Rupture, cassure, décalage, échappée, dissidence sont les mots-clés de l’histoire de l’art moderne. Depuis Manet et Cézanne, l’art rompt avec son milieu, rompt avec la tradition, rompt avec les idées ou les valeurs dominantes. Que reflète alors cet art déchaîné hormis sa propre errance ? Existe-t-il, sinon des liens tenaces, à tout le moins quelques fils ténus qui rattachent encore l’œuvre à une histoire qui ne serait pas seulement celle des artistes ou de leur production ?
Il n’est pas question ici de nier qu’il existe une différence entre Les Demoiselles d’Avignon de Picasso et l’Anthropométrie judiciaire développée à la même époque par Alphonse Bertillon. Encore faudrait-il, avant de mettre au pinacle certaines œuvres et d’en disgracier d’autres, rechercher, en dépit de ce qui les oppose, ce qui peut-être les rend solidaires et – qui sait ? – en certains points les confond. Il n’est pas absurde de conjecturer que maintes œuvres, considérées comme des phares de notre culture, doivent une part non négligeable de leur éclat à d’autres œuvres qui, échappant à l’histoire de l’art, demeurent ignorées ou discréditées. Les danseurs sont d’autant plus libres de leurs cabrioles qu’ils prennent appui sur un sol ferme et dûment réglé. Aussi, vanter la liberté de l’art sans montrer ses points d’appui pourrait bien confiner à la mystification. Si les chaînes qui entravaient les statues de Dédale faisaient tout leur prix, connaître celles qui enracinent nos œuvres éclairerait l’attachement parfois aveugle que nous leur portons, et donneraient peut-être un sens moins arbitraire à notre jugement esthétique.
Les textes repris et développés dans cet ouvrage trouvent leur origine dans des préfaces, notices, articles ou actes de colloque, écrits au cours des trente dernières années par l’auteur. Fort d’une riche expérience en tant que commissaire ou conseiller scientifique d’expositions, il s’est interrogé tout au long de sa carrière sur cette question du lien – lien entre l’art, la religion, la littérature, la psychanalyse, la science. L’ensemble des textes, qui se répondent entre eux, se fait l’écho de cette réflexion sur la question du lien. Ils ont tous été revus, certains profondément remaniés, et constituent désormais la version de référence. Quelques-uns ont été écrits pour des ouvrages étrangers et n’avaient jamais été publiés en français.