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Le film de chambre : esthétiques, histoires, politiques (Paris et Amiens)

Le film de chambre : esthétiques, histoires, politiques (Paris et Amiens)

Publié le par Léo Mesguich (Source : Charlie Hewison)

Le film de chambre : esthétiques, histoires, politiques 

18 et 19 juin 2026, Paris et Amiens

Colloque organisé par Fanny Cardin, Pierre Eugène et Charlie Hewison (Université Picardie Jules Verne ; Université Paris Cité) 

Appel à communication:

Le terme de film de chambre est utilisé de nos jours pour désigner un film se déroulant dans une atmosphère plus ou moins intimiste, ou en huis clos. Il serait la traduction, dans le domaine cinématographique, d’une esthétique ou d’une pratique héritée de la tradition de la musique de chambre ou du théâtre de chambre, des formes qui privilégient la mise en scène d’espaces intimes et l’économie des moyens de production. En musique, le terme désigne de manière précise des pièces écrites pour un petit nombre d’instruments, faites pour être présentées à un public privilégié dans des salons privés, plutôt qu’au public étendu des salles de concerts. À l’inverse, le film de chambre renvoie à des formes variées au fil de l’histoire du cinéma.

On voit souvent l’expression réapparaître dans l’histoire du cinéma, notamment dans les cinématographies allemandes et soviétiques des années 1920 et 1930. Le Kammerspielfilm a d’abord été un genre important bien que minoritaire du cinéma de l’époque de Weimar [1], inspiré du Kammerspiel (« théâtre de chambre ») inventé par Max Reinhardt au début du XXe siècle. Ces films à l’esthétique naturaliste se concentrent sur ce que Lupu Pick appellera l’Umwelt [2], l’environnement immédiat et subjectif de personnages issus du prolétariat ; ils respectent donc une certaine unité de lieu, de temps et d’action, au service d’un cinéma résolument social, mettant en scène « des thèmes, des situations et des personnages nouveaux, qui jusque-là n’avaient pas droit à l’image » [3]. À l’inverse, le kamernoe kino soviétique, représenté par les films de Mikhail Romm ou Alexander Macheret (entre autres), sera au contraire sujet à controverses dans l’URSS des années 1930, précisément car son intimisme ne permettrait pas de rendre compte de la « monumentalité » [monumental’nost] de l’héroïsme du peuple soviétique (selon les propos de Vsevolod Vichnevski, par exemple) [4]. Koulechov critiquait déjà, en 1922, le « cinéma de chambre » dans le contexte soviétique, qui revenait selon lui à « utiliser la voiture à bras d’un petit marchand pour poursuivre des bandits qui se sont enfuis en train » [5]. À l’inverse, Béla Balázs soutient cette forme, et rétorque que « la différenciation des modes de présentation de l’expérience privée et l’événement socialement significatif est un phénomène propre à l’art bourgeois » et qu’au contraire « seule l'image vivante et individualisée de l'homme peut produire un effet monumental » [6]. Ainsi, dès ses débuts le film de chambre fait débat, précisément quant à la forme et aux moyens qui peuvent le mieux correspondre au projet d’un cinéma politique ou social.

Par la suite, d’autres cinéastes, comme Carl Dreyer ou Ingmar Bergman, ont proposé une déclinaison moderne du film de chambre, le concevant moins comme une notion politique que comme une forme invitant à une esthétique de la réduction. La « décision de réduire » [7] qu’évoque Bergman à propos d’À travers le miroir (1961), le premier volet de sa trilogie des « pièces de chambre », s’explique ainsi en termes de réduction des moyens d’éclairage, du nombre de personnages ou des effets de mise en scène, dans la lignée du théâtre de chambre du début du siècle (dont il fut par ailleurs un fervent continuateur dans ses mises en scène). Dans ses films et sur les planches, le cinéaste renoue ainsi avec la dimension métaphysique voire mystique du genre – un angle qui élargit encore la définition du film de chambre.

Loin du Kammerspiel, une autre acception s’élabore outre-atlantique, aux États-Unis, au milieu du XXe siècle : celle de la cinéaste Maya Deren, qui cherche à formuler à travers la notion de chamber film un projet cinématographique ambitieux. Sa définition n’est pas rigoureuse et se formule au fur et à mesure de flyers, de textes et d’entretiens [8] : elle propose une vision du cinéma expérimental comme forme de résistance subversive aux normes cinématographiques dominantes et aux modes de production capitalistes du cinéma. Les écrits de Deren sont utiles pour interroger le film de chambre, dans la mesure où ils réunissent trois critères de définition possibles, non exclusifs :

1) En premier lieu, dans l’espace de la représentation à l’écran, le film de chambre met en scène des personnages dans des huis clos, ou du moins dans des espaces privés, propres à l’intime ou à l’introspection. La nature domestique de ces espaces invite à penser les rapports entre public et privé, mais aussi en termes de genre.

