
Appel à communications
Michel Ragon écrivain, entre culture populaire et érudition
Colloque organisé par
Alexis Buffet (ALITHILA/Lille), Justine Mangeant (DYPAC/Versailles Saint-Quentin),
& Bastien Mouchet (LabEx COMOD/ENS de Lyon)
Date de tombée des propositions : 9 octobre 2025.
Université de Lille, site Pont de Bois, 25-26 mars 2026
Maison de la recherche, bâtiment F, salle F0.13
Depuis la mort de Michel Ragon (1924-2020), les initiatives se multiplient pour faire vivre la mémoire de cet invaincu, qui, après s’être arraché à ses origines pauvres et paysannes, fut garçon de courses, manutentionnaire, débardeur, ouvrier agricole en Angleterre, bouquiniste sur les quais de Seine, avant de gagner sa vie comme critique d’art, historien de l’architecture et professeur à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Ce sont ces derniers aspects de la carrière et de l’œuvre de Michel Ragon qui ont suscité le plus de commentaires, donnant lieu à des ouvrages importants mettant en avant ses écrits critiques (Leeman, 2010 ; Leeman et Jannière, 2013). Son œuvre littéraire, elle, demeure moins étudiée et apparaît comme un objet d’étude encore peu légitimé – ou du moins marginal – au sein du champ académique. De récents colloques, dont les contributions ont respectivement paru dans les revues 303 et Fragments, témoignent cependant d’un intérêt non pas naissant, mais plus assuré, qu’il convient de consolider en embrassant l’ensemble de l’œuvre littéraire, au-delà de ces deux massifs remarquables que sont Les Mouchoirs rouges de Cholet (1984 ; cf. Robert, 1994) et La Mémoire des vaincus (1990).
Le caractère populaire revendiqué de l’œuvre de Michel Ragon, qui se manifeste tant au niveau générique et poétique que du point de vue de la réception, n’est sans doute pas étranger à ce manque de considération. C’est pourtant ce qui, à nos yeux, en fait tout le prix car il dialogue sans cesse avec une érudition s’attachant aux objets et aux domaines les plus divers : histoire, anthropologie, ethnologie, art, architecture, folklore, politique… Ainsi aborde-t-il avec la même curiosité insatiable la Renaissance dans Le Roman de Rabelais, les guerres de Vendée dans Les Mouchoirs rouges de Cholet ou L’Accent de ma mère, la piraterie dans Le Marin des sables (adapté en bande dessinée en 2024), l’époque coloniale dans Ma sœur aux yeux d’Asie. « Si l’érudition de Ragon est immense, elle ne cesse d’être irriguée par le sang de la misère et de la vraie vie. » notait François Nourissier dans Le Figaro littéraire, articulant les origines populaires de l’auteur et le savoir durement conquis en autodidacte, l’expérience de la grande pauvreté et les connaissances livresques soulignant entre elles un lien d’innutrition dont ses livres seraient le fruit. C’est à travers le prisme de ce rapport entre la culture populaire et les savoirs érudits que nous aimerions examiner l’ensemble de l’œuvre de Michel Ragon (1924-2020) lors de ce colloque. Comment l’œuvre littéraire de ce polygraphe boulimique s’empare-t-elle de ces savoirs variés ? Et qu’en fait-elle ?
Si Ragon fait preuve très tôt d’une « rage de lire » (Maricourt, 2023) qui illustre sa volonté d’« échapp[er] au servage » (entretien France culture, 1991), embrassant des domaines et des auteurs d’une incroyable variété, il témoigne d’une rage d’écrire, et donc de conquérir une langue à lui, qui n’en est pas moins forte. En cela, il n’est pas inutile de rappeler que Ragon entre en littérature par la poésie, avec des recueils marqués par une expression personnelle et humaniste, parfois d’inspiration chrétienne, rejetant les complications surréalistes aussi bien que les excès de la poésie nationale et engagée. L’autodidaxie apparaît dès lors comme une clef essentielle à la compréhension de son parcours et de son œuvre comme le rappelait en 2022 une exposition conçue par Sarah Al-Matary et dont le titre était emprunté à une lettre de 2006 dans laquelle l’écrivain évoquait « ce roman jamais achevé de l’autodidacte toujours sur la brèche ». Par cette formule rieuse – et qui raille peut-être le mandarin Aragon, auteur du Roman inachevé, qui avait méprisé le jeune auteur d’une Histoire de la littérature ouvrière (1947) – il incitait à lire sa propre trajectoire à travers le prisme du roman de formation. Loin de n’être qu’une reconstruction tardive, cette autoreprésentation en minoritaire, en clandestin, comme un être « en marge » (Psychologie de l’Affranchi, cité in Al-Matary, 2022) articule l’ancrage populaire – origines paysannes, grande pauvreté, abandon des études à 14 ans, exil urbain, précarité – avec la quête acharnée, combattive, d’un savoir et d’une langue à soi, arrachée pour partie à la bourgeoisie et aux élites sociales.
