Pop, glamour et trash : la série selon Ryan Murphy. Entre héritage et hommage, une écriture de l'Amérique écorchée en images
Le développement spectaculaire des séries américaines et l’avènement de “l’âge d’or”[1] qu’elles ont connu à partir de la seconde moitié des années 1990 sont associés à l’émergence d’une figure à la notoriété nouvelle dans le champ du système de production : le showrunner. À la fois scénariste, producteur et parfois réalisateur, le showrunner apparaît comme une figure démiurgique propre à l’ère de la convergence[2] et de la sérialité telle qu’elle s’affirme à partir du début du XXIe siècle. Si Steven Bochco apparaît comme le précurseur de cette nouvelle fonction, voire de cet art nouveau, l’âge d’or des séries américaines du premier quart du XXIe siècle est jalonné de noms qui ont permis l’émergence d’œuvres sérielles souvent décriées artistiquement et défavorablement comparées au cinéma. Darren Star, David Chase, Shonda Rhimes, Matthew Weiner, Vince Gilligan, David Simon notamment, se sont affirmés comme les nouveaux magnats d’une époque au cours de laquelle les séries et les récits sériels n’ont cessé de prospérer. De cette galerie se distingue la figure de Ryan Murphy. Au cours des vingt dernières années, il a été créateur, producteur exécutif, scénariste et réalisateur d’un large éventail de séries. Avec des productions aussi différentes que Nip/Tuck (2003-2010), Glee (2009-2015), American Horror Story (2011-), Monster (2022-) ou Grotesquerie (2024), il apparaît comme l’une des personnalités les plus marquantes et incontestablement comme l’un des producteurs les plus importants de la télévision américaine moderne.
Artiste pop, Ryan Murphy est parvenu à imposer grâce à une grande diversité d’atmosphères, de récits et de genres, un style personnel et reconnaissable. Ce dernier se caractérise par un recours puissant à la forme et un maniérisme qui confine au baroquisme[3]. Son esthétique narrative singulière joue avec les extrêmes. Ses séries voient souvent cohabiter l’horreur, le vulgaire et le sublime. L’horreur, le gore et l’humour, le cynisme et l’absurde, y sont les ingrédients d’un spectacle esthétique sexy qui semblent presque toujours laisser transparaître la mission de Murphy : bousculer, déranger ou créer le malaise tout en offrant au spectateur une expérience visuelle inédite. Ses productions avant-gardistes trouvent leur unification dans une approche souvent expérimentale de la forme, du genre et des genres, des personnages et de la narration. Son approche formelle, portée par des personnages très affirmés, cultivant parfois un sens certain du spectaculaire ou du simulacre, est mise au service d’un discours, voire d’un engagement, centrée sur la diversité et le souci de rendre visibles des identités et des combats longtemps absents des médias américains. L’histoire de l’Amérique le fascine. L’histoire culturelle de l’Amérique mais aussi son histoire trash, sombre, faite de meurtres, de serials killers et d’affaires judiciaires. Ces aspérités, ces pulsions sombres sont mises en lumière, voire servent son esthétique morbide qui transforme le fait divers en œuvre d’art. Dans le contexte de la production télévisuelle du début du XXIe siècle, Ryan Murphy apparaît comme une sorte de fils spirituel et « trash » de Douglas Sirk ou de John Waters. Les codes traditionnels du mélodrame centrés sur le cliché, l’archétype, mais aussi une certaine naïveté, seraient portés par une maîtrise pop du grand spectacle.
Sa première série télévisée, Popular (1999-2001), créée avec Gina Matthews, offre les fondements d'une œuvre sensibilisée aux sujets progressistes et dont le message passe souvent par la satire. Des séries comme Feud (2017- ) et Hollywood (2020) proposent une contre-histoire du cinéma hollywoodien naviguant entre art du soap opera, exubérance et sensationnalisme, et axée sur une méditation sur la place des femmes, particulièrement d’âge mûr et/ ou au crépuscule de leur carrière, et plus généralement des minorités, dans l’industrie hollywoodienne. Quant à American Horror Story (2011- ) et American Crime Story (2016- ), elles ont établi un modèle de séries d’anthologie postmodernes, mêlant formes classique et moderne en subvertissant des formules du passé et les attentes spectatorielles pour servir un discours engagé contemporain lié à des questions culturelles, politiques et sociales du moment. La première, à la fois marque le début d’un empire de franchises et caractérise une œuvre marginale : Ryan Murphy se sert d’un genre marginal - et des autres - pour renverser les représentations (ou non-représentations) hollywoodiennes plus traditionnelles (des femmes - et particulièrement des femmes âgées, des personnes queer, des personnes de couleur) et donner une importance aux marginaux.
