Cinéma : regards et égards animaux
Le Caméraman. 1928. Après s’être jeté à l’eau pour sauver une jeune femme, Buster Keaton laisse sa place d’opérateur à son singe. Des singes font le cinéma. Par ce choix tant narratif que théorique, le cinéaste donne très tôt une existence propre au regard de l’animal. Point n’est besoin de vision subjective ou de voir-comme : l’homme voit au lieu de l’animal. Encore faut-il l’entendre dans le double sens du terme : voir comme si nous étions à la place de l’animal et continue de voir comme un homme en remplacement de l’animal (Durafour 2025). Le regard de l’animal au cinéma interroge tout autant et peut-être surtout le regard de l’animal que nous n’avons pas cessé d’être.
Au-delà de l’image comique proposée par Keaton, la scène invite à réfléchir sur l’œil qui saisit les images et, surtout, sur le regard qu’il pose. Que se passe-t-il si ce dernier appartient à un oiseau ou un loup ? Le regard n’est pas qu’une simple perception : il implique intention et volonté. Reconnaître l’intelligence d’un regard animal suppose de suspendre nos projections et d’accueillir l’altérité de ces êtres dans leur perception du monde (Burgat 2012). Le regard animal au cinéma ouvre de larges questions : qui regarde et qui est regardé ? Parle-t-on de notre vision de l’animal ou de ce que nous projetons sur lui ? Qu’est-ce qui le distingue de l’humain, au point de parler d’un regard spécifique ? Quand nous observons un animal, n’y retrouvons-nous pas souvent notre propre image ? Enfin, pouvons-nous percevoir un regard animal sans y plaquer notre œil anthropocentré ?
Qu’est-ce que le regard ? Étymologiquement, le terme désigne la vue, il désigne plus précisément le fait de garder en vue, donc avec l'œil. Et le préfixe re désigne d’abord un retour ou un pas en arrière. Regarder, ce n’est pas voir mais revoir. Voir, c’est ce que font les yeux biologiques ; regarder, c’est la vision revue par la culture technique et spéculative à laquelle nous appartenons. Aussi regarder, c’est-ce garder la chose (res). Alors dans la question du regard animal, de quel regard parlons-nous ? Le cinéma, par sa capacité à hypnotiser (par le flux lumineux des images en mouvement, par les rythmes sonores et visuels), réactive chez l’être humain une manière d’être au monde qui précède ou excède l’usage du langage : une relation au sensible proche de celle des animaux. (Bellour 2009) Quelle différence y aurait-il, alors, entre nos deux regards ? Quel est le regard que nous avons sur le regard animal ? Que voulons-nous sauvegarder, protéger quand nous nous intéressons à la question du regard animal ?
Qu’est-ce qu’un animal ? Derrida l’a bien dit : un animal, ça n’existe pas (Derrida 2002). Il y a des animaux, très différents. Quoi de commun entre un caniche, un crotale et une amibe ? L’animal, c’est le nom générique et qui ne correspond à rien de concret par quoi, du haut de notre rationalité arrogante, nous nions la différence de l’animal (et en faisons un être bête) ? Mais pouvons-nous quitter pour autant notre condition humaine ? Comme l’écrivait Thomas Nagel, aucun être humain ne peut savoir ce que c’est que d’être une chauve-souris (Nagel 1974). Le regard animal est-il vraiment animal ?
Reconnaître l’intelligence d’un regard animal implique non seulement de suspendre les images, c’est-à-dire les projections, que l’homme construit à son sujet, mais implique aussi, et peut-être surtout, de consentir à la présence de cet autre face à soi (Burgat 2012), de cette altérité-écran absolue. Car si le cinéma n’a jamais cessé de montrer l’animal – et cela dès son archéologie chronophotographique –, c’est le plus souvent dans une vision tout à fait unilatérale qu’il l’a fait ; l’animal est vu selon les principes du cadre cinématographique mais il n’est guère rendu capable de regarder en retour, et donc de devenir un sujet. Rares, donc, sont les images animales où le regard s’inverse, où son visage semble si évident qu’il nous adresse, par lui-même sa présence et vient, par ce simple fait, troubler l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Car qu’est-ce qui nous rend si bien humains si ce n’est le regard que l’autre, et donc aussi l’animal, pose enfin sur nous (Derrida 2002) ?
1) Voir autrement grâce à l’animal : N’est-il pas bon de penser le regard animal comme un regard qui ne nous attend pas, qui ne demande rien en retour si ce n’est exister par lui-même ? Car si l’animal n’attend pas l’humain pour exister, c’est bien car son regard est libre, que l’humain n’est ni premier, ni nécessaire dans son monde. Et pourtant, quand le cinéma tente de le filmer, il ne cesse de le fantasmer, tant « tout animal […] est d’essence fantastique, fantasmatique, fabuleux » (Derrida 2002) ; le regard de « l’animal » n’existe pas en soi, il n’y a que des regards-animaux, mais des regards que l’on fantasme, que l’on projette, par nos tentatives impossibles et anthropocentrées de voir comme une tortue, comme un colibri, comme un ours… Comment donc construire des images animales sans être capable de connaître ces regards-animaux ? Le cinéma, par ses mobilités visuelles d’espèce au cœur de son archéologie (Marey, Muybridge), n’est-il pas cet endroit qui nous rappelle que voir autrement, c’est accepter de se laisser traverser par ces regards spectraux, par ces regards-animaux, ces regards qui « sont toujours là […] même s'ils n'existent pas, même s'ils ne sont plus, même s'ils ne sont pas encore. » (Derrida, 1993).