En cela, l’autodidacte « affranchi » demeure une figure de l’entre-deux : entre deux langues, celle des « esclaves » et celle des « prétoriens », dans lesquelles il ne peut se reconnaître entièrement, mais aussi entre deux cultures, position inconfortable conduisant à un certain malaise social – ce que Ragon résume dans L’Accent de ma mère en une formule savoureuse et douloureuse à la fois : « le cul entre les deux chaises de mes deux cultures ». Ce déchirement, d’autres l’ont exprimé avant lui, dont Ragon s’est volontiers réclamé : Rousseau dans Les Confessions, mais aussi Michelet dans Le Peuple, Jean Guéhenno dans Caliban parle ou Émile Guillaumin dans Près du sol (Monnery, 2008). À ces noms, il faudrait ajouter, parmi d’autres, ceux de Jack London et d’Octave Mirbeau. Cette image de l’écrivain transfuge, ancrée dans une expérience puis élaborée en récit de soi, est aussi une manière de se positionner dans le champ littéraire. Ses attaches prolétariennes aux côtés d’Henry Poulaille, puis libertaires auprès d’Armand Robin ou Louis Lecoin, ses attaques répétées contre Sartre, qui moquait dans La nausée la méthode de l’autodidacte qui « s’instruit dans l’ordre alphabétique », ou contre Aragon et les intellectuels marxistes, le conduisent, selon ses propres dires, à une forme de marginalisation qu’il conviendra d’interroger et, peut-être, de relativiser, tant il est vrai que revendiquer la marginalité peut aussi résulter d’une stratégie concertée.
L’articulation entre le populaire et l’érudition se retrouve naturellement au cœur de l’œuvre de cet « affranchi » qui concevait la culture comme une manière de s’émanciper. Le diptyque formé par L’Accent de ma mère (1980) et Ma sœur aux yeux d’Asie (1982) témoigne du dialogue que l’œuvre autobiographique – ou faudrait-il dire autofictionnelle ? – de Ragon entretient avec l’enquête ethnologique. Ce n’est pas sans raison que L’Accent de ma mère fut réédité dans la collection « Terre humaine » de Jean Malaurie destinée à donner voix à des minorités des cultures orales à la parole confisquée. C’est aussi là que fut publiée La Voie libertaire (1991), essai d’autothéorie qui pense l’histoire du mouvement anarchiste à travers sa propre expérience. Il dirigea en outre la collection « Mutations-Orientations » chez Casterman, éditant des études inédites de Jean Fourastié, Maurice Joyeux, Pierre Schaeffer, Jean Duvignaud, Henri Lefèvre, ou encore Jean Baudrillard (Le Miroir de la production, 1973). De façon générale, l’œuvre littéraire de Ragon se situe à la croisée des genres et des disciplines : la littérature s’affronte sans cesse à l’histoire, à l’anthropologie ou à l’ethnologie. À cet égard, l’importance d’un livre comme La Culture du pauvre (1957) de Richard Hoggart et son influence sur la pensée et l’œuvre de Michel Ragon mérite d’être réévaluées.
L’objectif de ce colloque est d’embrasser de façon panoramique l’œuvre littéraire de Michel Ragon dans sa diversité en lien avec la question des savoirs. Il s’agira d’interroger la manière dont l’œuvre polygraphique de Ragon interroge les catégories du populaire et de l’érudition, et les conduit à dialoguer. On cherchera à analyser leur rôle structurant et les enjeux politiques et idéologiques qu’elles soulèvent. Toutes les approches – poétique, stylistique, sociocritique, voire sociologique, comparatiste, etc. – sont les bienvenues. Les propositions pourront s’inscrire, sans s’y limiter toutefois, dans un ou plusieurs des axes suivants :
Axe 1. Enjeux poétiques et stylistiques
On pourra ainsi interroger les tensions qui se tissent aux niveaux poétique et stylistique :
- entre le roman ou l’autofiction et l’essai historique, entre l’autobiographie et le récit ethnologique, et de façon plus générale, entre la forme littéraire et les autres champs du savoir (histoire, anthropologie, ethnologie…) ;
- entre le didactisme et le romanesque, tout particulièrement dans les romans historiques ;
- entre les différents registres mobilisés par l’écrivain (polémique, satirique, didactique, humoristique…), y compris dans ses essais (par exemple, Karl Marx, 1959) ;
- entre les recherches modernistes des premiers romans (sans doute à relativiser) et les formes plus populaires du roman historique ou de la biographie romancée : dans quelle mesure Ragon se conforme-t-il ou au contraire détourne-t-il les codes propres à ces genres littéraires ?
Par ailleurs, on pourra s’intéresser au(x) style(s) de Ragon et à son souci d’élaborer une langue qui lui soit propre :
- est-il possible de caractériser stylistiquement l’écriture de Ragon et d’identifier des marqueurs propres aux écrits prolétariens ou aux récits d’autodidacte ? Dans quelle mesure ancrage populaire et érudition se lisent et se lient dans la langue ?
