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Gaïa, intrusions d'une Terre inquiète (revue MuseMedusa, Université de Montréal)

Gaïa, intrusions d'une Terre inquiète (revue MuseMedusa, Université de Montréal)

Publié le par Mihai Duma (Source : Revue MuseMedusa)

Gaïa, intrusions d’une Terre inquiète

Sous la direction de Maxime Fecteau

(English below)

Figure primordiale née du Chaos, Gaïa présente plusieurs visages. Mère féconde et tellurique dans la Théogonie d’Hésiode, elle est aussi puissance de soulèvement, complice des Titans et d’accouchements violents. Son ambivalence matricielle – sol nourricier et secousse, régénération et révolte – offre un fil rouge à ce 15e dossier de MuseMedusa : partir de la figure pour éclairer les régimes de temps et d’action qu’elle déborde, en reconnaissant ce que nos dispositifs modernes de représentation ont fait subir à cette pluralité de visages (Latour, 1991 ; 2015). En d’autres termes, comprendre Gaïa exige aujourd’hui de tenir ensemble la mythologie grecque et l’attention aux mutations planétaires.

La modernité a aplani la Terre en « globe » mesurable, assignant au temps l’horloge et à l’histoire une ligne continue (Cosgrove, 2001), lissant au passage les vies et voix multiples que porte Gaïa. Dans son essai Le grand dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique (2016), Amitav Ghosh a montré combien nos formes canoniques d’imagination entrent en crise : le roman réaliste hérité du XIXe siècle demeure largement aveugle aux événements naturels improbables et aux échelles non-humaines du climat. Cette cécité, avance Ghosh, tient aussi à un héritage géologique. L’uniformitarisme qui a structuré la géologie moderne a naturalisé un régime de temporalité continue, de variations graduelles et de « plausibilité » statistique – un horizon que le roman réaliste a transposé en chronotope, privilégiant la moyenne durée, la causalité ordinaire et l’événement probable. À l’inverse, les temporalités géologiques reconfigurées par l’Anthropocène, faites de non-linéarités et de basculements, excèdent ces cadres (Chakrabarty, 2009) : elles relèvent d’échelles et de fréquences qui rendent l’extrême vraisemblable et défont les conventions du réalisme.

La « Mère Nature » qu’on croyait généreuse et docile se manifeste : crues soudaines, mégafeux, acidification, déplacements et extinctions massives d’espèces. En réponse, les arts et les lettres ne se contentent pas de représenter et raconter ; ils élaborent des dispositifs de perception et de positionnement qui déplacent l’attention et recomposent le sensible (Rancière, 2000 ; Ingold, 2011). Car la Terre refuse le statut de décor : elle entre en scène comme protagoniste protéiforme et redistribue nos cadres d’attention (Latour, 2015). De là l’appel à d’autres régimes de récit : déplacement de l’arc du personnage vers des processus ; montée en généralité sans perdre les ancrages situés ; entretissage de la preuve et de la fiction ; montage d’archives ; polyphonies incluant des voix non-humaines ; réinvention formelle de cartes ; chorégraphies capables de rendre sensibles cycles, gradients et rétroactions (Tsing, 2015).

Ce déplacement des cadres atteste ce qu’Isabelle Stengers, dans Au temps des catastrophes (2009), nomme « l’intrusion de Gaïa » : rupture du lissage de nos présentations du monde, chute de l’illusion d’une nature silencieuse, et entrée dans le présent de durées qui nous débordent. Ces durées s’articulent – délais de latence (bioaccumulation, dégradation lente), boucles de rétroaction (dégel du pergélisol, blanchiment des récifs), bascules rapides lorsque des seuils sont franchis – et transforme les horizons de l’action (Nixon, 2011). Elles s’inscrivent, de surcroît, dans des régimes d’inégalités : zones littorales, archipels, bassins miniers et centres urbains n’éprouvent ni les mêmes vitesses ni les mêmes risques (Malm, 2016). Dès lors, les conséquences écologiques de la « Grande accélération » ne se réduisent pas à des courbes : elles se donnent dans les façons incalculables dont la Terre s’immisce dans nos vies et rebat les cartes et les repères hérités du XIXe siècle (Bonneuil et Fressoz, 2013).

