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Lecture distante, lecture rapprochée et intermédiaires ? Big data, small data et entre-deux ? Repenser les méthodes de recherche dans les humanités (revue COnTEXTES)

Lecture distante, lecture rapprochée et intermédiaires ? Big data, small data et entre-deux ? Repenser les méthodes de recherche dans les humanités (revue COnTEXTES)

Publié le par Marc Escola (Source : Karol'Ann Boivin)

Lecture distante, lecture rapprochée et intermédiaires ? 

Big data, small data et entre-deux? Repenser les méthodes de recherche dans les humanités

Appel de textes pour un numéro spécial de la revue COnTEXTES

Deux grandes méthodes rivalisent pour lire les textes : le distant reading ou la lecture distanciée, popularisée par Franco Moretti (2005, 2013), et le close reading ou la lecture rapprochée. Les études littéraires, culturelles, sociologiques ou historiques ont longtemps privilégié la lecture approfondie de corpus restreints. Lire moins, mais mieux, l’idée ne remonte-t-elle pas à Sénèque? Le paradigme de la lecture de proximité est « concurrencé » depuis trois quarts de siècle par des rapprochements de plus en plus attendus entre les sciences humaines et les innovations informatiques. Hervé Dumez soulevait en 2023 l’urgence d’une réflexion de fond sur l’avenir des études de cas dans un article de Recherches qualitatives :

Au moment où la majorité des sciences attendent beaucoup du big data, c’est-à-dire de la possibilité de traiter des masses de plus en plus énormes de données, l’étude de cas doit-elle être rangée au magasin des antiquités méthodologiques malgré sa longue tradition en sciences sociales ? Ou a-t-elle encore un avenir scientifique, et lequel ? (2023, 2)

L’ouvrage en préparation de Dan Sinykin et Johanna Winant, Close Reading for the XXIst Century (Princeton University Press 2025), entend faire valoir que la lecture rapprochée est anticapitaliste, rebelle, et nécessaire pour contrer les masses de textes que nous traversons tous les jours sur les médias sociaux et ailleurs, et pour faire contrepoids à l’intelligence artificielle à force de patience, d’ouverture à l’autre, de lentes et prudentes réflexions[i]. L’argumentaire est convaincant, mais laisse à notre avis dans l’ombre les potentiels de la lecture distanciée, que nous postulons complémentaire plutôt qu’opposée aux ambitions initiales des humanités. La lecture distanciée peut-elle à sa façon enrichir notre lecture d’un monde saturé de mots, de sens, de symboles? La dichotomie elle-même mérite d’être repensée. Entre les lectures rapprochées et réalisées à distance, existe-t-il des intermédiaires probants, que l’on pourrait qualifier de lectures « mixtes » (combinant les approches qualitative et quantitative)? Peut-on développer et/ou apprivoiser ces méthodes en français? 

Ce numéro de COnTEXTES souhaite baliser les méthodes de lecture distanciée et mixte dans l’espace francophone. En plus des propositions inédites, nous accueillerons des traductions en français de textes théoriques et critiques portant sur la lecture distanciée. Trois axes de réflexion sont proposés.

Axe 1 : lecture à distance et méthodes mixtes dans la francophonie

Lorsqu’elles et ils s’aventurent dans les humanités numériques, les chercheuses et chercheurs francophones se butent à un domaine dynamique, mais pensé presque uniquement en anglais, y trouvant assez peu d’interlocutrices et d’interlocuteurs. Le premier axe invite à mettre en lumière des traditions de lecture distanciée ayant déjà cours dans certaines parties du monde francophone, de même que des approches mixtes. Des zones intermédiaires entre close et distant reading sont couramment habitées par des spécialistes recourant à des méthodes quantitatives sans pour autant sonder des milliers de textes. Quelle taille doit avoir un corpus pour qu’il soit scientifiquement pertinent de l’observer en surplomb? D’autres chercheuses et chercheurs mobilisent les deux approches afin que l’une informe l’autre (Boivin 2024, 70-76), mais ne formalisent pas toujours leur méthode. De la Belgique au Québec et ailleurs, lit-on à égale distance? Revendique-t-on la mixité des approches?

Les diverses formes de recherches élargies et mixtes dans les humanités gagneront ici à être rassemblées en français. 

Axe 2 : lire la méthode distanciée de plus près

Le web scraping et l’analyse de banques de données immenses sont les deux principales avenues empruntées pour le distant reading, du moins ce sont elles qui frappent les esprits (surtout ceux, sceptiques, des littéraires!) : des masses de textes qu’on ne lira pas, des œuvres littéraires « interchangeables » avec d’autres produits de consommation, une analyse grand-angle (donc floutée?)... Les pratiques de lecture à distance sont sans doute à bonne distance de ces stéréotypes, qui nient les apports spécifiques des analyses panoramiques. Dans ses livres Graphs, Maps, Trees (2005) et Distant Reading (2013), Franco Moretti posait l’importance d’une telle approche de lecture, « where distance is however not an obstacle, but a specific form of knowledge: Fewer elements, hence a sharper sense of their overall interconnection » (2005, 1; l’auteur souligne). Quels savoirs spécifiques peuvent émerger de la lecture à distance? Comme la suspicion entourant la lecture distanciée semble procéder d’une forme de crispation, de peur devant les dérives possibles de l’intelligence artificielle, on peut se demander : les humanités numériques peuvent-elles mener à la découverte de corpus, de réseaux et de pratiques moins connus, plus hétérogènes et plus inclusifs? 

