"Avec les mots de tout le monde écrire comme personne". Franchissements et affranchissements littéraires (Montréal)
“Avec les mots de tout le monde écrire comme personne” :
Franchissements et affranchissements littéraires
Aller au-delà d’une limite, dépasser les obstacles et les conventions, se libérer ou prendre (enfin) son indépendance, faire sécession... Pour la dix-huitième édition du colloque de l’ADELFIES (Association des étudiant∙e∙s en langue et littérature françaises inscrit∙e∙s aux études supérieures de l'Université McGill), nous célébrons la majorité, l’émancipation voire la délivrance autour du franchissement et de l’affranchissement, en littérature, en traduction et en création.
(Af)franchissements en littérature : genres, formes, thèmes
Nous assistons, depuis le début du XXe siècle, à un bouleversement des pratiques littéraires et du classement générique. Du formalisme au Nouveau Roman, en passant par le structuralisme, la littérature déplace ses objets et ses manières de signifier. L’époque contemporaine est caractérisée par une porosité des frontières (géographiques, disciplinaires, fictionnelles, génériques) : des délimitations jusqu’ici admises s’estompent et les empiétements se multiplient (Lyotard, 1979 : 65-69). On observe, comme symptômes de ces bouleversements, des œuvres issues de métissages génériques, une porosité entre la fiction et la non-fiction, une croissance des styles documentaires (Inkel et Lefort-Favreau, 2020 : 7), ainsi que l'apparition d’objets neufs et de nouvelles nomenclatures pour les désigner ; l’autothéorie (Fournier, 2021), en est un exemple. Mais l’hybridation littéraire n’est pas seulement l'apanage du contemporain. Si l’histoire du roman, qui fait, « de la littérature, [...] rigoureusement ce qu’il veut » (Robert, 1972 : 15), est en elle-même un récit de lutte au sein du champ littéraire et de mixité générique, la littérature de l’Ancien Régime, par exemple, est aussi marquée par les expérimentations formelles et thématiques de ses auteurs. Toutes propositions s’intéressant à la littérature qui s’émancipe, d’elle-même ou d’autres instances, sont encouragées.
Depuis les années 1970, dans le sillage de la deuxième vague féministe, des autrices et théoriciennes ont promu une écriture fondée sur la corporéité, pensée comme une manière de faire résonner le corps dans la langue (Cixous, 1975 : 21). Écrire depuis le corps, c’est laisser advenir dans la langue les pulsations du vivant (Cixous, 1975 : 46), décrit comme une manière d’imprimer dans le texte les traces d’une subjectivité incarnée : une écriture pulsée, rythmée, faite de phrases courtes, haletantes, ou au contraire longues et fluides, comme une respiration (Cixous, 1975). Cette démarche implique un affranchissement des normes établies du langage et du cadre discursif dans lequel il évolue. C’est un geste de réappropriation du discours par le sensible, une volonté de rompre avec une tradition logocentrée (Irigaray, 1974). Cixous affirme que « […] l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive […] » (1975 : 43). C’est dans cet espace que peut émerger ce que Didier appelle un « soi de papier » (2002 : 126), où s’exprime une subjectivité longtemps contenue, étouffée par les formes figées du langage institué. Toute proposition portant sur l’usage de la corporéité est vivement encouragée.
(Af)franchissements linguistiques
Bien souvent dépeinte comme ce qui nous différencie de l’animal (Aristote, 1990 : I,2), la parole est associée à l’intelligible, à la communication et à l’interaction. Le langage paraît donc être devenu chose humaine, porté par la littérature qui lui permet de se déployer sous les formes les plus diverses. Bien que doté d’une capacité de dévoilement et de signification, et en tant que le texte littéraire joue avec le verbe pour s’éloigner de la fonction communicative du langage (Foucault, 1966 : 102), la parole qu’il admet en son sein se fait point de fuite de l’expression. De fait, la lecture n’apparaîtrait pas comme un acte de communication fondé sur la pure reconnaissance de signes laissés par l’écrivain•e, la lecture « se situe au-delà ou en-deçà de la compréhension » (Blanchot, 1988 : 258). Franchissement ou affranchissement sont des termes qui invitent à réfléchir aux contraintes grammaticales, linguistiques, sociales, qui conditionnent le langage et l’émergence de la parole dans les textes littéraires. Seront encouragés les axes de recherche (oralité, inintelligible, animalisation de la parole, cri, indicible) qui cherchent à interroger les dynamiques de force (Gauvin, 2023 : 41-57) et les normes qui entourent le langage.