Au point de rencontre entre l’échelle géologique et les battements humains, nos formes narratives et représentationnelles se dérèglent : comment dire ce qui s’étend sur des millénaires et brûle pourtant aujourd’hui ? Quels sujets doivent parler face à des phénomènes massivement distribués, non locaux, qui percent et « épuisent » le présent (Morton, 2013) ? De ces questions formelles découlent des enjeux éthiques et politiques, inséparables des choix d’écriture : responsabilité et redevabilité ; consentement des communautés ; temporalités de la décision, du soin et de la réparation ; et, en contrepoint, critique des héritages impériaux et du capitalisme fossile qui informent autant les imaginaires que les infrastructures du dérèglement (Yusoff, 2018 ; Liboiron, 2021). Ici, l’invention formelle est déjà une manière de prendre position (Haraway, 2016). Choisir comment raconter – par quelles voix, selon quels rythmes, avec quelles ruptures – engage autant que ce qu’on raconte. Les dispositifs formels portent en eux des présupposés sur l’agentivité, la causalité et la communauté ; les transformer, c’est redistribuer les rôles et rendre possible d’autres relations au vivant.

Dans le sillage de l’hypothèse Gaïa – telle que les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis l’ont formulée : une Terre qui s’autorégule par alliances symbiotiques –, relue notamment par Bruno Latour, nous proposons de revisiter nos imaginaires du temps et de l’action : non pour opposer un contre-chant mélancolique au « progrès » moderne, mais pour éprouver des rythmes, des phases et des métamorphoses où l’humain n’est ni héros ni centre (Le Guin, 1989). Aussi lançons-nous un appel à des contributions qui mettront à l’essai des formes à la hauteur du heurt des échelles. Quels récits, quelles images, quels gestes rendent partageables des processus à la fois lents et abrupts, planétaires et pourtant éprouvés depuis des lieux particuliers ? Quels dispositifs déplacent le sujet, font place aux non-humains et reconfigurent nos manières de percevoir et de raconter, des terrains locaux aux visions terrestres ? Entre deux régimes temporels – continuités lentes (uniformitarisme) et ruptures brusques (catastrophisme) – comment la littérature et les arts composent-ils avec Gaïa, ses propriétés autorégulatrices, ses seuils de tolérance et son apparente passivité qui bascule en réaction ? Quels montages narratifs, plastiques, scéniques ou sonores peuvent accueillir des processus en gradients, en latences, en événements abrupts, en archives de devenir, et répondre au « grand dérangement » mis en lumière par Amitav Ghosh ? Nous cherchons des contributions qui articuleront la théorie au terrain, la description à l’expérimentation sensible, la preuve à l’invention – pour ouvrir des voies de composition avec une Terre inquiète, c’est-à-dire agitée, et de plus en plus abîmée (Tsing et al., 2017).

Les articles, les textes de création et les œuvres visuelles inédits, en français, en anglais ou en allemand, seront à envoyer au plus tard le 15 novembre 2026 à musemedusa@umontreal.ca, en mettant en copie conforme Maxime Fecteau (fecteau.maxime.2@courrier.uqam.ca).

Chaque contribution (sauf les créations, pour lesquelles une notice et deux listes de mots clés suffiront) devra être accompagnée d’une brève notice bio-bibliographique, de deux résumés et de deux listes de 10 mots clés, en français et en anglais (voir le protocole de rédaction).

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Gaia: Intrusions of a Restless Earth

Guest editor: Maxime Fecteau

Primordial and born of Chaos, Gaia wears many faces. In Hesiod’s Theogony she is a fertile, earth-bodied mother; she is also an insurgent force—ally to the Titans and to violent births. This constitutive ambivalence—nourishing ground and upheaval, regeneration and revolt—guides the 15th issue of MuseMedusa. We follow the figure to probe the regimes of time and action it exceeds, while noting how modern representational devices have narrowed its plurality of faces (Latour, 1991; 2015). In short, understanding Gaia today means holding Greek myth together with attention to planetary change.

Modernity flattened Earth into a measurable “globe,” gave time the clock and history a straight line (Cosgrove, 2001), and in the process smoothed out the many lives and voices Gaia bears. In The Great Derangement: Climate Change and the Unthinkable (2016), Amitav Ghosh shows how our canonical imaginative forms increasingly falter: the realist novel, inherited from the nineteenth‑century, remains largely blind to unlikely natural events and to nonhuman scales. That blindness, he suggests, has a geological lineage. Uniformitarianism—the backbone of modern geology—normalized steady change and statistical plausibility, an outlook the realist novel absorbed into its chronotope, favoring middling duration, ordinary causality, and probable events. Anthropocene temporalities, by contrast—nonlinear and marked by tipping points—exceed those frames (Chakrabarty, 2009). They operate at scales and frequencies that render extremes plausible and unsettle realism’s conventions.

