Appel à contributions
Le Laboratoire de recherche « Sciences du langage, Art, Littérature, Éducation et Culture » (SCALEC), École Normale Supérieure de Meknès (Université Moulay Ismaïl - UMI) organise, Les 8 et 9 avril 2026, un colloque international sous le thème
Éthique et Esthétique : regards croisés sur l’œuvre de Yasmine Chami
May, l’héroïne de Casablanca Circus, écrit à sa fille en gestation, dans une sorte de profession de foi, un énoncé fondateur qui traverse toute l’œuvre de Yasmine Chami : « La bataille ne fait que commencer, ma fille, je te promets de me tenir toujours à tes côtés » (183). La femme reste dépendante de l’héritage historique et culturel de chaque société, mais elle est aussi déterminée par sa volonté propre de s’affirmer en tant qu’actant qui oppose une résistance farouche aux forces aliénantes qui cherchent à la bâillonner. La vulnérabilité, associée au féminin, loin d’être une fatalité, s’avère le lieu où les héroïnes, faisant preuve d’une résilience extraordinaire, parviennent à surmonter la fêlure omniprésente pour se reconstruire après chaque épreuve, transformant la faiblesse et la précarité en puissance créatrice. Face à l’impératif utilitaire qui promeut l’argent et l’autorité en valeurs ultimes, installant ainsi une fracture entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes, les héroïnes de Yasmine Chami invoquent l’impératif éthique comme un rempart salvateur qui remet l’humain au centre, en réhabilitant les valeurs de la solidarité et de la dignité.
Défendre les principes et faire face aux tentations et aux pressions d’une société gouvernée par le profit et par l’intérêt n’est pas une chose aisée. Les héros masculins de l’auteure marocaine, comme Chérif (Casablanca Circus) ou Ismaïl (Dans sa chair), échouent généralement à ce test, mais les héroïnes le réussissent au prix d’une persévérance qui les amène au bord du gouffre. C’est dans la dévastation et la faille que ces femmes trouvent la force de sublimer la douleur et la faiblesse en une œuvre d’art (livre, sculpture) qui consacre leur triomphe.
Historiquement, les femmes « sont dans le silence, elles l’habitent » (Enjeloras 1990 : 60), mais les héroïnes de Yasmine Chami revendiquent leur droit à la voix et refusent de rester dans l’ombre d’un partenaire. Dépositaire d’un héritage traditionnel ancestral qui la ramène régulièrement au cœur d’une tension nourrie conjointement par le gynécée et le patriarcat, la femme a désormais accès à des savoirs et à des métiers qui lui confèrent une autonomie intellectuelle et financière, mais aussi la capacité d’affirmer et de défendre ses convictions politiques, morales, sociales et artistiques en dehors des schémas et des contraintes préétablis de la tradition phallocratique. L’accès à la voix lui permet de sortir de la sphère de la « subalternité » et d’une minorité infantilisante. Libérée de la posture passive de la « femme écrite », elle peut, en tant qu’écrivaine, historienne ou artiste, représenter le monde d’un angle différent qui fait violence aux archétypes traditionnels, traduisant ce que Spivak appelle « la possibilité d’une épistémè » (Spivak 2009 : 53), d’une nouvelle manière de représenter le monde et de se représenter elle-même.