Le langage est aussi un espace de cohabitation entre exigence et liberté. Souvent envisagée comme l’expression d’une appartenance unique, la langue se présente pourtant comme un espace de tension, de passage et de transformation. L’écriture hétérolingue (Grutman, 1997), dans la difficile cohabitation des langages, invente sa propre voie•x d’accès à l’inexprimable. L’hétérolinguisme déplace ainsi le langage hors de ses frontières, en faisant coexister les voix, les rythmes et les imaginaires de plusieurs mondes linguistiques, culturels et identitaires. De même, la diglossie (Ferguson et Huebner, 1959), dans la cohabitation entre langues dominantes et dominées, révèle une dynamique de forces, un perpétuel franchissement entre registres et statuts (Prieur, 2006). Dans le champ des études littéraires postcoloniales, les notions d’hétérolinguisme, de diglossie et de plurilinguisme occupent une place essentielle et s’imposent ainsi comme des enjeux critiques majeurs depuis les premiers travaux qui ont façonné cette approche théorique (Khatibi 1981; Gauvin 1999; Simon 1994). Les propositions s’intéressant à ces mouvements de franchissements et d’affranchissements linguistiques seront particulièrement bienvenues.
(Af)franchissements en traduction/traductologie
Franchissements et affranchissements, enfin, sont féconds pour penser la traduction et problématiser les rapports entre le texte à traduire et le texte traduit qui peut s’en libérer, volontairement ou non. La traductologie récente invite à dépasser les clivages fidélité/infidélité ou traduction sourcière/traduction cibliste et à penser la traduction comme réécriture (Bassnett et Levefere, 1992), comme œuvre d’art (Cassin 2016) ou comme l’« espace irréductible d’une confrontation » (Samoyault, 2020 : 11), où l’oeuvre à traduire peut être désintégrée et mise en haillons (Samoyault, 2020 : 50-51). Certaines théories revendiquent l’émancipation vis-à-vis du texte à traduire : le poète et traducteur brésilien Haroldo de Campos propose ainsi l’image du traducteur cannibale qui, afin de résister à l’hégémonie occidentale, s’approprie les œuvres des cultures dominantes, les digère et propose de nouvelles œuvres plutôt que des imitations, préfigurant le tournant postcolonial en traductologie (de Campos, 1981), tandis que Susanne de Lotbinière-Harwood « pirate » le texte pour qu’il reflète ses propres convictions politiques dans le cadre des théories féministes de la traduction (von Flotow; 1991 : 79). On peut penser, enfin, aux traductions qui s’affranchissent des conventions traductives habituelles comme la traduction homophonique (Broqua et Weissmann, 2019) ou aux retraductions qui rompent avec les traductions précédentes, comme celle de 1984 proposée par Josée Kamoun en 2018.
—
Les étudiant·e·s de littérature, de traduction et de création littéraire dont les recherches s’inscrivent dans le thème du colloque sont invité·e·s à nous soumettre un descriptif de communication. Faites-nous parvenir votre proposition d’un maximum de 250 mots ainsi qu’un titre provisoire et une brève notice biographique à l’adresse colloque.adelfies@gmail.com d’ici le 31 décembre 2025.
L’événement se tiendra sur le campus de l’Université McGill, à la Thomson House (3650, rue McTavish, Montréal) en mode hybride le 27 mars 2026. Le campus est accessible en transports en commun (métro : arrêts Peel ou McGill ; bus : lignes 24 ou 144). Les communications, d’une durée maximale de 20 minutes, seront suivies d’une période de questions commune à chaque fin de panel. Veuillez nous indiquer, au moment de l’envoi de votre proposition, s’il vous serait nécessaire ou préférable d’effectuer votre présentation à distance.
Comme il s’agit d’un colloque étudiant, veuillez noter que nous n'avons pas les fonds nécessaires pour rembourser vos déplacements ou votre hébergement. Nous vous invitons à vous informer auprès de votre établissement concernant les possibilités de financement qui s’offrent à vous.
Le bâtiment est à proximité de la station McGill et la salle où se tiendra le colloque est située au deuxième étage. Dans le but de rendre cet événement aussi accessible que possible, nous vous invitons à communiquer avec le comité organisateur si vous avez des questions concernant l’accessibilité au colloque ou si vous avez besoin d’accommodements.
