
Appel à contributions Revue InteraXXIons : L’irrationnel
Dir. Guillaume Dreidemie (Université Lyon III)
Le numéro 6 de la revue interdisciplinaire de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, InteraXXIons, portera sur l'irrationnel. L’irrationnel est un concept fascinant et complexe qui traverse les différentes disciplines des sciences humaines. Protéiforme, l’irrationnel englobe les émotions, les croyances, les comportements et les phénomènes qui défient notre compréhension logique et rationnelle. Penser l’irrationnel, c’est interroger ce qui fait notre condition humaine. Cette thématique permet d’approfondir notre propre humanité, par l’analyse des limites de notre rationalité et du déploiement des irrationnalités « humaines, trop humaines », qu’elles soient morales, politiques ou sociales, au sein des sociétés contemporaines, notamment la société libanaise confrontée actuellement au déploiement insensé de la violence. L’irrationnel (du grec alogos) représente un défi pour notre raison : il est ce qui l’excède, ou la précède. Si notre raison se penche sur l’irrationnel pour l’expliquer, ce sera au risque de perdre la spécificité de ce qui précisément lui échappe. Interroger l’irrationnel, c’est donc mettre à la question la raison, c’est interroger la raison sur ses propres limites et insuffisances. Peut-on penser l’irrationnel sans le réduire à un simple échec de la rationalité ? Peut-on penser la rationalité sans voir en son sein le déploiement d’une irrationalité fondamentale ? Loin de n’être qu’un écart accidentel par rapport à la raison, l’irrationnel se révèle, dans une perspective métaphysique et critique, comme le fond même sur lequel s’érige toute prétention rationnelle. Avec Heidegger, cette intuition atteint une densité ontologique : dans Être et Temps (1927), l’angoisse (Angst) ne relève pas de la psychologie mais d’une expérience originaire où le Dasein est livré à l’indétermination pure de l’être, sans objet, sans raison. Heidegger écrit : « L’angoisse révèle le néant. » Ce néant, précisément, n’est pas absence, mais excès de sens, excès de l’être sur l’étant, que la rationalité métaphysique occidentale — de Platon à Descartes — a toujours voulu refouler. L’irrationnel devient ainsi le nom d’un retrait de l’être, d’un dévoilement qui échappe à l’objectivation, rejoignant paradoxalement les traditions mystiques que la philosophie a souvent disqualifiées. Plotin, dans les Ennéades, envisage une union de l’âme avec l’Un au-delà de l’intelligible : « C’est dans une extase silencieuse, dans un renoncement à tout discours, que l’âme touche l’Un. » Ce dépassement du noétique par l’ineffable correspond à ce que les mystiques chrétiens (Maître Eckhart, Jean de la Croix) ou soufis (Rûmî) ont désigné comme nuit de l’esprit, où la raison cède devant une expérience immédiate, non médiatisée, de l’Absolu. Dans son texte « L’existentialisme chez Hegel », Merleau-Ponty affirme que Hegel « inaugure la tentative pour explorer l’irrationnel et l’intégrer à une raison élargie qui reste la tâche de notre siècle. Il est l’inventeur de cette Raison plus compréhensive que l’entendement, qui, capable de respecter la variété et la singularité des psychismes, des civilisations, des méthodes de pensée, et la contingence de l’histoire, ne renonce pas cependant à les dominer pour les conduire à leur propre vérité. » Cette réflexion hégélienne peut guider une approche compréhensive de l’irrationnel : comprendre l’irrationnel, ce n’est pas le réduire à ce qu’il n’est pas, mais bien plutôt approfondir ses enjeux et déployer les ressources de ce concept. « Par élargissement de la raison, nous entendons l’association (référée par Merleau- Ponty à Hegel), d’une part, d’une articulation de la philosophie avec les apports des sciences humaines et, d’autre part, d’une prise en considération de l’irrationnel. Bergson, dans L’Évolution créatrice (1907), distingue deux modes de connaissance : l’intelligence, adaptée à la manipulation des choses, et l’intuition, qui seule permet de saisir la durée réelle (durée pure), mouvante et continue. L’intuition, dit-il, est une « sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et d’inexprimable ». L’irrationnel de l’intuition peut donc être envisagé comme un ordre supérieur, fluide, que l’intelligence abstraite déforme. C’est ici que se joue une inversion radicale : ce que la rationalité catégorielle exclut comme irrationnel peut être en vérité plus fidèle à la réalité vécue. Dans le prolongement de Bergson, qui réhabilite l’intuition comme mode légitime et supérieur de connaissance du réel mouvant, plusieurs psychologues, anthropologues et sociologues du XXe siècle vont s’intéresser à l’irrationnel non comme déficit cognitif, mais comme fondement culturel, symbolique et pulsionnel de l’humain. Cette réévaluation se manifestera d’abord dans la psychanalyse freudienne, puis dans ses critiques et extensions. Dans une perspective anthropologique, Claude Lévi-Strauss, à travers notamment son ouvrage La Pensée sauvage (1962), renverse la hiérarchie établie entre pensée rationnelle et pensée mythique. La « pensée sauvage » n’est pas une pensée déficiente, mais une pensée opératoire, fondée sur la logique des analogies, des correspondances et des oppositions. Elle traite le monde comme un système à décoder, non à maîtriser. Pour Lévi-Strauss, l’irrationnel est en réalité une rationalité autre, symétrique à celle des sciences modernes, mais fondée sur un autre régime de vérité : le mythe, loin d’être absurde, est une manière de rendre pensable l’inconnaissable.