2) Filmer depuis l’animal, dispositifs et expérimentations : Cet axe propose d'interroger les formes esthétiques et techniques par lesquelles le cinéma tente de figurer, de partager une perception non humaine. Filmer depuis l’animal, ou plus exactement au lieu de l’animal (Durafour et André, 2022), c’est expérimenter des manières d’habiter le monde qui échappent à la perspective anthropocentrée, où chaque êtres compose avec un environnement singulier, selon sa sensibilité propre. À travers les dispositifs filmiques, techniques (cadrages désaxés, caméras embarqués temporalité dilatés, fragmentés) se joue la tentative d’un cinéma qui « devient animal », cherchant moins à représenter qu'à éprouver des modes d’être autres. Cette exploration engage quelque part une esthétique du trouble, de déplacement de l’expérimentation, où le regard se décentre et se diffracte au contact de ce qu’il cherche à percevoir à représenter ? Il s’agit alors d’interroger comment les images cinématographiques en essayant de se laisser traverser par le regard animal ouvrent à une redéfinition éthique, esthétique et sensible de la vision, pour ne, non plus, voir contre l’animal mais voir avec lui dans un monde partagé.
3) Une vision politique : Le cinéma, à l’image de notre société, n’échappe pas à une domination patriarcale de ces sujets. Il peut être bon de se poser la question de représentation de l’animal comme interrogation politique. L’animal subit un système d’oppression qui l'objectifie et le réduit à un silence rappelant les logiques similaires appliquées à d'autres minorités. Ainsi en mettant en scène le regard de l’animal, le cinéma peut devenir un outil critique, révélant les mécanismes d’exclusion et de hiérarchisation des vies afin de créer un dispositif d’invisibilisation et de mise en cause des luttes animales, qui permet de porter aussi un nouveau regard sur l'animal humain. Michel Serres soulignait la difficulté politique de passer un contrat avec une partie qui ne parle pas, qui ne répond pas (Serres 1990). Le cinéma n’y échappe pas : comment faire politique avec un regard qui – sauf dans des cas précis où l’animal est humanisé et rapporté à une invention technique (les animaux de compagnie), ne répond pas ?
Bibliographie
ADAMS Carol J., La politique sexuelle de la viande, Le passager clandestin, Lorient, 2025.
ABRAM David, Devenir animal. Une cosmologie terrestre, Dehors, Bellevaux, 2024.
BAILLY Jean-Christophe, Le versant animal, Bayard, paris, 2007.
BELLOUR Raymond, Le corps du cinéma, P.O.L, Paris, 2009.
BURGAT Florence, Une autre existence. La condition animale, Albin Michel, Paris, 2012.
CASTRO Eduardo Vivieros (de), Métaphysiques cannibales, PUF, Paris, 2009.
DARDENNE Emilie, Introduction aux études animales, PUF, Paris, 2020.
DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975.
DERRIDA, Jacques, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
DESPRET Vinciane, Habiter en oiseau, Actes Sud, Arles, 2019.
DURAFOUR Jean-Michel, Qu’est-ce que l’éconologie ? Au bout des images : cinéma, monde, perception, Presses du réel, Dijon, 2025.
DURAFOUR Jean-Michel et ANDRE Emmanuelle, Insectes, cinéma. Le visible qui palpite, Rouge profond, Aix-en-Provence, 2022.
GIBSON James, Approche écologique de la perception visuelle, Dehors, Bellevaux, 2014.
McMAHON Laura, Animal Worlds: Film, Philosophy and Time, Edinburgh University Press, Édimbourg, 2019.
MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Actes Sud, Arles, 2022.
NAGEL Thomas, « Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris ? », in DENNETT Daniel et HOFSTADTER Douglas (dir.), Vue de l'esprit, InterEditions, Malakoff, 1981.
PLUMWOOD Val, L’oeil du crocodile, Wildproject, Marseille, 2021.
SERRES Michel, Le contrat naturel, Flammarion, Paris, 1990.
THOMAS Benjamin, Une esthétique des personnages de cinéma, La lettre Volée, Bruxelles, 2021.
UEXKÜLL Jakob (von), Mondes animaux et monde humain, Payot & Rivages, Paris, 2004.
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Cette journée d’études s’inscrit dans le cadre de la formation du Master Cinéma et Audiovisuel parcours « Ecritures critiques, recherche et didactique de l’image » d’Aix-Marseille Université et est organisée par la promotion 2024-2026 (sous la supervision de Jean-Michel Durafour).
Les propositions d’un maximum d’une page (TNR 12, interligne 1.5) sont à faire parvenir au plus tard le 15 janvier 2026 aux adresses : jean-michel.durafour@univ-amu.fr et emilien.morvant@gmail.com .
29 Mai 2026
Aix-Marseille Université, Bâtiment Turbulence, Site Saint-Charles, 3, place Victor Hugo, 13331 Marseille Cedex 3
Comité scientifique :
Marco D’Antonio, Kenzo Bellon, Jean-Michel Durafour, Jade Moreau, Emilien Morvant, Caroline Renard, Grégory Wallet