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Textes et pratiques dans l’autothéorie trans et queer contemporaine

Textes et pratiques dans l’autothéorie trans et queer contemporaine

Publié le par Cassandre Martigny (Source : Lamiae Bouqentar)

 Textes et pratiques dans l’autothéorie trans et queer contemporaine

Université de Lisbonne

Au cours des dernières années, l’autothéorie s’est imposée comme une pratique littéraire et critique pertinente, articulant intimement récit personnel et réflexion théorique. Refusant les conventions du discours académique tout en demeurant profondément attentive à ses enjeux (Fournier, 2021), l’autothéorie opère un double geste: d’une part, elle déstabilise l’appel implicite à l’authenticité propre aux formes plus conventionnelles de l’écriture de soi (telles que codifiées par le «pacte autobiographique» de Lejeune) ; d’autre part, elle conteste la prétendue neutralité, objectivité et impersonnalité de nombreuses formes de production critique et théorique, en valorisant au contraire l’articulation de perspectives situées et de savoirs partiels (Haraway, 1988).

Pour les auteur·ice·s trans et queer, plus spécifiquement, les pratiques autothéoriques ont constitué un mode d’auto-inscription permettant de subvertir les exclusions structurelles dans les champs théorique et critique. Elles se sont également affirmées comme une modalité de résistance active dont les complexités ne peuvent être pleinement saisies qu’à travers une approche comparative et interdisciplinaire : elles relèvent d’épistémologies incarnées qui récusent toute fixité disciplinaire, générique ou ontologique, et remettent en question les structures normatives de la production de sens et de savoir.

Des écrivain·e·s tel·le·s que Paul B. Preciado (Testo Junkie, 2008), Claudia Rankine (Citizen: An American Lyric, 2014), Maggie Nelson (The Argonauts, 2015), Juliet Jacques (Trans: A Memoir, 2015), Christina Sharpe (In the Wake, 2016), Julietta Singh (No Archive Will Restore You, 2018) ou encore McKenzie Wark (Reverse Cowgirl, 2020) ont largement contribué à la popularisation de l’autothéorie dans le champ anglophone, ainsi qu’à sa consolidation transnationale comme approche privilégiée des écritures trans, queer et féministes.

Dans ces textes, l’expérience personnelle n’apparaît pas comme un simple supplément au questionnement théorique : elle en constitue et en façonne directement l’orientation épistémologique, de même que les cadres théoriques reconfigurent, dans une dynamique réflexive, l’articulation de l’expérience vécue. La corporéité du texte écrit et du sujet écrivant devient alors un lieu privilégié de production herméneutique – un espace où s’entrelacent et se rejouent sens, incarnation et savoir à travers la forme.

Cependant, à mesure que l’autothéorie tend à s’institutionnaliser – enseignée, théorisée, célébrée en tant que telle –, ses potentialités critiques et radicales appellent à être réinterrogées et problématisées notamment au prisme des rapports de race, de classe, de genre, de (dé)colonialité et des politiques du langage. Merve Emre (2017) nous avertit ainsi du risque d’un glissement vers une subjectivité esthétisée, détachée de l’urgence politique et de la critique structurelle, tandis qu’Anna Kornbluh (2024) analyse la vague

contemporaine de l’autothéorie comme symptôme d’un privilège accordé à l’immédiateté dans la culture contemporaine, au détriment d’une médiation esthétique et relationnelle.

Une approche généalogique de ce que l’on a pu qualifier de « tournant autofictionnel » (Ioanes, 2024) ou de « tournant autothéorique » (Brostoff et Fournier, 2021) révèle la nécessité d’élargir la conceptualisation de l’autothéorie, conçue moins comme un genre clos que comme une modalité ou une pratique. Historiciser l’autothéorie implique dès lors de reconnaître les potentialités autothéoriques latentes dans des textes et des pratiques qui excèdent ses définitions canoniques : des formes classiques de l’autobiographie et de l’écriture de soi, aux essais critiques expérimentaux, registres diaristiques ou confessionnels, jusqu’aux pratiques de body art, de performance, et à d’autres formes issues d’horizons disciplinaires multiples. S’ouvre ainsi un vaste corpus de textes, de pratiques et de gestes critiques ou créatifs qui, sans se réduire à l’autothéorie, en partagent ponctuellement les dynamiques.