Ces différentes approches nous montrent que l’irrationnel n’est pas un résidu, mais une trame active et signifiante de la vie psychique, sociale et culturelle. Qu’il s’agisse des rêves, des symboles, des mythes ou des institutions, il structure des logiques propres, parfois invisibles à la raison analytique. Loin d’être l’autre de la rationalité, il en est souvent le soubassement dynamique — affectif, pulsionnel, collectif — sans lequel aucun système de sens ne saurait perdurer. Cette logique paradoxale — où l’irrationnel est à la fois refoulé et moteur — trouve un écho contemporain notamment dans la question de l’intelligence artificielle. L’IA repose sur des structures rationnelles extrêmes (logique formelle, algorithmes, probabilités), mais elle tend à produire des comportements que même ses concepteurs ne peuvent expliquer pleinement. L’émergence des boîtes noires dans les modèles de deep learning illustre cette irrationalité interne à la machine. C’est une rationalité opaque, sans conscience ni finalité humaine, qui évoque ce que Günther Anders appelait, dans L’obsolescence de l’homme (1956), « l’inhumain hyperrationnel » : un monde où la technique dépasse l’homme en rationalité, mais sans rationalité au sens humain. Ainsi, l’IA pourrait nous confronter à une forme nouvelle de l’irrationnel : non plus ce qui échappe à la raison humaine, mais ce qui la surpasse en la vidant de son sens.
En somme, l’irrationnel, loin de s’opposer simplement à la raison, se déploie comme son double obscur, son origine oubliée ou son avenir possible. Qu’il s’agisse de l’extase mystique, de l’intuition bergsonienne, de l’angoisse heideggérienne, de l’analyse du fétichisme chez Marx ou de l’opacité de la machine, il révèle des dimensions de l’expérience humaine que la rationalité moderne peine à intégrer. Penser l’irrationnel n’est donc pas renoncer à la rigueur intellectuelle, mais accepter que la pensée authentique s’aventure au-delà de ses propres limites.
AXE1 : Philosophie
L’irrationnel en philosophie est interrogé comme ce qui échappe à la normativité de la raison. Il est abordé dans plusieurs champs :
Métaphysique : il s'agit d'explorer l’irrationnel comme ce qui résiste à la rationalisation du réel, notamment chez Quentin Meillassoux, qui propose de penser le "faitial", c’est-à-dire ce qui aurait pu ne pas être.
Philosophie morale et politique : Kierkegaard insiste sur l’angoisse, le saut dans la foi, l’absurde – autant de figures de l’irrationnel qui orientent l’agir éthique. Nietzsche, quant à lui, critique la rationalité comme volonté de maîtrise et revendique une pensée dionysiaque.
Phénoménologie : Françoise Dastur examine l’irrationnel sous l’angle du temps, de la mort, de la folie, qui résistent à une pleine maîtrise du sujet. Claire Pagès ou Catherine Malabou réfléchissent à la plasticité du sujet et à ce qui échappe à sa forme rationnelle.
Adorno et Horkheimer, dans La Dialectique de la raison (1944), dénoncent l’irrationalité cachée de la rationalité instrumentale du capitalisme, destructrice d’autonomie et génératrice de barbarie.
AXE 2 : Littérature
La littérature donne corps à l’irrationnel en créant des univers où la logique est suspendue :
· Romantisme : chez des auteurs comme Novalis ou Nerval, l’irrationnel est associé au rêve, à l’infini, à la folie amoureuse.
· Fantastique : il joue sur l’indécidable, entre explication rationnelle et intrusion surnaturelle. Jean Valenti et Sophie Guignard ont analysé la structure de cette hésitation.
· Surréalisme : il assume une esthétique de l’irrationnel comme voie d’accès à une vérité supérieure (via l’automatisme psychique, le rêve, l’inconscient).
· Des penseurs comme Armel Guerne ou Philippe Brenot explorent la relation entre écriture, subjectivité et déraison, tandis que Maria Arentsen étudie la transgression du sens logique dans les récits contemporains.
AXE 3 : Sociologie et histoire
L’irrationnel est étudié à travers des dynamiques collectives, croyances et phénomènes de masse ; on peut penser par exemple à la manipulation de l’opinion publique, à la propagande, ou encore à la manière dont on fabrique des opinions biaisées grâce aux algorithmes et à l’IA.
Max Weber note par exemple que les croyances magiques ou religieuses peuvent structurer des actions sociales.
