Les visages de l’infamie. Usages et perspectives de la légende noire
Université de Lille, ALITHILA
8 avril 2026 – campus Pont-de-Bois
Caligula faisant son cheval sénateur, Lucrèce Borgia séduisant son propre frère et Marie-Antoinette déclarant « Qu’ils mangent de la brioche ! » : autant d’exemples de légendes noires appliquées à des figures historiques, et désormais passées dans l’imaginaire collectif. C’est d’abord par opposition qu’Arthur Lévy, le premier semble-t-il, utilise ce terme de « légende noire » [1] dans son Napoléon intime : à l’inverse de la légende dorée qui fait de l’homme un « dieu », celle-ci le transforme alors en « monstre ». L’expression, popularisée par l’ouvrage de Julián Juderías au XXᵉ siècle, renvoie alors à une « description grotesque » fondée sur la combinaison d’éléments divers, exagérés, détournés, ou inventés, utilisés dans le but de nuire : la légende noire revêt alors « une double nature malveillante et fabuleuse » [2].
Cette journée d’étude, en s’intéressant en particulier aux légendes noires appliquées aux figures historiques, a pour objectif de repenser la fabrique, les usages et les enjeux d’un légendaire qui demeure toujours palpable dans notre société, non sans avoir évolué au cours du temps, notamment dans sa position vis-à-vis de l’Histoire. Thucydide, dans La Guerre du Péloponnèse, dénonçait déjà les récits « grandis » et « parés des prestiges de la fable » [3] soucieux de flatter le goût du public, mais impossibles à vérifier. La légende apparaît alors comme une manipulation narrative qui transforme, dans l’imaginaire populaire, un personnage en exemple ou en repoussoir. C’est bien cette falsification que récuse l’approche positiviste de l’Histoire au XIXᵉ siècle, imposant alors une logique de vérification et d’exclusion de ces récits jugés invérifiables. « Légende » deviendrait ainsi, pour l’historien, un synonyme de « mensonge ».
Qu’en est-il alors des œuvres de fiction ? Si les romanciers et dramaturges historiques s’approprient la légende noire comme un matériau narratif déjà élaboré, qu’ils sont libres de réécrire, d’enrichir et de diffuser, ils se heurtent pourtant aux critiques de spécialistes désireux de revenir aux stricts faits avérés. L’œuvre littéraire qui mobilise la légende est ainsi réduite à une fiction plaisante mais fausse, où la méfiance doit rester de mise.
Ces arguments positivistes ne constituent cependant pas le seul mode d’interprétation de la légende. Les auteurs romantiques y répondaient dès leur diffusion, ouvrant une autre voie que Victor Hugo exprime ainsi clairement dans Quatrevingt-treize : « L’histoire a sa vérité, la légende a la sienne » [4]. La légende ne saurait ainsi se réduire à une déformation du réel. Comme l'a notamment montré Claude Millet [5], elle peut être envisagée comme un mode de relation au monde : une manière affective, poétique ou symbolique de dire le passé. Le légendaire devient alors un espace de sens où se rejoue la tension entre vérité, mémoire et imagination. Il ne révèle pas une erreur, mais une forme de connaissance collective où se cristallisent croyances, affects et imaginaires politiques.
Partant de cette ambivalence, la journée d’étude se propose d’explorer la légende noire comme un objet d’analyse interdisciplinaire. Il ne s’agira pas de vérifier ou de corriger les entorses faites au passé, mais d’en interroger les fonctions, les usages et les enjeux de transmission, dans la culture savante comme dans la culture populaire.
Ouverte à toutes les disciplines (littérature, histoire, philosophie, arts, sciences de l’information, études culturelles…), cette journée d’étude invite à penser la légende noire non comme un écart à rectifier, mais comme une forme de savoir sensible et social, révélatrice de nos manières de raconter, comprendre et mettre en scène le passé. Trois axes pourront être envisagés :
• Axe 1 – Les enjeux épistémologiques de la légende noire : Quelle place les sciences humaines (Histoire, philologie, critique littéraire) accordent-elles à la légende noire ? Comment intégrer ou contester ces récits situés entre l’Histoire et la fiction ? La légende noire peut-elle devenir un outil de réflexion sur les limites de la connaissance ? Quel rôle joue-t-elle dans la constitution du savoir moderne sur les figures controversées, y compris dans les récits littéraires postmodernes ?
• Axe 2 – Les formes esthétiques du noircissement : Quels procédés narratifs, stylistiques ou visuels contribuent à façonner une légende noire, à la maintenir, l’amplifier ? Comment ces images évoluent-elles selon les genres et selon les époques ? Quelles stratégies de renversement ou réhabilitation de la figure honnie dans le cadre de la fiction ?