2) De plus, pour Deren, le film de chambre fait référence à une économie de moyens, sur le plan à la fois esthétique et économique. On retrouve ici l’idée de réduction évoquée plus haut, ainsi que celle d’une partition entre cinéma amateur et industrie du cinéma, entre projet individuel et dimension collective, le tout portant aussi un questionnement politique sur l’accès aux moyens de création. Le principe du film de chambre implique autant un intérêt esthétique et sémantique pour le motif du huis clos qu’une condition spécifique et économique de production, propre aux conditions de création des femmes et des cinéastes débutant∙es.

3) Enfin, la nature expérimentale de ses films de chambre invite à penser l’espace de projection : ses films sont montrés lors de projections chez elle, ou dans les espaces intimistes propres à la diffusion du cinéma expérimental, ce qui brouille encore les frontières entre public et privé (dans un geste qui anticipe peut-être sur les dispositifs de home movie et de projections à domicile).

Si ce rapide parcours montre combien la notion de film de chambre a donné lieu à des esthétiques et pratiques variées – au point qu’il soit impossible de la réduire à une forme spécifique –, on observe qu’elle cristallise nombre de conceptions politiques et esthétiques du cinéma, parfois contradictoires. Dans le cadre de ce colloque, nous aimerions déployer cette notion, en encourageant des propositions sur ses différentes définitions et potentialités, notamment à travers les pistes suivantes :

  • Définition et historicisation : interroger, sur le plan théorique, les tensions propres à la définition plurielle de la notion, que ce soient les distinctions possibles entre film de chambre et cinéma de chambre, ou les oppositions apparentes entre des approches sociales (Kammerspielfilm), politiques (Deren), métaphysiques voire mystiques (Bergman), psychanalytiques, etc. L’exercice de définition implique une nécessaire historicisation de la notion : évolutions et/ou contradictions d’une aire géographique ou d’une époque à l’autre, focalisation sur un courant ou une période, histoire(s) économique(s) du film de chambre comme modèle de production cinématographique réduite, etc.
     
  • Les esthétiques du film de chambre : analyse de films, d’une cinématographie ou de l'œuvre d’un∙e cinéaste en particulier. Au-delà des cinéastes immédiatement associé∙es à la notion, on invite à explorer des films et des cinéastes qui élargissent la notion, de la chambre noire de Duras aux « pièces-films » d’Akerman [9]. On peut aussi songer à la spécificité des formats courts (comme les courts-métrages de la Nouvelle Vague qui investissent à plein l’espace réduit de chambres d’étudiants ou d’appartements privés), ou à l’appariement entre le studio de télévision et le film de chambre (du Gai savoir de Godard, 1969, à la série commandée par l’INA, « Télévision de chambre », 1982-1984)
     
  • L’imaginaire de la chambre, de la pièce au dispositif cinématographique : dans une perspective bachelardienne autant qu’à partir d’une approche psychanalytique, on pourra interroger la représentation de la pièce comme espace mental, chambre d’écho de l’inconscient ou lieu de mémoire, mais aussi comme espace métaphorique de la création et du dispositif cinématographique lui-même. Volontiers espace-laboratoire, sa mise en scène renvoie ainsi à sa capacité à susciter un mouvement contraire d’introspection et d’exhibition, de projection mentale et lumineuse, et de révélation. On ne saurait négliger enfin les rapports que le cinéma et ses dispositifs entretiennent, plus largement, avec cet espace clos : camera obscura ou chambre claire, white cube ou salle de projection, la chambre peut s’envisager comme un espace de l’entre-image à la manière de Bellour [10], au croisement du cinéma, de l’installation, de l’art contemporain et de la photographie.
     
  • Représentations politiques et sociales de l’espace domestique : on peut s’interroger sur l’intégration de l’espace intime et domestique de la maison dans des histoires politiques de la représentation : mises en scène féministes de l’espace domestique ; représentation politique et sociale des conditions de vie prolétaires vs. cinéma de l’introspection bourgeoise ; brouillage volontaire des frontières entre espace public et espace privé, etc.
     
  • Prolongements contemporains et élargissements de la notion : quels sont les héritages, aujourd’hui, des différentes acceptions évoquées ici ? On invite par exemple à interroger ce que la pandémie a fait au cinéma, en termes esthétiques mais aussi en termes de réinvestissement critique de la notion, ou à se pencher sur le corpus des films post-covid. On peut aussi réfléchir à la manière dont la chambre se fait le décor récurrent d’un post-cinéma marqué par l’esthétique des vlogs, des desktop movies et des live streams.
     

Notes : 

[1] Voir notamment Deike Eulenstein, Der Kammerspielfilm – Ein Genre des Weimarer Kinos aus zeitgenössischer Sicht, Munich, Grin Verlag, 2001 ; et Éric Dufour, Le Mal dans le cinéma allemand, Paris, Armand Colin, 2014.

[2] Cf. Lotte Eisner, L’Écran démoniaque, Paris, E. Losfeld, 1981, pp. 127-134 ; Inga Pollmann, “The Interweaving of World and Self. Transformations of Mood in Expressionist and Kammerspiel Film”, in Cinematic Vitalism, Film Theory and the Question of Life, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018, pp. 163-206.

