaines. À l’image du travail-même de Tim Ingold qui, depuis une méthode résolument anthropologique, mobilise des concepts et des références issus de la tradition philosophique, nous souhaitons ménager une croisée des discours afin d’enrichir et d’éclaircir le concept de perception grâce aux acquis anthropologiques, sociologiques, paysagers, ou architecturaux. Dès lors, cette journée d’étude s’attache à la manière dont Tim Ingold dialogue avec la philosophie autour de ce concept de perception, mais aussi à la façon dont différents domaines des sciences humaines lisent et mobilisent les travaux de Tim Ingold en ce sens.
Parce que l’anthropologue écossais ne cesse de rappeler la nécessité de penser, de ménager et de raviver la perception sensible et vivante de notre environnement immédiat, cette journée d’étude fait le choix de se concentrer sur deux des modalités principales de cette dernière : le paysage et l’architecture. À cet égard, l’attention se porte aussi bien sur la manière dont paysagistes et architectes ont permis de croiser les travaux de Tim Ingold avec la production et la réflexion contemporaines, que sur la manière dont Tim Ingold interroge ces domaines pour y déceler des perceptions propres et singulières. Loin de seulement considérer le travail de Tim Ingold comme une application de concepts philosophiques à l’anthropologie, ou encore comme la création de concept anthropologique à la seule destination des acteurs et actrices du paysage ou de l’architecture, l’évolution du concept de perception est à comprendre au croisement de ces différents domaines.
C’est pourquoi cette journée d’étude s’articule autour de deux axes distincts, mais formant un dialogue fécond et nécessaire. Un premier moment, interrogeant les diverses lectures de Tim Ingold, aux deux sens du génitif, s’arrêtera sur les sources philosophiques de sa pensée comme sur la réception de celle-ci dans l’ensemble du champ des sciences humaines. Un deuxième moment sera alors consacré au concept de perception et aux positionnements anthropologiques, philosophiques, sociologiques ou pratiques qu’il suscite dans l’ensemble de l’œuvre de l’anthropologue.
Le premier axe que nous souhaitons développer porte sur la question de la circulation des pensées et des concepts dans l'œuvre ingoldienne, et des lectures qui peuvent en être faites. Cette œuvre est foisonnante de références : des commentaires de terrains anthropologiques, les siens et ceux d’autres anthropologues ; des interprétations de textes philosophiques, souvent issus de traditions parfois perçues comme radicalement opposées (comme un ancrage phénoménologique et une approche deleuzienne par exemple) ; des références transversales au champ des sciences humaines et sociales, avec une approche environnementale (on peut penser à titre d’exemple au psychologue James Gibson ou à Gregory Bateson, cités dans Marcher avec les dragons) ; un ancrage dans le domaine des sciences de la nature, en particulier la biologie de l’évolution, sa première formation; enfin, un intérêt tout particulier porté à des oeuvres d’art tant modernes que contemporaines. Loin de considérer ces domaines de la pensée ou de l’histoire des idées comme des ensembles clos, il les fait correspondre (au sens fort du mot qu’il affirme dans son récent essai Correspondances) dans un jeu fructueux d’échos, un travail de tissage (métaphore et pratique présentes tout au long de son oeuvre) et de nouage entre les pensées et les disciplines. Nous voulons mettre l’accent sur cette dimension transdisciplinaire dans les interventions proposées. Les deux thèmes centraux de cette journée d’étude, le paysage et l’architecture, sont en eux-mêmes des objets hybrides, mêlant théorie et pratiques, pensée et action. Cette hybridité se retrouve dans l’intertextualité et le réseau de références qui constituent l’un des socles de la pensée ingoldienne. Par-delà les citations foisonnantes, nous insistons sur la pensée de l’auteur lui-même, qu’il s’agira de singulariser, de thématiser et de développer. Comment la pensée ingoldienne, la relecture et les interprétations de textes divers, renouvellent la pensée du paysage et de l’architecture, développant une “perspective de l’habitant.e” (dweller point of view) ? Comment s’articulent les terrains de recherche ethnographique et les conceptualisations théoriques ? Comment s’emparer de cette pensée dans un contexte de bouleversements écologiques ?