La femme reste largement tributaire de ses rôles habituels et naturels en tant qu’épouse, sœur et mère. Ces rôles la rattachent à l’espace domestique, un espace qui était autrefois, à quelques exceptions près, le seul espace accessible aux femmes. Métaphore du sujet, la maison se nourrit de chaleur humaine à défaut de laquelle elle se transforme en lieu de solitude et d’exil, un décor froid qui trahit la dévastation du personnage et sa dépossession. Yasmine Chami associe la maison, et l’architecture en général, à la notion de l’habitabilité. Pour ses protagonistes, la maison n’est pas seulement le lieu intime de la sociabilité, c’est une métaphore de l’enracinement et de l’arrachement. À l’image du ventre maternel, elle est la matrice qui contient et nourrit, mais elle peut aussi se transformer en une « carcasse enflée (Cérémonie : 13), un espace inhabitable. Les femmes font vivre la maison et ravaudent les liens qui menacent de rompre. Plusieurs héroïnes de Yasmine Chami sont architectes de profession, elles construisent et décorent des maisons, mais nombreuses sont celles qui échouent lamentablement dans leur vie conjugale et font face à un effondrement de la famille. Si la plupart des femmes restent dévouées à l’espace privé de l’oikos et à leurs tâches traditionnelles millénaires, elles sont néanmoins à l’écoute de l’espace public qui devient à son tour un territoire conquis, et qu’elles investissent en tant qu’actrices politiques et sociales. Aussi, sont-elles en permanence partagées entre leur drame individuel (problèmes familiaux, divorce, maladie) et la nécessité de soutenir la lutte des êtres fragilisés par la pauvreté, la tyrannie ou la guerre contre les forces écrasantes du capital et du patriarcat.
Parallèlement à l’interrogation de la géographie politique et sociale de l’espace urbain qui occupe une bonne place dans ses romans (les différentes strates du territoire urbain, le bidonville, les quartiers populaires et les quartiers cossus, la médina et les espaces historiques, la bétonisation galopante de la ville), Yasmine Chami se veut aussi une gardienne de la mémoire. Ses héroïnes, comme Samia dans Mourir est un enchantement, procèdent à une reconstitution du passé, faisant de la remémoration et de la photographie les supports d’une investigation patiente qui permet de ressusciter le temps perdu. Dans chaque roman, il y a un fond historique diffus, mais clairement identifiable qui rattache la fiction au contexte historique du Maroc contemporain : les indépendances, les années de plomb, l’émigration des élites fassies à Casablanca, la guerre du Golf, les attentats de mai 2001, etc.). L’histoire individuelle des personnages prend racine dans l’histoire du pays et du monde, faisant ainsi du roman une aventure du temps et de l’espace.
L’engagement féminin est un autre thème fort de l’écriture de Yasmine Chami. Elle représente des héroïnes qui militent pour une société plus équitable et plus humaine. May, Médée, Tanya ou Malika adoptent la même posture : elles refusent de s’enfermer dans la bulle égoïste et autarcique de leur vie individuelle et de leurs chagrins personnels, et préfèrent à la place se tourner vers une extériorité qu’elles entreprennent de transformer. De leur vulnérabilité même, elles tirent une force insoupçonnée en plaidant la cause des victimes des violences, des êtres précaires et déracinés qui habitent des transitions. Les héroïnes de Yasmine Chami mettent leurs arts (l’écriture, la sculpture, l’architecture, etc.), autrefois instruments réservés à l’élite masculine, au service des subalternes invisibles, stigmatisés, leur prêtant ainsi un visage (Médée) et une voix (May) pour rendre audibles leurs doléances et leurs revendications.
« Écrire, c’est se délier », affirme Mona Ozouf (1995 : 22). « L'écriture aussi, c’est du lait. » ajoute Hélène Cixous, « Je nourris. Et comme toutes celles qui nourrissent, je suis nourrie. » (La Venue à l'écriture, 54). En donnant une voix aux exclus et aux opprimés, l’héroïne de Chami apprend à se représenter elle-même. Par une sorte de relation symbiotique, elle donne une consistance et une nouvelle légitimité à sa propre voix : « ce sont vos voix qui donnent corps à la mienne » (Casablanca Circus : 181), proclame May en invitant les bidonvillois à cosigner l’ouvrage qui leur donne, en même temps que la parole, une existence sociale . La même démarche collaborative est adoptée dans Médée chérie. Pressée par son amie Tanya, une réfugiée de guerre irakienne, Médée entreprend une sculpture-relique qui préserve la mémoire des disparus de l’oubli : « Invente-nous un visage, crée avec nous et pour nous une statue dans laquelle nous pourrons nous reconnaître » (Médée chérie : 102). Grâce à ces œuvres, les exclus accèdent à la parole et à la visibilité.