Le second axe invite à mettre en commun nos réflexions sur les retombées de la méthode distanciée sur les plans scientifique et social.

Axe 3 : histoire et pratiques de la lecture à distance 

Si celles-ci ont peu à voir avec l’analyse massive de données au premier coup d’œil, les études littéraires sont le creuset des humanités numériques. Des travaux pionniers ont été réalisés à compter de 1949 par le littéraire Roberto Busa souhaitant indexer l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin grâce à une collaboration pionnière avec IBM (Giuliano 2019). Des travaux semblables sont menés à partir des décennies 1960 et 1970, faisant naître les humanités numériques. Malgré l’accessibilité et la popularité grandissantes de ces pratiques, un « malaise dans la culture » persiste. Durant les dernières années, le perfectionnement des interfaces de données et de l’intelligence artificielle a été si fulgurant qu’il a peut-être produit un ressac (backlash) méthodologique, creusant le fossé entre des méthodes plus proches dans leurs intérêts et dans le temps qu’on ne veut bien le croire. Certains des travaux les plus importants de l’histoire littéraire, puis de la sociologie de la littérature, ont exploité des méthodes que l’on qualifierait aujourd’hui de distant reading : c’est Vladimir Propp réalisant l’analyse morphologique de 400 contes (Morphologie du conte, 1928); c’est Robert Escarpit observant la chaîne complète de la communication littéraire en compilant des données empiriques sur les tirages, les pratiques de lecture, les données de diffusion du livre (Sociologie de la littérature, 1958); c’est nul autre que Pierre Bourdieu, proposant une première cartographie du champ littéraire misant sur les rapports entre positionnements et structures (Les règles de l’art, 1992). Toutes ces lectures systémiques et systématiques précèdent et fondent le distant reading tel qu’il est pratiqué aujourd’hui.

Nous souhaitons avec cet axe revisiter l’historiographie de la lecture à distance afin d’établir la complémentarité de cette méthode avec celles dites « traditionnelles ».

Modalités de soumission 

Les propositions d’articles comporteront un titre provisoire, un résumé précisant problématique, méthodologie et corpus (300 mots), l’intitulé de l’axe dans lequel s’inscrit la proposition, ainsi qu’une biobibliographie succincte de l’autrice ou de l’auteur. Elles seront adressées par courriel à Karol’Ann Boivin (karolann.boivin@queensu.ca) et à Julien Lefort-Favreau (jlf10@queensu.ca) avant le 15 novembre 2025. Les décisions seront rendues le 15 décembre 2025.

Comité scientifique

Karol’Ann Boivin, Queen’s University, karolann.boivin@queensu.ca

Julien Lefort-Favreau, Queen’s University, jlf10@queensu.ca

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Bibliographie sélective

Boivin, Karol’Ann. 2024. « Les romans de campus au Québec (1903-2022). De l’imaginaire à l’architexte ». Thèse de doctorat. Université de Sherbrooke.

Bourdieu, Pierre. 1992. Les règles de l’art. Paris : Seuil.

Dumez, Hervé. 2023. « Réflexions sur l’étude de cas (explorer, écrire, théoriser) ». Recherches qualitatives. Hors-séries « Les Actes » (28) : 70-80.  ⟨hal-04283378⟩

Escarpit, Robert. 1958. Sociologie de la littérature. Paris : Presses Universitaires de France.

Giuliano, Frédéric. 2019. « Humanités numériques et archives : la longue émergence d’un nouveau paradigme ». Documentation et bibliothèques 65(2) : 37–46. https://doi.org/10.7202/1063788ar

Moretti, Franco. 2013. Distant Reading. Londres : Verso Books. 

Moretti, Franco. 2005. Graphs, Maps, Trees. Londres : Verso Books. 

Propp, Vladimir. [1928] 1970. Morphologie du conte suivi de Les transformations des contes merveilleux et de E. Meletinski, L’étude structurale et typologique du conte. Paris : Seuil. 

Sinykin, Dan et Johanna Winant. [À paraître en 2025]. Close Reading for the XXIst Century. Princeton : Princeton University Press.

Sinykin, Dan. 2025. “Close Reading is for Everyone”. Defector. 22 mai 2025. https://defector.com/close-reading-is-for-everyone

Sinykin, Dan. 2023. Big Fiction : How conglomeration changed the publishing industry and American literature. New York : Columbia University Press. 

Underwood, Ted. 2020. Why Literary Periods Mattered : Historical Contrast and the Prestige of English Studies. Stanford : Stanford University Press. 

Underwood, Ted. 2019. Distant Horizons : Digital Evidence and Literary Change. Chicago : The University of Chicago Press.

 


 
[i] Dans un article du 22 mai relayé par Defector, Sinykin affirme : “Every day, AI produces more of the words we come across, making it hard—maybe impossible—to care about reading them. I’m sure there were college courses this semester where students completed their work with AI and professors graded it with AI, cutting humans from the loop. It’s easy to see why close reading, which demands patience, openness to others, and slow, careful thought, is having a moment among academics.” (2025) Cette défense du close reading ne devrait pas laisser dans l’ombre l’affiliation de Sinykin au Department of Data and Decisions Science de l’Université d’Emory, où il s’intéresse aux approches computationnelles des études littéraires. L’apparence de polémique dans le discours fait écran à des pratiques de conciliation possiblement nombreuses et éclairées, dont Big Fiction (Sinykin 2023) offrirait un exemple intéressant.