The “Mother Nature” presumed generous and docile is asserting herself: flash floods, megafires, acidifying seas, mass displacements, extinctions. In response, the arts and letters do more than represent; they build perceptual and positional devices that redirect attention and recompose the sensible (Rancière, 2000; Ingold, 2011). Earth refuses to be a backdrop: she steps onstage as a shape‑shifting protagonist and redraws our frames of attention (Latour, 2015). Hence the call for other narrative regimes: shift from character arcs to processes; scale up without losing situated footholds; braid evidence with fiction; assemble archives; stage polyphonies that include nonhuman voices; reinvent cartography; choreograph works that make cycles, gradients, and feedback palpable (Tsing, 2015).

This reframing speaks to what Isabelle Stengers, in In Catastrophic Times (2009), calls “the intrusion of Gaia”: the end of smoothed‑over presentations of the Earth, the collapse of the illusion of a silent nature, and the irruption, in the present, of temporalities that exceed us. These temporalities interlock—latencies (bioaccumulation, slow decay), feedback loops (permafrost thaw, reef bleaching), and rapid shifts when thresholds are crossed—and they recast horizons of action (Nixon, 2011). Moreover, these dynamics are unevenly distributed: coasts, archipelagos, mining basins, and urban centers face different speeds and risks (Malm, 2016). The ecological fallout of the “Great Acceleration” is not reducible to curves on graphs; it appears in the incalculable ways Earth elbows into our lives and reshuffles markers inherited from the nineteenth century (Bonneuil and Fressoz, 2013).

Where geological scale meets human rhythm, our narrative and representational forms grind their gears: how do we tell what spans millennia yet burns now? Who should speak to phenomena that are massively distributed, nonlocal, and that pierce and “drain” the present (Morton, 2013)? From such formal questions follow ethical and political stakes, inseparable from choices on the page: responsibility and accountability; community consent; tempos of decision, care, and repair; and, in counterpoint, critique of imperial inheritances and fossil capitalism that shape imaginaries and the infrastructures of disruption (Yusoff, 2018; Liboiron, 2021). Here, formal invention already takes a stand (Haraway, 2016). Choosing how to tell matters as much as what is told. Forms carry assumptions about agency, causality, and community; altering them redistributes roles and makes other relations with the living possible.

In the wake of the Gaia hypothesis—as James Lovelock and Lynn Margulis framed it: Earth self‑regulating through symbiosis—reinterpreted notably by Bruno Latour, we propose to revisit imaginaries of time and action: not as a melancholic counterpoint to modern “progress,” but to test rhythms, phases, and metamorphoses where the human is neither hero nor hub (Le Guin, 1989). We invite contributions that try out forms equal to the clash of scales. Which narratives, images, and gestures render shareable processes that are at once slow and abrupt, planetary yet felt from particular places? Which devices displace the subject, make room for nonhumans, and reconfigure how we perceive and tell, from local grounds to earthly vistas? Between two temporal regimes—slow continuities (uniformitarianism) and sudden ruptures (catastrophism)—how do literature and the arts compose with Gaia: her self‑regulation, thresholds of tolerance, and apparent passivity that flips into reaction? What narrative, visual, stage, or sonic assemblages can hold processes in gradients, in latency, in abrupt events, in archives of becoming, and answer the “great derangement” Ghosh points out? We seek contributions that braid theory with situated approaches, description with sensory experiences, evidence with invention—to open ways of composing with a restless Earth: uneasy, agitated, increasingly damaged (Tsing et al., 2017).

Submit original articles, creative texts, or unpublished visual works—in French, English, or German—by November 15, 2026 to musemedusa@umontreal.ca, copying Maxime Fecteau (fecteau.maxime.2@courrier.uqam.ca).

Each submission (except creative works, for which a short note and two keyword lists suffice) should include a brief bio‑bibliography, two abstracts, and two lists of 10 keywords, in French and English (see submission guidelines).