Haïti et la crise des ressources : entre dévastation systémique et refondation institutionnelle (XVe Congrès de l’Association allemande des francoromanistes, Université de Kassel, Allemagne)
Haïti et la crise des ressources : entre dévastation systémique et refondation institutionnelle
XVe Congrès de l’Association allemande des francoromanistes
Université de Kassel, 29 septembre – 2 octobre 2026
Cette section propose de repenser la crise haïtienne contemporaine à partir d’une hypothèse centrale : et si cette crise ne relevait pas seulement d’un effondrement sécuritaire (Boyard 2023 ; Neptune 2023) ou institutionnel, mais également d’une désintégration transversale des ressources – humaines, matérielles, financières et symboliques – révélant l’ampleur d’une dévastation systémique ? Dans un contexte où les logiques de dépossession héritées de l’ordre colonial se recomposent sous des formes néolibérales, Haïti apparaît comme un prisme d’analyse aigu des dynamiques contemporaines de chaos, de désagrégation sociale et de dé-symbolisation collective. Cette approche s’inscrit dans les débats actuels des sciences humaines et culturelles sur les rapports entre mémoires, ressources et souveraineté (Mbembe 2020 ; Trouillot 1995 ; Appadurai 2013).
Au moins quatre lignes de fracture structurent ce diagnostic. La première concerne l’érosion des ressources humaines : le déplacement massif des populations, l’exil forcé des compétences, la perversion des corps intermédiaires. Cette situation, symptôme d’un effondrement étatique programmé, alimente une fragmentation des subjectivités politiques. Dans la perspective de Hall (1990) et de Glissant (1997), cette mobilité imposée révèle une tension entre déracinement et invention de nouvelles territorialités réelles et imaginaires (Lahens, 2019, 1990). Mbembe (2020) y voit une véritable dépossession de sol, nourrissant un vide civique durable qui compromet toute projection collective.
La deuxième fracture touche les ressources matérielles, tant mobilières qu’immobilières, prises dans un brouillard spéculatif autour de leur spoliation : « Vous n’êtes plus chez vous au centre-ville », écrivait Le Nouvelliste à propos d’un arrêté daté du 3 septembre 2010, déclarant d’utilité publique certains périmètres du Centre-ville de Port-au-Prince. Il en va de même pour les ressources naturelles – or, pétrole, terres rares –, dont l’éventuelle exploitation future[1] souvent entourée de rumeurs et de manipulations, échappe à tout cadre de souveraineté. Lorsque Malcom Ferdinand propose de concevoir une écologie décoloniale à partir des Caraïbes (2019), la place d’Haïti est particulièrement centrale pour comprendre l’histoire de l’exploitation[2] dans la région, tant historique qu’actuelle. Comme l’analyse Sassen (2014), cette dynamique relève d’un nouvel extractivisme globalisé où la souveraineté des États périphériques est systématiquement contournée. Parallèlement, la reterritorialisation armée du pays par des gangs lourdement armés, approvisionnés depuis l’étranger, redessine les frontières effectives du pouvoir. Leurs actions – consistant à déloger les habitants de leurs domiciles, à fouiller et incendier leurs habitations – relèvent d’une stratégie qu’il importe de qualifier de « déguerpissement ou d’expropriation par gangstérisation ». Ce phénomène, qu’Agier (2015) associerait à l’urbanisation du conflit, reconfigure la carte politique, symbolique et stratégique du pays.
La troisième fracture, d’ordre financier, se manifeste à travers une dérégulation systémique : la gestion opaque des fonds post-séisme, telle que l’illustre Raoul Peck (2013), de même que les détournements massifs inhérents au programme PetroCaribe, (Cadet et Nesi, 2022), la sape des capacités fiscales nationales et la corruption endémique en constituent les principaux vecteurs. Ces phénomènes révèlent une inversion des fonctions régaliennes : l’État, loin de garantir la mission de justice redistributive, se mue en instrument d’appauvrissement collectif. Dans la perspective de Harvey (2003), il s’agit d’une accumulation par dépossession, où les institutions publiques et les flux financiers sont capturés par des logiques prédatrices. Ici, on peut transposer la question de Fredric Jameson, à savoir s’il est plus probable d’imaginer la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme (Fischer 2009), à la question des économies alternatives au-delà des réseaux de relations de dépendance néocoloniales.
