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Écritures de la gratitude (Angers)

Écritures de la gratitude (Angers)

Publié le par Marc Escola (Source : Carole Auroy)

Colloque international

 Écritures de la gratitude

 Université d’Angers, les 2-4 juin 2027 

« Que l’univers créé vaille d’être célébré, c’est l’évidence. Que la Vie vaille d’être révélée, c’est l’évidence aussi. La Vie foisonnante, enivrante, exaltante, à la fois joyeuse et tragique, avec ses envols parmi les nues, ses êtres qui tentent de survivre au fond du gouffre, ses douleurs étouffées, ses émotions tues, sa part invisible et transfigurante qui se prolonge au-delà de la mort[1]. »

Ces lignes tracées par François Cheng en sa quatre-vingt-seizième année inscrivent au principe même de l’écriture un élan de reconnaissance envers la vie. Vie majuscule, ici, pour une conscience qui s’abreuve à la double source du taoïsme et du christianisme. Mais sous un autre horizon métaphysique, on entend aussi bien résonner chez le jeune héros du Premier Homme de Camus un « grand cri de joie et de gratitude envers l’adorable vie[2] » – lequel n’esquive pas, lui non plus, la confrontation simultanée à son visage tragique. On peut présumer que c’est en assumant cette double face, radieuse et sombre, de l’existence que les jaillissements littéraires de gratitude, lestés de gravité, mais dynamisés par ce lest, atteignent leur plus haute intensité.

Or le regard porté sur les expressions séculaires de la reconnaissance peut dialoguer à l’heure actuelle avec ce qui prend l’allure d’un singulier effet de mode. « Ressentir et exprimer de la gratitude améliore notre état de santé, notre humeur et renforce les relations[3] ». Cette prescription roborative s’inscrit dans un ample mouvement qui, sous l’impulsion de la psychologie positive, donne à la pratique du journal intime la forme de « carnets de gratitude », tandis que se développe, dans les pratiques pédagogiques, une éducation du regard au discernement des joies de chaque jour. Une telle redécouverte des bienfaits individuels et sociaux de cette disposition intérieure peut surprendre, par leur évidence même – éprouvée dans l’histoire millénaire des expressions de la reconnaissance, du remerciement à la bénédiction – et aussi par son contraste avec un pessimisme ambiant qui plombe d’anxiété le rapport à l’existence. Peut-être y avait-il urgence à refonder le choix assumé d’un élan de confiance en la vie au cœur de l’angoisse qui gagne une planète à bout de souffle, et le développement de relations douces face aux violences d’un monde convulsif. Peut-être aussi cette fortune des exercices de gratitude et des recherches qui les soutiennent est-elle l’expression d’une sagesse du relatif qui, plutôt que de porter la réflexion sur un terrain métaphysique possiblement déstabilisant, œuvre à un réenchantement du quotidien et au développement pratique d’un bien-être à dimension éthique. Un certain syncrétisme religieux et philosophique nimbe néanmoins volontiers d’une dimension spirituelle le développement personnel auquel vise la culture de la reconnaissance. Tout en marquant une distinction entre l’action de grâce religieuse et la gratitude cultivée par la psychologie positive, des théologiens et pasteurs[4] ne négligent pas quant à eux l’apport de ces travaux pour replacer à la source de la prière et de l’action la puissance intérieurement vivifiante de la louange. Par-delà les cadres confessionnels, mais sans dédaigner de recueillir les apports de leurs pratiques méditatives, la philosophie observe aussi l’action de la dynamique de la reconnaissance dans la rénovation de notre rapport au monde et au vivant, par la voie, notamment, de « l’exercice d’attention écospirituelle[5] ».

Voilà donc un climat porteur pour réécouter, dans une traversée des siècles, les écritures que porte un mouvement de reconnaissance, alors que sa verbalisation, dans le silence du journal intime ou l’oralité des échanges, tend à s’imposer comme une des clés de l’art de vivre. La littérature peut évidemment donner ses modèles aux exercices qui la cultivent, peut-être aussi s’en faire le contre-modèle, face à une revendication de spontanéité ; elle est en tout cas le lieu par excellence où s’expérimentent les ressources, limites et pièges d’un langage en quête d’expressivité, de performativité et d’authenticité. 