Précisément T. Ingold est lu, pratiqué, cité, et ce bien au-delà de la recherche en sciences humaines et sociales. Il entretient lui-même des correspondances avec des artistes (citons par exemple Sophie Krier, “Habiter le monde et en être habités”), participe à des séminaires en écoles d’architecture. Nous nous poserons donc la question de la réception de l'œuvre ingoldienne, singulièrement sur les questions paysagères et architecturales. Ce qui fait la qualité et la nécessité de la pensée de cet auteur nous semble, outre la richesse conceptuelle, la grande circulation qu’elle permet. Se noue et se dessine ainsi des dialogues, des ponts entre des objets de pensée divers (pensons aux lien entre transformation du rapport oralité/écriture et invention de la ligne droite dans sa Brève histoire des lignes ou la hutte conique comme modèle d’habiter signifiant une certaine disposition d’ouverture à l’environnement) qui résonnent avec cohérence. La question de la perception, comme état relationnel du sujet avec ce qui l’entoure, nous semble la trame permettant de tisser les liens entre ces objets de pensée, ces angles d’abord des questions architecturales et paysagères. Une attention particulière sera donnée aux relations d’interdépendances et d’aménités qui se tissent entre les vivants, humains et non-humains, à même de constituer de nouveaux socles ontologiques et éthiques.
Le deuxième axe de réflexion de cette journée d’étude explore la question suivante : de quelle réalité jouit la perception du paysage si l’existence de ce dernier se comprend analogiquement à celle du langage ? Cette question prend source dans les écrits de Tim Ingold, lequel affirme notamment que “le destin du paysage et celui du langage [...] sont indissociablement liés [...] nous pouvons dire que le monde contemporain n’est pas seulement philophobique, mais aussi topophobique”. Par-là, notre auteur ouvre un nouveau champ de réflexion, aussi bien autour de la question paysagère que de la question architecturale qui ne se contente pas de souligner en quoi le paysage est une production humaine, mais qui déconstruit les modalités de cette production.
Du côté du paysage, loin de considérer la diversité des paysages comme autant de sédimentations naturelles de strates issues de la rencontre entre le vivant, le climat et la singularité de chaque terre, Tim Ingold propose plutôt d’y voir le résultat d’une action proprement humaine, c’est-à-dire intentionnelle et culturelle. Toutefois, a contrario des thèses d’Augustin Berque ou d’Alain Roger, la spécificité de la position ingoldienne tient en ce que l’analogie avec le langage ne renvoie pas aux conditions préalables de l’existence du paysage, de telle sorte que parler du paysage deviendrait un principe transcendantal de la perception de celui-ci. Suivant Ingold, il faut questionner la manière dont nous faisons paysage comme nous faisons langage, c’est-à-dire comme la transformation intentionnelle d’un lieu pour mieux y vivre et y perdurer. Cette piste de réflexion peut ainsi s’apparenter à une archéologie de l’environnement naturel. Reprenant le sens foucaldien de l’archéologie comme “description intrinsèque du monument”, le projet de Tim Ingold peut se définir comme déconstruction des choix et des actes qui forment et motivent l’établissement du réel.
Alors que Tim Ingold pose la première pierre d’une manière originale d’interroger le paysage, il invite aussi à réinterroger l’architecture en parallèle de celui-ci. Toutefois, si l’analogie entre paysage et langage vaut aussi de l’architecture, c'est cette fois-ci de la philosophie analytique et d’une certaine pensée de l’architecture comme ensemble significatif que s’éloigne l’anthropologue écossais. Revenant au concept d’ “habiter”. Ingold considère l’architecture au-delà du seul style ou de l’expérience esthétique. En proposant une archéologie de l’environnement bâti, il propose de mettre en avant les liens intrinsèques entre les nécessités qu’imposent les différentes conditions (climatiques, géographiques, culturelles, corporelles) de l’habiter humain et les formes et espaces architecturaux. S’ouvrent ainsi différentes questions et enjeux que ce deuxième axe de réflexion se propose d’intensifier et d’interroger : à quel point, faire architecture revient-il à faire paysage ? La pensée architecturale est-elle une sous-catégorie de la pensée paysagère ? La singularité de l’origine d’une œuvre architecturale rend-elle impossible l’universalité de sa réception ?
Par ailleurs, le questionnement de Tim Ingold prend sens et gagne sa nécessité à la lumière des enjeux écologiques dont nous vivons aujourd’hui l’urgence. Si l’analogie entre paysage et langage est si saillante, c’est parce que la société occidentale contemporaine progressivement du sens, de la fonction et de la présence du langage comme du lieu. À cet égard, de la même manière que les acronymes dont nous amplifions aujourd'hui l’usage dans le langage nous éloignent de nos langues. l’uniformisation de l’architecture et du paysage en général “désavoue la présence, ôte la matière de l’esprit et bannit les affects”. Langage, paysage et architecture deviennent ainsi autant de symptômes d’un même délaissement de la présence sensible au profit d’une intellectualisation croissante de notre rapport au monde. Cet axe de questionnement vise dès lors aussi à questionner les modalités contemporaines de ce délaissement, allant du développement de l'intelligence artificielle, à l’usage extensif des outils technologiques dans le travail et les études paysagères ou architecturales, ou encore à la substitution de l’expérience sensible du paysage ou de l'architecture par l’observation quotidienne d’images numériques.