—
CALENDRIER PROVISOIRE
31 décembre 2025 : Date limite pour la réception des propositions de communication
Début février 2025 : Annonce des communications retenues pour le colloque
27 mars 2025 : Journée dédiée au colloque de l’ADELFIES
—
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Emmy Baldin (Université McGill, doctorat)
Clara Cartry (Université McGill, doctorat)
Thibaut Dehaumont (Université McGill, doctorat)
Zachary Johner (Université McGill, doctorat)
Clara Joubert (Université McGill, doctorat)
Mounira Khoris (Université McGill, doctorat)
Salomé Landry Orvoine (Université McGill, doctorat)
—
Bibliographie
Aristote, Les Politiques, éd. Pierre Traducteur Préfacier Pellegrin, France, Flammarion, 1990, 575 p.
Aschcroft, Bill, Griffiths, Gareth et Tiffin, Helen, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 1989.
Bassnett, Susan et Andre Levefere, “General editors’ preface”, dans Translation, Rewriting and the Manipulation of Literary Fame (éd. Susan Bassnett et Andre Lefevere), Londres/New York, Routledge, 1992, p. vii-viii.
Blanchot, Maurice, L’espace littéraire, Paris, France, Gallimard, 1988, 376 p.
Broqua, Vincent et Dirk Weissmann, Sound/Writing : traduire-écrire entre le son et le sens, Homophonic translation – traducson – Oberflächenübersetzung, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2019.
Campos, Haroldo de, « Anthropophagous Reason: Dialogue and Difference in Brazilian Culture », dans Novas: Selected Writings, (éd./trad. JA.S. Bessa et O. Cisneros), Evanston, Northwestern University Press, (2007/1981), p. 157-177.
Cassin, Barbara, « La traduction comme œuvre d’art », dans Après Babel, traduire (éd. Barbara Cassin), Marseille/Arles : Mucem/Actes Sud, 2016, p. 243-250.
Cixous, Hélène, Le Rire de la méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010 [1975], 196 p.
Didier, Béatrice, Le journal intime, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 2002.
Ferguson, Charles et Huebner, Thom, Sociolinguistic Perspectives : Papers on Language in Society, 1959-1994, Oxford University Press, 1959.
Foucault, Michel, Les mots et les choses: une archéologie des sciences humaines, Paris, France, Gallimard, 1966, 400 p.
Fournier, Lauren, Autotheory as Feminist Practice in Art, Writing, and Criticism, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2021.
Gauvin, Lise, dir., Les langues du roman. Du plurilinguisme comme stratégie textuelle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999.
Gauvin, Lise, Des littératures de l’intranquillité: essai sur les littératures francophones, Paris, France, Karthala, 2023, 235 p.
Grutman, Rainier, Des langues qui résonnent : hétérolinguisme et lettres québécoises, Fides, 1997.
Inkel, Stéphane et Julien Lefort Favreau, « Espace démocratique de la littérature québécoise contemporaine », Voix et Images, vol. 46, n° 1, 2020, p. 7-12.
Irigaray, Luce, Le corps-à-corps avec la mère, Paris, Pleine lune, 2014 [1974].
Khatibi, Abdelkebi, La violence du texte. La littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 7-9.
Lyotard, Jean-François, La condition postmoderne : rapport pour le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
Nglasso-Mwatha, Musanji (dir.), L’Imaginaire linguistique dans les discours littéraires politiques et médiatiques en Afrique, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2011.
Orwell, George, 1984 (trad. Josée Kamoun), Paris, Gallimard, 2018 [1949].
Prieur, Jean-Marie, « Des écrivains en contact de langues », Éla. Études de linguistique appliquée, no 4, 2006, p. 485-492.
Robert, Marthe, Roman des origines ou origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 2009 [1972].
Samoyault, Tiphaine, Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020.
Stampfli, Anaïs, Eau de café de Raphaël Confiant. Quand la fiction donne vie à la créolité, Pointe-à-Pitre, Presses universitaires des Antilles (Les Classiques de la Caraïbe), 2023.
Simon, Sherry, Le trafic des langues : traduction et culture dans la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 1995.
Von Flotow, Luise, « Feminist Translation: Contexts, Practices and Theories », TTR, vol. 4, n° 2, 1991, p. 69–84.