Comme le remarque Sara dans Mourir est un enchantement, « toujours le corps des femmes est un enjeu de pouvoir, de représentation et de plaisir » (101). De corps-objet, la femme devient corps-sujet. Cela se traduit par l’émergence d’un contre-récit qui prend le contre-pied du discours normatif, en racontant le réel du point de vue des êtres relégués à la marge. De fait, Yasmine Chami pratique une écriture hybride , qui se nourrit de tout, faisant appel aux différentes disciplines, effaçant les frontières entre philosophie, histoire, anthropologie et sociologie, etc. Elle mobilise les différents arts, notamment la photographie, l’architecture, la peinture et la sculpture, s’inscrivant, comme son héroïne dans Médée chérie, dans un esprit d’upcycling artistique qui traduit la force de la résilience et un besoin permanent de réinvention de soi.
Nous voulons donc explorer l’œuvre romanesque de Yasmine Chami pour interroger ces différents aspects et bien d’autres, notamment l’articulation du politique et de l’esthétique, les préoccupations sociales et l’interrogation de l’espace, la lutte des femmes dans un contexte social qui résiste au changement, ou de manière plus générale, une représentation de la précarité des êtres. Pour ce faire, nous proposons, à titre indicatif, les axes suivants :
Axes de réflexion indicatifs
- Entre le gynécée et le patriarcat : la question du genre et la lutte de la femme pour son émancipation des schémas archaïques du pouvoir.
- Représentation des vulnérables : les espaces de la marge. Dynamiques de l’espace : de l’espace privé et intime à l’espace urbain. Réflexion sur l’architecture et sur la gestion du territoire.
- De la femme écrite à la femme écrivaine : du corps-objet au corps-sujet. Briser le silence, contourner la parole officielle pour accéder à la voix et à la reconnaissance. Écrire une contre-histoire de la conscience féminine.
- Une écriture de l’intime (le flux de conscience, exploration de l’intériorité).
- Du texte à l’intertexte : réécriture du mythe, importance de l’intertexte, esthétique de l’épigraphe.
- Une écriture engagée : le roman comme support d’une réflexion politique et éthique.
- Littérature et art : représentations de l’artiste. L’artiste comme créateur de mondes, comme gardien de la mémoire et comme acteur politique et social. De l’écriture aux arts plastiques et visuels.
- Une littérature hybride et plurielle qui se nourrit de toutes les disciplines (philosophie, anthropologie, sociologie, psychologie, etc.)
Corpus
Chami, Yasmine, Cérémonie, Actes Sud, 1999.
— — — — — , Mourir est un enchantement, Actes Sud, 2017.
— — — — — , Médée Chérie, Actes Sud, 2017.
— — — — — , Dans sa chair, Actes Sud, 2022.
— — — — — , Casablanca Circus, Actes Sud, 2023.
Bibliographie
Enjoleras, Laurence, Femmes écrites, Bilan de deux décennies, Anma Libri, 1990, 35.
Cixous, Hélène, Gagnon, Madeleine et Leclerc, Annie, La Venue à l'écriture, Paris: 10/18, 1977.
Didier, Béatrice, L’Écriture-femme, Paris, PUF, 1981.
Ozouf, Mona, Les Mots des femmes, Paris, Fayard, 1995.
Spivak, Gayatri Chakravorty, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, (Traduit de l’anglais par Jérôme Vidal), Paris, Editions Amsterdam, 2009.
Coordination
Abdelouahed HAJJI - Omar BENJELLOUN - Mohammed Dekhissi - Mohamed SEMLALI
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Calendrier
Nous invitons les participants à soumettre leurs propositions de communication (300 mots maximum), rédigées en français, accompagnées d’une brève biographie (250 mots).
Les propositions (titre, résumé, courte notice biographique) sont à envoyer avant le 15 Janvier 2026 aux adresses suivantes : m.semlali@umi.ac.ma et ad.hajji@umi.ac.ma
Le colloque international se tiendra les 8 et le 9 avril 2026 à l’École Normale Supérieure de Meknès - Université Moulay Ismaïl.