Cahiers de littérature orale (n°102)
Appel à articles
Recherche, création et performance dans les arts de la scène
La recherche-création[1] connaît actuellement un grand engouement, ouvrant à de nouvelles formes d’écriture et de diffusion des travaux scientifiques, invitant au dialogue entre chercheurs et artistes, et explorant les relations entre les mondes académiques et artistiques. Les collaborations entre chercheurs et artistes se nouent ainsi dans de nombreuses disciplines, tant artistiques que scientifiques, témoignant d’un champ de recherche très dynamique. Ce numéro a pour ambition d’interroger ces articulations entre arts et sciences en croisant les champs des arts de la scène ou arts vivants dans leur diversité (théâtre, danse, cirque, musique, chant, performances artistiques de rue, sonores, poétiques, …), avec ceux des sciences sociales et des études sur l’oralité et la performance.
Ces relations entre arts scéniques et sciences ont été expérimentées depuis plusieurs décennies par des chercheurs et des artistes s’impliquant dans ce type de processus, notamment sur des terrains africains et à propos du théâtre, les chercheurs ne se posant alors pas en seuls observateurs des pratiques artistiques. Dans les années 1980, Johannes Fabian décrit son travail au Zaïre comme une démarche dialogique qui a débouché sur une création théâtrale (Fabian 1985). Avec les travaux de Victor Turner sur le rituel et le théâtre, également dans les années 1980, la notion de performance devient centrale, dans la lignée des Performance studies, nées dans les années 1970 (Fabian 1985, 1999, Goffman, 1959, 1982, Turner 1982, 1987, Kapchan 2017).
À partir du début des années 1990, de plus en plus d’artistes revendiquent une réflexion qu’ils empruntent notamment à l’anthropologie et au travail de terrain, vu comme une des spécificités des ethnologues (Myers et Marcus 1995, Ravetz 2007). Dans ses travaux, Gay McAuley (1998, 2012) a ainsi recours aux méthodes ethnographiques pour analyser des répétitions, l’anthropologie étant alors pensée comme une ressource pour documenter les processus de création théâtrale. Selon Müller, Pasqualino et Schneider : « en anthropologie comme en art, le terrain se présente comme une exploration créative et réflexive jamais achevée » (2017 : 18). Si ces relations ne sont donc pas tout à fait nouvelles[2], elles connaissent actuellement une intensification inédite, et ont largement été expérimentées dans différents domaines artistiques, au-delà du théâtre[3].
De nombreuses expérimentations artistiques associent des chercheurs ou servent à la diffusion de travaux de recherche, devenant elles-mêmes le lieu de productions de données de terrain, et interrogeant l’impact des pratiques de recherche-création sur le terrain. L’usage d’un medium artistique comme mode de diffusion ne signifie par ailleurs pas systématiquement qu’une œuvre scénique en lien avec la recherche ait impliqué à la fois les artistes et les chercheurs tout au long de son processus de création.
Peu de travaux documentent cependant des processus dans lesquels les artistes seraient impliqués dans les étapes de recherche de terrain ou de problématisation. Les liens entre arts et recherche ne se pensent ainsi pas uniquement en termes de diffusion ou de sensibilisation, ou d’utilisation de l’art par la recherche en tant que médium plus facile d’accès. Les questionnements, les méthodes de collecte de données ou d’analyse des arts et de la recherche se croisent autour de nombreux points communs. Ces zones de frottements et ces possibilités de rencontres sont d’autant plus stimulantes à envisager dans l’idée d’une réflexion sur les processus associant création artistique et recherche en sciences sociales. Dans cette perspective, la notion de performance semble centrale et à même d’établir ce lien, en particulier à propos des arts vivants et des sciences sociales. Des travaux comme ceux de Dominique Malaquais et Julie Peghini dans le projet Yif Menga vont ainsi dans ce sens[4], Dominique Malaquais ayant longuement interrogé les liens entre performance artistique, recherche et engagement politique (Malaquais, 2022, 2025, Peghini, 2023).