• Axe 3 – Approches culturelles et médiatiques : Par quelles médiations politiques, artistiques ou historiques ces récits sont-ils diffusés, réappropriés et pérennisés dans la culture de masse (réseaux sociaux, séries, jeux, cinéma) ? Quels sont les enjeux idéologiques, politiques ou moraux de leur transmission ? Quelle place pour le discours savant face à cette imprégnation du légendaire dans la société
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[1] Lévy, Arthur, Napoléon intime, Paris, Éditions Plon, Nourrit et Cie, 1893, p. v.
[2] Merle, Alexandra & Leroy du Cardonnoy, «Légendes noires et identités nationales en Europe (fin Moyen Age-XIXe siècle)», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, mis à jour le : 06/12/2019, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_1590.html
[3] Hérodote, Thucydide, « La Guerre du Péloponnèse », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, I, XI, p.706.
[4] Hugo, Victor, Quatrevingt-Treize [1874], Paris, Flammarion, 2014, p.248.
[5] Millet, Claude, Le Légendaire au XIXᵉ siècle, Paris, PUF, 1997.
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Comité d’organisation
Fiona MCINTOSH-VARJABÉDIAN (Université de Lille, ALITHILA)
Aymeric SERVET (Université de Lille, ALITHILA)
Coline LAMBERT (Université de Lille, ALITHILA)
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Modalités de soumission
Les propositions, d’une longueur maximale de 3000 caractères et accompagnées d’une brève présentation, devront être envoyées par mail à aymeric.servet.etu@univ-lille.fr et coline.lambert@univ-lille.fr avant le 15 janvier 2026.
Les intervenants seront informés avant le 30 janvier.
La journée d’études se déroulera le 8 avril 2026 à l’Université de Lille, campus Pont-de-Bois (Villeneuve d’Ascq).
À l’issue du colloque, les contributions devraient permettre de donner lieu à la publication d’un numéro thématique de la revue Les Grandes figures historiques dans les lettres et les arts. Aussi, les communications devront porter sur des corpus littéraires, historiques, iconographiques ou médiatiques, de l’Antiquité à nos jours et seront centrées sur des figures particulières au cœur d’une légende noire.
Bibliographie indicative :
Abélès, Solal, Les historiens croient-ils aux mythes ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
Almavi, Christian, De l'art et la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France : essais de mythologie nationale / Christian Amalvi, Paris, Albin Michel, 1988.
Anderson, Benedict, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983.
Assmann, Jan, La mémoire culturelle, Paris, Aubier, 2010.
Bidou, Patrice, « Du mythe à la légende », Journal de la Société des Américanistes, n°75, 1989, p. 63-90.
Boucheron, Patrick, Conjurer la peur. Sienne 1338, essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013.
Bowman, Franck Paul, « Du romantisme au positivisme : Alfred Maury », Romantisme, n°22, 1978, p. 35-43.
Bowman, Franck Paul, « Symbole et désymbolisation », Romantisme, n°50, 1985, p. 53-60.
Camous, Thierry, Ce que la légende nous apprend sur l’histoire : le Minotaure, la guerre de Trois, Romulus et Rémus… grammaire de la légende, Paris, Les Belles Lettres, 2025.
Cassirer, Ernst, La philosophie des formes symboliques [1923-1929], (trad. Ole Hansen-Løve et Jean Lacoste), Paris, Éditions de Minuit, 1972.
Detalle, Anny, Mythes, merveilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976.
Eliade, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie de l’histoire, (trad. de l’italien par M. Aymard, C. Paolini, E. Bonan et M. Sancini-Vignet, traduction revue par Martin Rueff), Lagrasse, Verdier, 2010.
Grande, Nathalie & Pierre, Chantal, Légendes noires, légendes dorées. Ou comment la littérature fabrique l'histoire (XVIIe-XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
Grojnowski, Daniel, « Moralités légendaires », Critique, n°368, 1968.
Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964.
Halbwachs, Maurice, La mémoire collective, Paris, PUF, 1950.
Hobsbawm, Eric & Ranger, Terence (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
Hugo, Victor, Quatrevingt-Treize [1874], Paris, Flammarion, 2014.
Hugo, Victor, La Légende des siècles, La fin de Satan, Dieu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950.
Juderías, Julián, La leyenda negra de España [1917], Madrid, La Esfera de los Libros, 2014.
Jolles, André, Formes simples, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
Lacoue-Labarthe, Philippe, Nancy, Jean-Luc, L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, « Poétique », 1978.
Laforgue, Jules, Moralités légendaires, Paris, POL, 1992.
Lévy, Arthur, Napoléon intime, Paris, Éditions Plon, Nourrit et Cie, 1893.
Lévi-Strauss, Claude, Mythologiques, (4 vol.), Paris, Plon, 1964-1971.
Millet, Claude, Le Légendaire au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997.
Rancière, Jacques, Les Noms de l’Histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1992.
Ricoeur, Paul, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 2001.
Ricoeur, Paul, Temps et récit (3 vol.), Paris, Point, 1983-1985.
Schmitt, Jean-Claude, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.
Veyne, Paul, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.