Mais elle est aussi un lieu de mise à distance critique, où peuvent s’interroger l’évidence qui place la gratitude au fondement de relations harmonieuses et les mécanismes insidieux qui l’exploitent ou la dénaturent. Qui pourrait nier que l’attente de reconnaissance se fasse souvent écrasante ou sourdement aliénante ? Maintes œuvres littéraires ne peuvent-elles apparaître comme des exercices d’ingratitude émancipateurs ? Plus profondément, le phénomène sociétal qui fonde la recherche du bonheur contemporaine sur quelques saines orientations psychologiques fait l’objet de réactions vives – que l’on pense à la dénonciation répétée par Philippe Forest d’une actuelle « religion de la résilience[6] ». Une attaque en règle a été menée par Edgar Cabanis et Eva Illouz contre la déclinaison de techniques d’accès au bonheur par la psychologie positive et les programmes de développement personnel, et sur la pression que fait peser sur l’individu l’impératif de l’épanouissement, présenté comme l’objectif et le critère d’une vie réussie, dont l’atteinte dépend de ses seules aptitudes bien orientées[7]. Les injonctions à une gratitude aux vertus redécouvertes seraient-elles emportées dans ce tourbillon ? Récemment encore, Jacques Attali proposait à ses lecteurs de comprendre « le rôle social, culturel, économique et politique de la gratitude et de l’ingratitude », non sans une prise de distance critique à l’égard de la première, « devenue un moteur du profit et un refuge contre la solitude[8] ». Sur les complexités de ce sujet dont les sciences humaines et sociales contemporaines se sont emparées avec une certaine passion, la littérature a sans doute, avec ses ressources propres – celles, notamment, de la mise en récit, du dialogisme, de la fiction et de la symbolisation –, de quoi donner à penser. 

C’est tout d’abord autour des poétiques de la gratitude que peut se lancer une réflexion centrée sur l’apport de la littérature à une expression qui est, en grande partie, d’ordre langagier, quand bien même elle se noue autour de dons ou de gestes. Il ne s’agit pas seulement d’en inventorier – tâche du reste démesurée – les formes innombrables, mais surtout d’explorer les problèmes auxquelles répondent les tensions qui s’exercent dans leur efflorescence, entre raffinement et dépouillement, expansion lyrique et retenue. Par sa définition même, la gratitude est frappée d’une ambivalence : elle peut être « lien de reconnaissance envers quelqu’un dont on est l’obligé à l’occasion d’un bienfait ou d’un service rendu », ou plus intérieurement « sentiment de reconnaissance et d’affection envers quelqu’un[9] ». Contrainte et convention sont d’évidents obstacles à la conversion des pesanteurs du lien dans la chaleur du sentiment. Carlo Ossola reconnaît à la langue française l’intérêt de marquer clairement la distinction entre la reconnaissance, qui intériorise dans la conscience le constat d’un don reçu, et la gratitude, qui invite au don en retour d’un remerciement ; il fait ressortir leur complémentarité, sans ignorer les difficultés qui guettent leur coordination[10]. Il convient en outre de distinguer la gratitude, comme disposition, du remerciement, acte de langage qui ne tend pas nécessairement à l’éloge (et peut formuler des sentiments dissociés de la disposition effective du sujet, mais destinés à s’acquitter d’un devoir social et moral : en témoignent les conseils qui peuvent accompagner des modèles de lettres de remerciements). Il arrive aussi que la gratitude puisse laisser muet ou constituer une gageure pour l’expression langagière. Pour autant, la littérature n’a-t-elle pas inventé des moyens de se tirer avec grâce de ces obstacles, que fait surgir sa pratique sociale ? Surtout, par quelles voies les expressions littéraires de la gratitude donnent-elles à percevoir leur animation par la chaleur d’un mouvement intérieur ?

L’analyse de l’exercice verbal de la gratitude (en tant que réaction et que réponse) est bien entendu indissociable d’une réflexion sur ses objets et destinataires, ses vertus et déviances, l’éthos qui l’anime et la vision du monde qui la fonde. À qui rend-on grâce ? Outre la question des postulations (don de la vie, Création…) impliquées par la gratitude, se pose celle de l’éthos de la personne qui s’engage dans sa réponse au don qu’elle estime avoir reçu ou à la dette dont elle s’estime redevable. La littérature concourt à l’observation de son action vivifiante, dans la relation intersubjective, et du rôle de « complément à l’ordre juridique » que lui reconnaissait Georg Simmel, lorsqu’il la montrait créatrice de « ces liens pour ainsi dire microscopiques, mais extrêmement résistants, qui lient un élément de la société à l’autre et finissent par associer tous les éléments en un organisme complet, vivant et de solide structure[11] ». Les explorations littéraires peuvent ainsi ouvrir une interrogation sur la place qu’elle tient dans la recherche de « la “vie bonne”, avec et pour autrui dans des institutions justes[12] ». Un deuxième volet d’étude peut donc porter sur la fondation d’une éthique de la gratitude. On s’attend à la voir se déployer dans une multiple gamme d’écritures de l’intime, de la poésie lyrique et de la prose méditative au journal et au récit autobiographique. Mais de cette éthique peuvent aussi s’afficher les perversions ou les platitudes, dans le miroir que la création littéraire renvoie à la société ou dans la chambre d’écho qu’elle donne à la doxa. La fiction offrant le « grand laboratoire de l’imaginaire » à des expérimentations sur les valeurs et les comportements, elle peut tout autant valoriser que « dévaluer » ou « [t]ransvaluer » la gratitude[13]. Des études lexicographiques pourraient analyser la façon dont la réflexion éthique se déploie dans un jeu sur le vocabulaire dans lequel se module la notion, à commencer par le couple formé avec le mot de reconnaissance.