La performance a abondamment été mobilisée en sciences sociales, à propos de l’étude des arts de la scène (théâtre, musique, danse notamment) mais aussi en anthropologie linguistique ou dans les études de genre, souvent en lien avec la performativité et une approche pragmatique (Bauman, 1975, Baumgardt et Bornand, 2009, Boehringer, Bornand et Degorce, 2018, Bornand et Leguy, 2014, Butler, 2004, 2006, Greco, 2017). Pour les Performances studies, la performance est à la fois étudiée en tant que genre artistique, discursif, et pratique quotidienne (Greco, 2017 : 302). Luca Greco souligne ainsi la difficulté de définir la performance en raison de son caractère multidimensionnel et des différents positionnements académiques et artistiques (Ibid. : 303). En anthropologie linguistique, son analyse permet de prendre en compte à la fois le verbal et le non-verbal, s’intéressant aux énoncés en les étudiant dans leur situation de communication et s’imposant comme « impératif méthodologique » (Bornand et Leguy, 2014 : 14). La performance met aussi, et plus globalement, en avant le fait qu’une enquête ethnographique se déroule dans un milieu interactif où le sens est négocié (Bauman et Briggs, 1990). Lors d’une performance, les performeurs et les autres participants à l’événement réévaluent sans cesse un ensemble complexe de références, de compétences, d’actes, de gestes et d’identités sociales et professionnels. La performance est le processus même de la signification en cours de fabrication conceptualisé par Bauman et Briggs avec la formule « the meaning in the making » (Bauman et Briggs 1990).
Dans une autre perspective, la recherche-création, en impliquant les chercheurs et chercheuses dans le processus artistique, peut aussi les faire participer à la performance. Une barrière entre la « neutralité » de l’observateur ou de l’observatrice sur le terrain et l’objet de recherche tombe ainsi, autour de cette notion de performance. Ce faisant, elle s’articule avec la question de la réflexivité en sciences sociales, qui permet d’interroger la place des chercheurs sur le terrain, tout comme celle des participants et participantes à une performance. Comment la réflexivité est-elle mobilisée et questionnée dans ces processus, où elle est à la fois créée, performée et analysée ? Quelles nouvelles lectures de la performance et de la performativité apportent ces démarches artistiques et de recherche ?
La question du positionnement des chercheurs et chercheuses quand ils ou elles suscitent, ou participent, à la création et en retour, celle des effets de la collaboration artistique sur la recherche, à travers l’implication des artistes dans les choix méthodologiques et dans l’analyse scientifique. Cette démarche interroge les méthodologies qui se font (ou se défont) dans la création artistique ou dans l’analyse scientifique, et la façon dont les acteurs impliqués peuvent rendre compte de ces processus au-delà de la performance. Comment s’articulent les logiques d’implications mutuelles au cours de ces projets ? Quelles perspectives offrent ces nouvelles formes de « restitution » pour le partage des résultats avec les concernés ?
Les méthodologies des processus de recherche-création se créent parfois au fur et à mesure des interactions, et selon les spécificités des différentes disciplines de recherche ou artistiques des uns et des autres. Comment s’élabore le dialogue entre des régimes de savoirs a priori distincts ? Les relations entre artistes et chercheurs sont également interrogées, notamment à travers leur rôle dans les processus en cours et les rapports de domination qui peuvent sous-tendre ces relations. La place spécifique des artistes-chercheurs ou des chercheurs-artistes paraît également essentielle à aborder ici.
Ces questionnements impliquent non seulement une réflexion sur la recherche ou la création en train de se faire, mais aussi sur ses modes de restitution, de diffusion et les écritures rendues possibles par les arts vivants. Si ce numéro se focalise en effet sur les arts de la scène, ceux-ci sont souvent associés à d’autres formes artistiques qui s’articulent dans et autour de la performance (par exemple : photographie, vidéo, peinture…), et qui participent au processus créatif. La restitution pose aussi la question du retour sur le terrain : comment la création scénique l’impacte-elle ? Quelles sont les incidences de la restitution ou de la représentation de la recherche-création sur le terrain ? Dans quelle mesure ouvre-t-elle à la production de nouvelles données ?
Ce numéro vise donc à interroger des démarches associant chercheurs et artistes dans le domaine des arts de la scène, d’un point de vue réflexif, en questionnant notamment la manière dont ces collaborations sont mises en place, ainsi que leurs implications tant pour la recherche que pour la création artistique. Les contributions sont également invitées à interroger la façon dont la performance permet de faire le lien entre arts de la scène et recherche, constituant à la fois une réalité palpable, à travers la performance artistique ou la performance en tant qu’objet d’étude, et un concept opératoire permettant de passer de l’une à l’autre.
Calendrier et procédure
Les articles pourront être rédigés en français ou en anglais. Les propositions (comportant un titre et un texte de 2 000 à 3 500 signes maximum, éléments bibliographiques compris) accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique sont à adresser à : Alice Degorce alice.degorce@ird.fr et à Katrin Langewiesche langewie@uni-mainz.de avant le 15 décembre 2025.
Une réponse sera signifiée aux auteurs·rices de proposition avant le 10 janvier 2026.