—
Modalités de soumission des propositions :
Nous invitons toutes les personnes intéressées, et tout particulièrement les jeunes chercheur.e.s en philosophie, anthropologie, sociologie, histoire de l’art, architecture, théories du paysage, mais pas exclusivement, à nous envoyer un résumé de communication d’une longueur de 800 mots accompagné du titre de leur intervention et d’une bio-bibliogaphie, avant le lundi 5 janvier 2026 aux deux adresses suivantes : antoineordureau@gmail.com, mia.ferret456@gmail.com
—
Bibliographie indicative :
Sources primaires :
INGOLD, Tim, “L’outil, l’esprit et la machine”, Anthologie raisonnée de Techniques & Cultures, trad. Arundhati Virmani, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2010, pp. 291-311.
INGOLD, Tim, DESCOLA, Philippe, LUSSAULT, Michel, Être au monde, quelle expérience commune ?, Lyon, PUL, 2014.
INGOLD, Tim, Faire : Anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. Hervé Gosselin, Arles, Éditions Dehors, 2017.
INGOLD, Tim, Marcher avec les dragons, trad. Pierre Madelin, Paris, Point, 2018.
INGOLD, Tim, L’anthropologie comme éducation, trad. Maryline Pinton, Rennes, PUR, 2018.
INGOLD, Tim, Machiavel chez les babouins, pour une anthropologie au-delà de l’humain, Le Pré Saint-Gervais, ASINAMALI, 2021.
INGOLD, Tim, KRIER, Sophie, “Habiter le monde et se laisser habiter”, Habiter, Perspective 2, Paris, INHA, 2021.
INGOLD, Tim, “Tomber à la renverse. Vers une écologie de l’attention”, La marche, Hermès la revue 91, trad. Anne Lehmans, Paris, CNRS éditions, 2023, pp.164-167.
INGOLD, Tim, Correspondances : accompagner le vivant, trad. Sylvain Griot, Arles, Actes Sud, 2024.
INGOLD, Tim, Argent sous la lune, trad. Joséphine Michel, Paris, Fario, 2024.
INGOLD, Tim, Une brève histoire des lignes, trad. Sophie Renaut, Paris, Point, 2024.
Sources secondaires
BATESON, Gregory, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, t I: 1977 ; t II : 1978.
BERQUE, Augustin, Écoumène, Paris, Belin, 1987.
BESSE Jean-Marc, La nécessité du paysage, Marseille, Parenthèses, 2018.
BRAIDOTTI Rosi, Metamorphoses : Towards a Materialist Theory of Becoming, Cambridge, Polity Press.
DECLERCK, Gunnar, Perception et apparition du monde, Sesto San Giovanni, Mimesis, 2024.
DELEUZE Gilles, GUATTARI Felix, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
GIBSON James. J, Approche écologique de la perception visuelle, tr O. Putois, Bellevaux, Ed. Dehors, 2014.
HARAWAY Donna, Vivre avec le trouble, trad. Vivien Garcia, Vaulx-en-Velin, ed. Les mondes à faire, 2020.
HEIDEGGER, Martin, “Bâtir, habiter, penser”, Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1980, pp. 170-193.
MACHEREY, Pierre, Vivre et penser entre les lignes: la philosophie vivante de Tim Ingold, La philosophie au sens large, 2014.
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard (coll TEL), 2005 (1945).
OLWIG, Kenneth R., The meanings of Landscape, Londres, Routledge, 2019.
PAULUS, Odile, “A Relational Theory of Organization Creation About Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture by Tim Ingold”, M@n@gement 24, Paris, AIMS, 2021.
PESTEIL, Philippe, Pour une anthropologie de l’empreinte, Sesto San Giovanni, Mimesis, 2024.
TSING Anna, Proliférations, trad Marin Schaffner, Wildproject (“Petite bibliothèque d’écologie populaire), 2022.
TSING Anna, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre sur les ruines du capitalisme, trad. Philippe Pignarre, Paris, La Découverte (“Les empêcheurs de penser en rond”), 2017.
UEXKÜLL (von) , Jakob, Milieu animal et milieu humain (préface de D. Lestel), Rivages, 2010.