Enfin, la crise des ressources symboliques affecte les repères communs sans toutefois les anéantir. La langue créole demeure un foyer actif de résistance, d’invention et de reconfiguration. Des expressions telles que goudougoudou (nom donné au séisme de 2010) ou bwa kale (justice populaire spontanée) condensent la charge traumatique des événements tout en incarnant une réappropriation populaire du récit national. Bwa kale, en particulier, traduit une tentative spontanée de restauration symbolique de la justice face à l’impunité et à l’abandon étatique. Ricoeur (2000) éclaire ces dynamiques comme des pratiques de reconstruction narrative face à la désintégration du sens. La littérature réagit à la catastrophe en réfléchissant de manière critique au sensationnalisme des discours médiatiques sur les catastrophes, en s’interrogeant sur les possibilités et implications éthiques de prise de parole face à une vulnérabilité multiple, tant sociale, environnementale que liée au genre. Parmi les ouvrages concernés, on retiendra notamment Tout bouge autour de moi (2010) de Dany Laferrière ; Failles (2010) de Yanick Lahens ; Corps mêlés (2011) de Marvin Victor ; Belle merveille (2017) de James Noël ; Les immortelles (2012) de Makenzy Orcel ; Aux frontières de la soif (2013) de Kettly Mars ; Ballade d’un amour inachevé (2013) de Louis-Philippe Dalembert ; Cathédrale des cochons (2020) de Jean D’Amérique ainsi que Guillaume et Nathalie de Yanick Lahens (2013), etc.
Ces fractures ne s’additionnent pas : elles s’entrelacent, se renforcent mutuellement et signalent une crise systémique des conditions mêmes de la vie en société. Pourtant, c’est dans ce champ symbolique et critique que surgissent des forces de réinvention. Une éthique des liens, au sens ricœurien – « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » – trouve des ancrages concrets dans les pratiques artistiques contemporaines. Des artistes comme Michelle Ricardo, Lionel St-Éloi, Guerlande Balan, David Charlier ou Emmanuel Saincilus élaborent une grammaire de la prévention à travers des œuvres qui conjuguent mémoire, soin et alerte. Au regard de Latour (2017), l’art devient à la fois un levier critique, un geste réparateur et un outil de refondation de l’imaginaire institutionnel.
La crise haïtienne ne peut dès lors être pensée comme une fatalité chaotique. Elle constitue un moment d’intelligibilité critique permettant d’interroger les conditions de possibilité d’une justice symbolique, d’une mémoire active et d’une revalorisation des ressources dans toutes leurs dimensions, en vue d’une réparation effective et plurielle. La littérature et l’art ne se contentent pas de refléter les répercussions politiques, sociales et économiques de la crise, ils fournissent eux-mêmes un savoir poétique et contre-discursif. La narration spéculative, la polyphonie et la multiperspectivité jouent ici un rôle tout aussi important que le pouvoir de la narration spéculative d’imaginer l’avenir et la fonction communautaire d'un activisme littéraire ou d’une littérature engagée dans le sens du « soin » (Puig de la Bellacasa 2017, Boum Make 2025).
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Nous acceptons des propositions de contribution en allemand ou en français, les résumés n’excédant pas 500 mots (bibliographie exclue) Veuillez envoyer votre proposition jusqu’au 31 janvier 2026 (date limite) aux adresses suivantes : legagneur_1977@yahoo.fr ; komorowska@uni-kassel.de
Les notifications d’acceptation seront envoyées avant le 28 février 2026.
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Bibliographie indicative
1. Agamben, Giorgio. 1997. Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil.
2. Agier, Michel. 2015. Le couloir des exilés. Paris : La Découverte.
3. Appadurai, Arjun. 2013. The Future as Cultural Fact. London : Verso.
4. Boum Make, Jennifer. 2025. Decolonial Care. Reimagining Caregiving in the French Caribbean. New Brunswick : Rutgers University Press.
5. Boyard, James. 2021. Procès de l’insécurité : Problèmes, Méthodes et Stratégies. Port-au-Prince : Éditions Kopivit l’Action sociale.
6. Cadet Jean-Jacques & Nessi, Jacques. 2022. L’affaire PetroCaribe en Haïti : La corruption dans les pays du Sud. Entre la politique et la science. Paris : CIDIHCA.
7. Casimir, Jean. 2018. Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens : du Traité de Wyswick à l’occupation américaine (1697-1915). Port-au-Prince : Jean Casimir.
8. Ferdinand, Malcom. 2019. Une écologie décoloniale, Penser l'écologie depuis le monde Caribéen. Paris : Seuil.
9. Fisher, Marc. 2009. Capitalist Realism. Is there no Alternative ? New Alresford: Zero Books.
10. Foucault Michel. 1997. Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1975-1976. Paris : Seuil.
11. Glissant, Édouard. 1997. Traité du Tout-Monde. Paris : Gallimard.
12. Hall, Stuart. 1990. Cultural Identity and Diaspora. London : Lawrence & Wishart.
13. Harvey, David. 2003. The New Imperialism. Oxford : Oxford University Press.
14. Lahens, Yanick. 2018. Douces déroutes. Paris : Sabine Wespieser Editeur
15. Lahens, Yanick. 2003. La petite corruption. Montréal : Mémoire d´Encrier
16. Lahens, Yanick. 1990. L’exil : entre l’encrage et la fuite, l’écrivain haïtien. Port-au-Prince : Henri Deschamps.
17. Lahens, Yanick. 2019. Littérature Haïtienne: urgence(s) d’écrire, rêves d’Habiter. Paris: Fayard et College de France.