[3] É. Dufour, op. cit., p. 84.

[4] Vsevolod Vichnevski, “Protiv kamernoi kinematografii [Contre le cinéma de chambre]” [1937], cité dans Emma Widdis, “Cinema and the Art of Being: Towards a History of Early Soviet Set Design”, in B. Beumers (dir.), A Companion to Russian Cinema, Oxford, Wiley Blackwell, 2016, pp. 314-336.

[5] Lev Koulechov, « Le cinéma de chambre » [1922] (trad. V. Pozner), in Écrits (1917-1934), dir. F. Albera, E. Khokhlova, V. Pozner, L’Age d’Homme, Paris, 1994, p. 75.

[6] Béla Balázs, Theory of the Film [1948], Londres, Dennis Dobson Ltd., 1952, pp. 266-268.

[7] Ingmar Bergman, Images, Paris, Gallimard, 1992, p. 232.

[8] Autour de la genèse et de la définition de ce terme dans la pensée de Deren, voir notamment Eleni Tranouili, “Entering Maya Deren’s 'chamber films', The keys to an overlooked avant-garde concept”, Medium [en ligne], 2021 ; et Maureen Turim, “The Ethics of Form, Structure and Gender in Maya Deren’s Challenge to the Cinema”, in B. Nicholls (dir.), Maya Deren and the American Avant-garde, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2001, pp. 77-104.

[9] Chantal Akerman citée par Cyril Béghin, « Trois pièces Akerman », in Cyril Béghin (dir.), De l’autre côté, Sud, D’Est : trois films de Chantal Akerman, Paris, Shellac, 2003, p. 24.

[10] Raymond Bellour, « La Chambre » [1994], L’Entre-Image 2, Paris, P.O.L, coll. « Trafic », 1999.

 

Modalités de participation :

Les titres et propositions de communications (400-500 mots) sont à envoyer d’ici le 1er décembre 2025 au comité d’organisation (fanny.cardin@gmail.com, pierre_eugene@hotmail.com et charlie.hewison@gmail.com). Elles devront être accompagnées d’une courte bio-bibliographie. Les réponses seront données début janvier.

 

Comité scientifique :

Emmanuelle André (Université Paris Cité)

Frédérique Berthet (Université Paris Cité)

Fanny Cardin (Université Picardie Jules Verne)

Pierre Eugène (Université Picardie Jules Verne)

Charlie Hewison (Université Paris Cité)

Katalin Pór (Université Paris 8)

 

Bibliographie indicative :

Béla Balázs, Theory of the Film [1948], Londres, Dennis Dobson Ltd., 1952.

Raymond Bellour, « La Chambre » [1994], L’Entre-Image 2, Paris, P.O.L, coll. « Trafic », 1999.

Ingmar Bergman, Images, Paris, Gallimard, 1992.

Frédérique Berthet et Marion Froger (dir.), Le Partage de l’intime, histoire, esthétique politique : cinéma, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018.

Robin Blaetz (dir.), Women’s Experimental Cinema: Critical Frameworks, Durham, Duke University Press, 2007.

Maya Deren et Bruce R. Mc Pherson (dir.), Essential Deren: Collected Writings on Film by Maya Deren, Kingston, New York, Documentext, 2005.

Pascal Dibie, Ethnologie de la chambre à coucher, Paris, Grasset, 1987.

Éric Dufour, Le Mal dans le cinéma allemand, Paris, Armand Colin, 2014.

Lotte Eisner, L’Écran démoniaque, Paris, E. Losfeld, 1981.

Deike Eulenstein, Der Kammerspielfilm – Ein Genre des Weimarer Kinos aus zeitgenössischer Sicht, Munich, Grin Verlag, 2001.

Antoine Gaudin, L’Espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015.

Lev Koulechov, “Le cinéma de chambre” [1922] (trad. V. Pozner), in Écrits (1917-1934), dir. F. Albera, E. Khokhlova, V. Pozner, Paris, L’Âge d’Homme, 1994.

Bill Nicholls (dir.), Maya Deren and the American Avant-garde, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2001, pp. 77-104.

Michelle Perrot, Histoire de chambres, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 2009.

Inga Pollmann, “The Interweaving of World and Self. Transformations of Mood in Expressionist and Kammerspiel Film”, in Cinematic Vitalism, Film Theory and the Question of Life, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018, pp. 163-206.

Benjamin Thomas, Faire corps avec le monde. De l’espace cinématographique comme milieu, Paris, Éditions Circé, 2019.

Eleni Tranouili, “Entering Maya Deren’s ‘chamber films’, The Keys to an overlooked avant- garde concept”, Medium [en ligne], 2021.

Vsevolod Vichnevski, “Protiv kamernoi kinematografii [Contre le cinéma de chambre]” [1937], cité dans Emma Widdis, “Cinema and the Art of Being: Towards a History of Early Soviet Set Design”, in B. Beumers (dir.), A Companion to Russian Cinema, Oxford, Wiley Blackwell, 2016, pp. 314-336.