Émile Durkheim identifie dans les rituels collectifs des formes de pensée « prélogiques ». Il reconnaît lui aussi une dimension irrationnelle au cœur de la vie sociale. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim analyse le totémisme australien et découvre que les catégories logiques elles-mêmes (espace, temps, causalité) émergent de représentations collectives. Celles-ci sont fondées non sur une observation rationnelle du réel, mais sur des expériences affectives partagées, rituelles, souvent marquées par une intensité émotionnelle proche de la transe. Le sacré, comme lieu de l’excès, de l’incommensurable, révèle alors un irrationnel constitutif du lien social.
Bruno Latour interroge les rapports entre science et croyance, rationalité et mythe.
Gérald Bronner analyse les biais cognitifs et les croyances collectives (complotisme, superstition…). Ici le politique rejoint l’histoire : Stéphane François analyse les dimensions ésotériques ou complotistes des idéologies politiques, révélant la place de l’irrationnel dans le politique.
AXE 4 : Psychologie, psychanalyse
Sigmund Freud, dans Totem et Tabou (1913), aborde l’irrationnel à l’échelle collective. Il y établit un lien entre les interdits culturels primitifs et les pulsions inconscientes individuelles, affirmant que les structures religieuses, morales et symboliques des sociétés sont les sublimations de désirs archaïques, notamment œdipiens. L’irrationnel devient ici la matrice même du social : il est au principe de l’ordre et non sa négation. Freud écrit que « le fond de notre vie psychique est irrationnel, mais structuré » : ainsi, rêves, symptômes, actes manqués et névroses sont autant d’expressions codées d’un irrationnel signifiant.
Mais c’est Carl Gustav Jung qui franchit un pas supplémentaire, en autonomisant les formes irrationnelles dans l’inconscient collectif. Dans Psychologie et Alchimie (1944), il affirme que les archétypes — figures mythiques, symboles transhistoriques — traversent les cultures et expriment une logique du sens propre à l’irrationnel, distincte de celle de la raison instrumentale. Il ne s’agit plus d’un refoulement, mais d’une structure autonome de l’esprit humain.
Georges Devereux, pionnier de l’ethnopsychanalyse, propose dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (1967) une intégration entre l’irrationnel individuel et les systèmes culturels. Il montre que l’irrationnel n’est pas seulement dans l’objet étudié (le "primitif"), mais aussi dans le regard du chercheur lui-même, traversé par ses propres angoisses et résistances. En introduisant la notion d’« observation participante impliquée », Devereux dévoile que toute production de savoir est déjà travaillée par des affects, des projections et des biais qui relèvent de l’irrationnel du sujet savant.
L’irrationnel traverse la clinique et la théorie. Les troubles psychiques (phobies, obsessions, délires) révèlent des fonctionnements de pensée échappant à la logique.
AXE 5 : Géographie
· À travers la géographie des représentations, les mythes fondateurs d’un territoire, les lieux sacrés, les peurs spatiales (zones interdites, frontières), l’irrationnel informe la manière dont l’espace est perçu et vécu. Nous pouvons penser notamment aux manières spécifiques d’envisager l’espace au Liban.
· Thierry Joliveau étudie par exemple les interactions entre imaginaire spatial et production de l’espace, soulignant le rôle des affects et des croyances dans la cartographie mentale.
AXE 6 : Cinéma
Le 7ᵉ art est un laboratoire du trouble rationnel :
· Les films d’horreur jouent sur l’effroi de l’incompréhensible, de l’invisible, de l’inexpliqué.
· Les thrillers psychologiques montrent l’invasion de la subjectivité par des forces obscures ou des fractures du moi.
· Le cinéma surréaliste (Buñuel, Lynch, Jodorowsky…) fait éclater les structures narratives classiques au profit d’une logique onirique.
· Élise Domenach, dans L’écran de nos pensées, articule philosophie et cinéma en analysant comment l’image filme l’invisible et le non-dit, prolongeant la pensée de Stanley Cavell sur le cinéma comme épreuve de l’humain.
Bibliographie indicative :
Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013
Stanley Cavell, La projection du monde : Philosophie du film, Paris, Éditions de l’Éclat, 1999
Françoise Dastur, La Mort : Essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1994
Élise Domenach, L’écran de nos pensées, Paris, PUF, 2011
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912
Stéphane François, L'occultisme nazi : Entre la SS et l'ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2008
Armel Guerné, Le Verbe et le Secret, Paris, Éditions du Seuil, 1965
Thierry Joliveau, Géographie et Territoire, Clermont-Ferrand, AgroParisTech-ENGREF, 2007
Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, trad Paul-Henri Tisseau, Paris, Gallimard, 1935
Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991
Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture, Paris, Léo Scheer, 2004
Quentin Meillassoux, Après la finitude : Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006
Claire Pagès, Hegel et Freud. Les intermittences du sens, Paris, CNRS Éditions, 2010
Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996
· Date limite de soumission des abstracts : 10 septembre 2025
· Date limite de soumission des articles : 1er décembre 2025
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