De plus, un recentrage transnational permet de mettre en évidence l’hétérogénéité linguistique, culturelle et textuelle de ces pratiques, souvent réduites à des processus de canonisation partielle et de reconnaissance critique accrue – comme en témoigne notre propre tentative d’ « état des lieux » explicitement anglocentré. Face aux exclusions structurelles qui traversent les débats contemporains, largement arrimés aux catégories et projets dominants du Nord global, il importe de reconnaître l’importance des pratiques autothéoriques dans d’autres contextes, avec leurs rapports spécifiques – parfois conflictuels, parfois indifférents – à cette catégorie. Pensons, par exemple, aux oeuvres majeures de l’écrivaine argentine Camila Sosa Villada, de l’autrice brésilienne Amara Moira ou encore de l’écrivain et cinéaste franco-marocain Abdellah Taïa.

Au-delà d’une simple célébration ou d’un rejet global de l’autothéorie, il convient de s’interroger sur les récits qui circulent, sur leurs conditions matérielles de production ainsi que sur les enjeux qu’ils engagent. La prévalence de positions privilégiées dans l’autothéorie contemporaine (en termes de race, de classe ou d’ancrage institutionnel) invite ainsi à examiner les géographies complexes de l’accès, de la reconnaissance et de la traduction à l’oeuvre dans sa réception occidentale.

De la même manière, qualifier un texte « d’autothéorique » ne saurait suffire sans une analyse attentive de ses dynamiques formelles, de ses stratégies de composition et de ses modalités propres – esthétiques autant que conceptuelles – de médiation des frontières instables entre praxis créative, production théorique et vie.

Cet appel à contributions propose d’ouvrir le débat à des contributions interdisciplinaires et comparatives qui prolongent et enrichissent les discussions actuelles autour de l’autothéorie, dans les oeuvres d’auteur·ice·s, critiques et artistes trans et queer, et ce à travers une pluralité de supports, de genres et de disciplines. Une attention particulière sera portée aux croisements avec des problématiques relatives à la classe sociale, à l’appartenance géopolitique, à la légitimité institutionnelle, à la marginalité linguistique et/ou à l’expérience diasporique.

Nous proposons ainsi les axes de réflexion suivants (liste non exhaustive) :

  • Pratiques intermédiales et interdisciplinaires : l’autothéorie à l’épreuve des arts, des médias et des contextes.
  • Faire texte / faire soi : auto-réflexivité et politiques linguistiques et textuelles de l’écriture du « soi ».
  • Langue, traduction et pouvoir épistémique : enjeux d’accès, de circulation et de diffusion.
  • Positionnalité et privilège : conditions matérielles de production des pratiques autothéoriques.
  • Intersectionnalité et incorporation : classe, race, genre, indigénéité, handicap, queerness, transitude et/ou (dé)colonialité dans l’autothéorie.
  • Institutionnalisation et légitimation : vers une tradition autothéorique ?
  • Perspectives postcoloniales et décoloniales : approches non occidentales et/ou diasporiques de l’autothéorie, au-delà – ou malgré – ses ancrages eurocentriques.
  • Politiques du témoignage, du silence et du refus dans les écritures de vie minoritaires : revendications de représentation, tactiques d’opacité et refus d’interprétation.

Consignes de soumission : 

Les articles soumis peuvent être rédigés en anglais, portugais, espagnol ou français, et doivent compter entre 6 000 et 8 000 mots, notes et références comprises, ainsi qu’un résumé de 200 à 250 mots et de 4 à 6 mots-clés. Les auteur·rice·s doivent respecter les consignes de mise en forme indiquées dans la section Submissions sous Author Guidelines [Consignes aux auteur·rice·s] sur le site de la revue. Les soumissions doivent inclure un document séparé contenant une courte note biographique d’environ 100 mots sur l’auteur·rice, ainsi que leur numéro ORCiD.

Soumission en ligne : pour vous inscrire et soumettre votre article complet en vue d’une évaluation par les pairs, veuillez suivre le lien Make a Submission [Faire une soumission] sur notre page d’accueil avant le 15 décembre 2025.