18. Latour, Bruno. 2017. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte.
19. Mbembe, Achille. 2020. Brutalisme. Paris : La Découverte.
20. Mbembe, Achille. 2003. « Nécropolitique », Raisons politiques, vol. 21, no 1, p. 29-60. DOI : 10.3917/rai.021.0029
21. Mbembe, Achille. 2016. Politiques de l’inimitié, Paris : La Découverte.
22. Neptune, Prince. 2023. Comprendre les gangs en Haïti. Les Éditions du CIDIHCA.
23. Puig de la Bellaca, María. 2017. Matters of Care : Speculative Ethics in More than Human Worlds. Minneapolis ; University of Minnesota Press.
24. Peck, Raoul. 2013. Assistance mortelle. Film documentaire. Velvet Film / ARTE France.
25. Profète, Emmelie. 2020. Les Villages de Dieu. Paris : Mémoire d’encrie
26. Ricoeur, Paul. 2000. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil.
27. Sassen, Saskia. 2014. Expulsions : Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge, MA : Harvard University Press.
28. Seitenfus, Ricardo. 2015. L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements. Port-au-Prince : C3 Éditions.
29. Trouillot, Michel-Rolph. 1995. Silencing the Past : Power and the Production of History. Boston : Beacon Press.
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[1] En 2013, les débats sur l’exploitation minière en Haïti ont conduit une commission sénatoriale à interroger le directeur d’alors du Bureau des Mines et de l’Énergie. Ce dernier, visiblement désemparé, n’a pu que verser des larmes, suscitant l’ironie du journal Le Nouvelliste, qui titrait : « Les larmes du directeur général ». Entre-temps, plusieurs articles publiés tant en Haïti qu'à l’étranger, ont interrogé les conditions d’une éventuelle exploitation minière en Haïti, notamment en ce qui concerne les conséquences sociopolitiques et environnementales d’une telle décision. Par exemple, Peterson Dérolus critique l’exploitation minière comme une stratégie de développement économiquement suicidaire : haitiliberte.com. De plus, le site Mining Free Haiti met en lumière les défis juridiques et réglementaires, notamment le décret minier de 1976, obsolète et incohérent : Mining Free Haiti. Il souligne également les risques environnementaux à anticiper : Mining Free Haiti. Une récente interview de l’actuel directeur du Bureau des Mines et de l’Énergie n’a pas permis de clarifier les spéculations relatives aux terres en Haïti. Le directeur général Claude Prépetit a souligné la nécessité d’un diagnostic géologique précis pour évaluer la présence de ces minerais stratégiques et les perspectives d’exploitation: Haïti et les Terres Rares : Mythe ou Réalité ? Le DG du Bureau des Mines répond ! Pour plus de précisions, l’on peut consulter les liens suivants : Les révélations du Bureau des Mines et de l’Énergie sur le potentiel minier d’Haïti; Haïti : l’exploitation des ressources naturelles à venir expose le pays à de nombreux risques, selon un commentateur ; L’industrie minière en Haïti : résumé - version anglaise; Haïti’s natural resources: From crisis to opportunity ; Role of Hillary Clinton’s brother in Haiti gold mine raises eyebrows ; Clinton-run presidency swept up in Haitian gold permit affair ; Land grabs in Haiti are on the rise, while mining poses another threat; https://www.theguardian.com/global-development/poverty-matters/2014/jan/21/haiti-untapped-mining-resources-benefit-poor; https://www.theguardian.com/global-development/poverty-matters/2012/jul/02/haiti-mining-revenue-benefit-people; https://www.youtube.com/watch?v=j03hhD61VQw; https://www.cadtm.org/Conflict-of-Interest-World-Bank-to; https://www.democracynow.org/2012/5/31/who_will_benefit_from_haitis_gold
[2] Voir entre autres, « Dark Finance », l’introduction à Hudson, Peter James. 2017. Bankers and Empire: How Wall Street Colonized the Caribbean. University Press Scholarship Online. URL: https://www.universitypressscholarship.com/view/10.7208/chicago/9780226459257.001.0001/upso-9780226459110-chapter-001. Consulté le 24 octobre 2025.