Cet univers repose sur des comédiens récurrents qui constituent la « troupe » de Ryan Murphy. Cet ensemble se caractérise également par une certaine hybridité, regardant à la fois le passé et le présent cinématographiques et audiovisuels. Ainsi, partagés entre guest-stars et muses, les acteurs et actrices d’un certain cinéma (nouvel) hollywoodien comme Jessica Lange, Kathy Bates, John Travolta, Jamie Lee Curtis, côtoient des acteurs d’une nouvelle génération comme Sarah Paulson, Darren Criss, Evan Peters ou Emma Roberts ; eux-mêmes ayant pour partenaires des stars de la pop culture notamment musicale comme Britney Spears, Lady Gaga (avec qui il partage un amour pour les « freaks ») ou télévisuelle comme Kim Kardashian. Cette troupe inédite semble définir la création sérielle selon de Ryan Murphy. La présence récurrente de ces acteurs et actrices (anciens et nouveaux, confirmés voire admirés et débutants) crée une unité en rendant cohérent l’univers/ l’esthétique de Ryan Murphy.
—
Présentation de l’ouvrage
Cet ouvrage collectif fait suite à une journée d’étude organisée le 7 juin 2024 et a pour but de mettre en lumière le travail et l’évolution de l’une des figures les plus importantes de la télévision américaine, de l’industrie des plateformes et de l’art sériel. Au croisement des arts, entre télévision et cinéma, entre glamour et horreur, cet ouvrage a pour objectif de mettre en évidence la multiplicité des facettes et des tempéraments, parfois contradictoires, d’une œuvre qui s’est imposée auprès du grand public. Enfin, si la journée d’étude s’est concentrée sur la production sérielle de Ryan Murphy, l’ouvrage peut également inclure des propositions sur sa production cinématographique.
Afin d’établir le programme et d’orienter les propositions de contributions, les thèmes de réflexion suivants sont proposés :
● Ryan Murphy, un historien « pop » du cinéma ?
● De la marge à l’establishment
● Le rapport de Murphy à la « galaxie » Sirk (Pedro Almodóvar, François Ozon, Xavier Dolan, Rainer Werner Fassbinder) s’agissant de la théâtralité des reprises de modèles spectaculaires
● Ryan Murphy et les genres hollywoodiens (musical, mélodrame, teen movie)
● Ryan Murphy et les formats audiovisuels : de la forme anthologique (tradition, renaissance) à la mini-série
● Les actrices et les acteurs de Ryan Murphy, entre créatures et créateurs
● Ryan Murphy comme point d’accès à une réflexion générale sur le système de production télévisuel et cinématographique américain et son évolution
● Ryan Murphy et ses collaborations artistiques (avec Brad Falchuck, Ian Brennan, etc.)
● Utilisation des faits divers et création de mythologies
● La réception de Ryan Murphy par les fans et les critiques (les réactions critiques des fans, de la presse, aux USA et ailleurs)
● Définir l’esthétique Ryan Murphy, entre autoréflexivité et métatextualité, entre hybridité formelle et hybridité esthétique
● Ryan Murphy et la cohabitation/ confrontation des formes / thématiques classiques et modernes
● Une esthétique de la provocation ?
● Ryan Murphy est-il un « spécialiste » de la comédie ?
● Les esthétiques extrêmes : de l’horreur au gore, du sublime au camp
● Les finals des séries et saisons
Cette publication cherche à couvrir l’intégralité de l’œuvre de Ryan Murphy. Nous serons particulièrement attentifs aux contributions portant sur les premières œuvres sérielles et cinématographiques de Ryan Murphy et s’inscrivant dans les catégories suivantes :
- la première période de sa carrière : Popular et Nip/Tuck.
- les séries musicales : Glee, Politician, Dr Odyssey.
- The Watcher.
- les séries Disney.
- l’œuvre cinématographique (trois long-métrages).
—
Les propositions (500 mots minimum) accompagnées d’une notice biographique sont à envoyer au plus tard le 22 décembre 2025 aux adresses suivantes fabien.delmas@univ-eiffel.fr et stella.louis@outlook.com.
Les auteurs recevront une réponse sous 7 jours. Les contributions (entre 25 000 et 35 000 signes) seront ensuite à envoyer au plus tard le 30 mai 2026.
Après évaluation et relecture, les textes définitifs seront à remettre d’ici le 30 novembre 2026.
—
[1] Ce constat fut notamment présenté et défendu par Martin Brett. Le spécialiste considère en effet qu’à partir de la fin des années 1990, avec des séries comme Les Sopranos (The Sopranos, David Chase, HBO, 1999-2007) ou Mad Men (Matthew Weiner, AMC, 2007-2015), l’esthétique sérielle atteint une complexité et une profondeur jamais connues jusqu’alors. Cette thèse fit l’objet d’un ouvrage de référence Des Hommes tourmentés ; l’âge d’or des séries, traduit de l’anglais par Léa Cohen, Paris, Points - Points documents, 2016.
[2] Henry Jenkins, La Culture de la convergence. Des médias au transmédia, trad. de l’anglais par C. Jaquet, Paris, A. Colin/Ina Éd., coll. Médiacultures, 2013 [2006].
[3] Bruno Deruisseau, « De Popular à Hollywood : Ryan Murphy, un showrunner qui ne fait pas de compromis », Les Inrocks, https://www.lesinrocks.com/series/de-popular-a-hollywood-ryan-murphy-un-showrunner-qui-ne-fait-pas-de-compromis-152722-05-05-2020/