Les articles devront parvenir sous une version aboutie avant le 30 avril 2026 ; ils feront l’objet d’une évaluation externe par deux relecteurs, selon la procédure habituelle de la revue : https://journals.openedition.org/clo/2533. Ils devront respecter les normes établies par les Presses de l’Inalco, consultables à partir de la page « Note aux auteurs » de la revue : https://journals.openedition.org/clo/851.
La parution du numéro est prévue pour 2027 (n° 102).
Bibliographie
Baracchini, Leïla et Véronique Dassié, Cécile Guillaume-Pey, Guykayser, 2021, Des ethnographies à l’œuvre : rencontres entre artistes et anthropologues, ethnographiques.org Numéro 42, Décembre 2021, Rencontres ethno-artistiques.
Bauman, Richard, 1975, « Verbal art as performance », American Anthropologist, 17 (2), p. 290-311.
Baumann, Richard et Briggs, Charles L., 1990, Poetics and Performance as Critical Perspectives on Language and Social Life, Annual Review of Anthropology, vol. 19, pp. 59-88.
Baumgardt, Ursula et Sandra Bornand, 2009, Éditorial, Autour de la performance, Cahiers de Littérature Orale 65 : p. 7-20, https://journals.openedition.org/clo/1027
Bornand, Sandra & Leguy Cécile (dir.), 2014, Compétence et performance. Perspectives interdisciplinaires sur une dichotomie classique, Paris : Karthala.
Boehringer, Sandra, Bornand, Sandra et Alice Degorce, 2018, Jouer avec le genre dans les arts de la parole, Cahiers de littérature orale, n° 82. En ligne : https://journals.openedition.org/clo/4119
Bénéï Véronique (dir.), 2019a, Artistes et anthropologues dans la cité. Engagements, Co-créations, Parcours. Paris, L’Harmattan.
Butler, Judith, 2004 [1997], le Pouvoir des mots : politique du performatif, Paris : Amsterdam.
Butler, Judith, 2006, Trouble dans le genre, Paris : La Découverte, traduction de C. Kraus de Gender Trouble. Feminism and the subversion of Identity, Routledge 1990 (2ème éd. 1999).
Fabian, Johannes, 1985, Power and Performance: Ethnographic Explorations through Proverbial Wisdom and Theater in Shaba, Zaire, Madison, University of Wisconsin Press.
Fabian, Johannes, 1999, « Theater and Anthropology, Theatricality and Culture », Research in African Literatures, vol. 30, nº 4, p. 24-31. DOI : 10.2979/RAL.1999.30.4.24
Finley, Susan, 2008, « Arts-based research », Handbook of the Arts in Qualitative Research : Perspectives, methodologies, examples, and issues, pp.71-81, Sage Publications.
Goffman Erving, 1959, La Présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit.
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McAuley Gay, 2012, Not Magic but Work : an Ethnographic Account of a Rehearsal process, University of Manchester Press.
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Peghini, Julie et Alexandra Galitzine-Loumpet, 2023, « Entre(p)lacements. Dominique Malaquais, la performance, la restitution et le politique », Cahiers d’études africaines, 251-252, pp. 457-471.
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Schneider Arnd et Wright Christopher (eds.), 2006. Contemporary Art and Anthropology. Oxford, New-York, Berg.
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Schneider Arnd et Wright Christopher (eds.), 2010. Between Art and Anthropology. Oxford, New-York, Berg.
Schneider Arnd, 2017. Alternative Art and Anthropology : Global Encounters. London, New York, Bloomsbury.
Turner Victor, 1982. From Ritual to Theatre: The Human Seriousness of Play, New York, PAJ Publications.
Turner Victor, 1987. The Anthropology of Performance, New York, PAJ Publications.
[1] Également appelée Arts-based research dans le monde anglo-saxon où elle est développée depuis plusieurs décennies, tout comme au Canada (Finley, 2008, Goopy et Kassan, 2019, Guillemin, 2000, Paquin et Nouri, 2020, Pichet et Hammond 2023).
[2] Myers et Marcus (1995).
[3] Ouédraogo 2021, Baracchini et al. 2021, Schneider et Wright, 2006, 2010, 2013, Ingold 2013, Müller et al. 2017, Schneider 2017, Pussetti 2018, Rikou et Yalouri 2018, Bénéï 2019a, ainsi que les colloques internationaux « Fieldworks: Dialogues between Art and Anthropology at Tate Modern », Londres, 2003 ; « Beyond Text », Manchester, 2007 et « Art / Anthropology: Practices of Difference and Translation », Oslo, 2007.
[4] https://eur-artec.fr/yif-menga-performance-en-dialogues/ ; https://www.fmsh.fr/projets/yif-menga