Une troisième piste devrait conduire à explorer les horizons métaphysiques de la gratitude. Leur description s’impose particulièrement quand elle s’exprime à l’égard de la vie – ce qui la rend généralement indissociable d’une réflexion, au moins en filigrane, sur la temporalité, dans laquelle se détache la grâce des instants de plénitude et se gonfle la richesse des trésors reçus, et sur la mort, qu’elle soit perçue comme leur limite, leur condition de fulgurance, leur lieu de transfiguration… La gratitude envers la vie suppose la reconnaissance ou l’intuition d’une bonté originaire[14], ou foncière, que dramatise le heurt à la réalité de la souffrance et à l’épreuve du mal. L’articulation de l’expansion cosmique de la gratitude et de son jaillissement amoureux serait aussi à observer. Autant de directions dans lesquelles le dialogue entre la création littéraire et les traditions ou courants spirituels et philosophiques donne à entrevoir sa richesse. Mais sur cet axe aussi se manifeste l’action critique de la littérature – que l’on pense par exemple aux subversions et parodies des actions de grâces. L’expression de la gratitude suppose une posture d’humilité chez celui qui reconnaît n’être pas à l’origine des dons reçus – dont l’énumération tend cependant à le poser comme privilégié, si ce n’est par ses mérites, du moins par la chance ou la providence. Quand bien même aucune expression de satisfaction n’est suspecte de s’y loger, l’acte de reconnaissance qui monte vers la vie ou vers le ciel rencontre la question de son audibilité par une humanité souffrante et de son universalisation.

Sur tous ces axes, un dialogue entre spécialistes de littérature et chercheurs en psychologie, sociologie, philosophie, anthropologie, théologie, histoire, et même en sciences juridiques, politiques et économiques sera bienvenu.

Les propositions de communications, en 500 mots environ, accompagnées de quelques lignes bio-bibliographiques, sont à envoyer pour le 1er juillet 2026 au plus tard à :

Carole Auroy (carole.auroy@univ-angers.fr) et Pauline Bruley (pauline.bruley@univ-angers.fr).

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[1] François Cheng, Une nuit au cap de la Chèvre, Paris, Albin Michel, 2025, p. 50.
[2] Albert Camus, Le Premier Homme [1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 148.
[3] Rébecca Shankland, Les Pouvoirs de la Gratitude, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 30.
[4] Voir notamment Pascal Ide, Puissance de la gratitude. Vers la vraie joie, Paris, Éditions de l'Emmanuel, 2017.
[5] Jean-Philippe Pierron, Méditer comme une montagne. Exercices spirituels d’attention à la Terre et à ceux qui l’habitent, Paris, Éditions de l’atelier, p. 98.
[6] Voir par exemple Philippe Forest, avec Jean-Marie Durand, Après tout, Paris, PUF, coll. « Les 100 ans des PUF », 2021. 
[7] Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, trad. Frédéric Joly, Paris, Premier Parallèle, 2018 Le livre débusque les enjeux politiques et financiers masqués sous cette culture du bonheur, en lien avec le développement de l’ultra-libéralisme.
[8] Jacques Attali, Philosophie de la gratitude. Soyez toujours reconnaissants. Soyez parfois ingrat, Paris, Autrement, coll. « Les grands mots », 2025, Quatrième de couverture et p. 15.
[9] Entrée « Gratitude » dans le Trésor de la langue française en ligne [https://www.cnrtl.fr/definition/gratitude, consulté le 29/09/2025].
[10] « [L]a gratitude sans reconnaissance est une fausse monnaie, mais la reconnaissance sans gratitude est une émotion abstraite, vide de sens, jusqu’à ce qu’on rencontre la personne que l’on doit remercier de la manière la plus franche qui se manifeste à notre esprit » (Carlo Ossola, Les Vertus communes [2019], trad. Lucien D’Azay, chap. VI, « La gratitude », Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 55).
[11] Georg Simmel, « La gratitude » [1908], trad. Philippe Marty, dans La Parure et autres essais, éd. Michel Collomb, Florence Vinas et Philippe Marty, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019.
[12] On aura reconnu la définition donnée de la visée éthique par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 202, souligné dans le texte). On ne manquera pas de se référer à l’une des ultimes publications du philosophe qui constitue, au début du xxiesiècle, un jalon marquant de la réflexion sur la gratitude, Parcours de la reconnaissance (Paris, Stock, 2004). À partir de la polyphonie du terme, sa pensée chemine de l’objectivité de l’identification à la subjectivité de la reconnaissance de soi et à l’intersubjectivité de la reconnaissance mutuelle, stade où surgit l’expérience de la gratitude.
[13] Ibid., p. 194.
[14] On songera par exemple à la réflexion de Jean-Louis Chrétien sur les traductions du thaumadzein d’où la philosophie tire selon Platon et Aristote son origine et qu’il identifie comme un acte d’émerveillement : « Toute gratitude, écrit-il, ne fait certes pas œuvre de pensée philosophique, mais toute œuvre de pensée véritable est gratitude » (L’Arche de la parole, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1998, p. 158).