Essai
Nouvelle parution
Docteur Guido, Autopsie d'une œuvre. Tome 1

Docteur Guido, Autopsie d'une œuvre. Tome 1

Publié le par Eloïse Bidegorry (Source : Hélène Fournier)

Parce qu’il est encore possible de dénicher dans les albums mythiques de la bande dessinée des émotions à vivre au présent, le Docteur Guido vous propose une relecture au scalpel de quelques chefs-d’œuvre du 9e art.

Présentation du Tome 1 : En décembre 1954, paraissent les premières planches de L’Affaire Tournesol dans le Journal Tintin, ce qui sera le dix-huitième album d’Hergé. Succédant au diptyque de la conquête de la Lune et précédant Coke en Stock, cet album est symbolique, de par son histoire maîtrisée et le foisonnement des détails réalistes - souhaités par Hergé, mais dessinés par d’autres - ; et la sérénité du créateur de Tintin (une sérénité qui sera mise à mal quelques années plus tard et qui sera l’un des moteurs créatifs de l’album Tintin au Tibet).

Si Tintin et Haddock mènent l’enquête, pour retrouver leur ami Tournesol, Hergé mobilise quant à lui ses collaborateurs et sollicite les conseils de spécialistes en tout genre pour faire de L’Affaire Tournesol une histoire hyperréaliste à la crédibilité indiscutable. Fini, donc, les retournements de situation alambiqués ou les effets de manche conformes à ce que propose une BD pour enfant, mais peu conformes à la réalité, et place au réalisme d’une histoire qui s’inspire du concept narratif des films ou des romans d’espionnage. Si l’on pourrait déduire qu’Hergé a continué sur sa lancée, après deux albums où le souci de réalisme technique était nécessaire pour raconter une conquête lunaire captivante, le fait de ramener ses héros sur terre aussi brutalement (même s’il était déjà question d’espionnage dans le diptyque lunaire) est assez fascinant de cette faculté du créateur de Tintin de passer d’un univers à un autre aussi aisément (univers étant à prendre avec des pincettes puisque la Lune ne fait pas partie d’un autre univers que le nôtre…).

Autant l’album du Yéti fut un exutoire mental, autant celui qui fait de Tournesol l’objet de la quête de nos héros (Tintin et Haddock) est l’occasion pour Hergé d’incarner une réalité de papier à partir d’une réalité visuelle ou documentaire. Les exemples abondent, en effet, qui illustrent cette frénésie d’aller à la source d’un réalisme qui cherche à exploiter la précision du trait de la ligne claire pour mettre en scène une vérité qui sera ensuite le prétexte, pour de nombreux lecteurs, de mettre de la chair dans les albums de Tintin. Contrairement aux albums de la Lune, l’enjeu n’est plus de raconter une histoire crédible scientifiquement, mais de placer Tintin et ses compagnons dans une réalité proche de la nôtre.

Une lecture attentive de L’Affaire Tournesol est-elle dépendante de tout ce foisonnement de détails si proches de la réalité ou d’un scénario à la mécanique parfaitement maîtrisé ? En somme, cet album ne fait-il pas entrer le lecteur dans un monde si parfaitement agencé qu’il ne lui reste plus qu’à se laisser guider par la virtuosité d’une histoire aux rebondissements incessants ?

Ce n’est pas l’avis du Docteur Guido, qui propose, à travers sa collection Autopsie d’une œuvre, une lecture au scalpel de L’Affaire Tournesol qui permettra de considérer cet album, qui reste fascinant malgré son académisme et sa maîtrise parfois intimidants, d’un point de vue inédit.

Le Docteur Guido pense qu’il est dommage de se laisser leurrer par ces voyages dans le temps que l’on effectue lorsque l’on relit une bande dessinée de son enfance. Ce n’est pas avec mépris, mais affection, que le docteur affirme cela, car sa conviction est ainsi faite : relire un album de Tintin en quête d’une émotion que l’on ne se privera pas d'affecter à un temps révolu empêche de justement profiter des émotions nées de la perception en temps réel d’une réalité qui n’est pas virtuelle.

Il ne faudrait donc pas relire Tintin pour « se faire du bien », en souvenir des émotions passées, mais « se faire du bien » en assumant sa fonction de lecteur éveillé capable d'accorder à une histoire une réalité intemporelle. Comment ? Tout simplement en réussissant à ne pas se laisser influencer par ce que l’on peut préméditer ou par ce conditionnement initial qui fait de nous des lecteurs inattentifs à l’histoire, mais attentifs aux conséquences d’une perception de ses effets. Ce qui semble impossible, ou réservé à quelques penseurs méditatifs, est en réalité un privilège dont n’importe quel lecteur peut jouir dès l’instant où il lira un album de Tintin sans se laisser leurrer par son raisonnement qui continuera de chercher à justifier ses émotions en les affectant à une lecture passée ou à des souvenirs dont il est possible de se délester si l’on souhaite vraiment accéder à ce qu’Hergé a créé de plus intime et qui n’est rien d’autre que la rencontre entre une réalité dessinée et une interprétation subjective libérée de sa mémoire.

« Si vous continuez de douter, si vous souhaitez rester convaincus que votre passion pour Tintin est liée à vos souvenirs de jeunesse, alors désolés de devoir vous l’annoncer aussi brutalement, mais voilà : nous ne sommes pas nostalgiques par amour de notre prochain, ni parce que c’était mieux avant, ni parce que les albums de Tintin sont des balises posées dans le temps, mais parce que nous nous laissons berner par notre interprétation des histoires de Tintin que nous assimilons à un souvenir…

 Alors que c’est la réalité. »