- quel(s) imaginaire(s) linguistique(s) met-il en scène ? Loti versus Rabelais ; langue de la mère versus langue du père ; langue populaire versus langue savante…
- Axe 2 : Questions de représentations et enjeux idéologiques
Cet axe vise à questionner l’imaginaire politique, idéologique et social de Ragon à travers ses œuvres. Dans cette perspective, on pourra notamment s’intéresser aux enjeux de représentation et de mémoire et tenter de dégager des récurrences :
- quelles représentations des classes sociales sont données à voir ? quelle place y occupent les personnages transfuges de classe, autodidactes, ou libertaires ?
- quelle(s) image(s) de la mobilité sociale se dégagent des romans et des récits autobiographiques ?
- quels sont les événements sociaux et politiques mobilisés ? quelle place est accordée aux révoltes et soulèvements populaires, aux luttes sociales ? quelle(s) lecture(s) en sont faites et diffèrent-elles de l’historiographie courante ?
- comment s’exprime la pensée libertaire dans les romans et essais ? l’antimarxisme ?
- quelle place occupe la mémoire collective, populaire, ouvrière, libertaire ? comment s’articule-t-elle avec l’expérience individuelle, singulière de l’auteur ?
Axe 3 - Intertextualités et innutritions : Ragon en ses lectures
Telles pages de ses carnets de lecture font cohabiter Léon Daudet et Fénelon, Chateaubriand et un Art d’écrire enseigné en 20 leçons, culture légitime et manuels d’autodidacte, classiques et avant-gardes. Tolstoï voisine avec Pourrat, Ovide et Sophocle avec Apollinaire et Tzara. Le Zarathoustra est encadré par les noms de Paul Claudel et Francis Jammes, et saint Thomas d’Aquin côtoie Romain Rolland et Jules Romains. Or, ces lectures ne contribuent pas seulement à forger la culture de Ragon, elles infusent ses propres ouvrages nourris de nombreuses intertextualités, littéraires ou scientifiques, populaires ou savantes, qui méritent d’être explorées :
- quelles traces les manuels destinés aux autodidactes d’une part, et les ouvrages spécialisés d’autre part ont-ils pu laisser dans l’œuvre de Ragon ?
- comment le matériau savant est-il incorporé, transformé, vulgarisé ? Selon quels critères et quelles normes ? Quelles valeurs (idéologiques, politiques, éthiques) cherche-t-il à véhiculer ?
- quelle place occupent les grands auteurs du passé (Rabelais, Loti, Rousseau, Michelet, Mirbeau ou London…), mais aussi ses contemporains (Cendrars, ou de façon plus inattendue Céline et Jouhandeau) dans son œuvre ?
- quels liens l’œuvre de Ragon entretient-elle avec la littérature prolétarienne, ouvrière et paysanne dont il fut l’exégète passionné ?
Axe 4 : Enjeux de réception et approches sociologiques
Les choix de Michel Ragon, fruits de ses rencontres mais aussi de certaines aspirations, le poussent à se présenter en marge des grands courants de pensée de son temps : « [L]e fait d’être introduit dès mes débuts dans un milieu marginal me marginalisera. Poulaille m’ouvrait une porte qui donnait sur une voie de dérivation : la voie libertaire. » (La Voie libertaire, 1991). En même temps, c’est par ces socialités alternatives que Ragon entre en littérature, qu’il y fait sa place, acquiert une certaine notoriété. On pourra, parmi d’autres questionnements, interroger la trajectoire de Ragon et les différents réseaux de sociabilité auxquels il s’intègre ; sa façon de se positionner dans le champ littéraire ; ou encore l’ambiguïté de la réception de son œuvre, boudée par une certaine intelligentsia de gauche alors qu’elle était célébrée par des critiques classés à droite de l’échiquier politique.
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Les propositions de communication devront être envoyées avant le 9 octobre 2025 conjointement à tous les membres du comité d’organisation aux adresses suivantes : alexis.buffet@univ-lille.fr ; bastien.mouchet.bm@gmail.com ; justine.mangeant@ens-lyon.fr
Elles comprendront environ 250 mots et seront accompagnées d’une brève biobibliographie de l’auteur·rice, pour une réponse du comité scientifique autour du 9 novembre.
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Calendrier :
Tombée des propositions : 9 octobre 2025
Retour du comité : 9 novembre 2025
Colloque : 25-26 mars (Lille)
Comité scientifique (en cours de constitution)
Sarah Al-Matary, Université du Havre
Claudie Bernard, New York University
André Derval
Richard Leeman, Université Bordeaux Montaigne
Sarah Mombert, ENS de Lyon
Myriam Roman, Université de Lille
Bibliographie critique indicative
AL-MATARY, Sarah (coord.), Les Études sociales. Enquêtes – Éducation – Sciences sociales, n° 176, « L’autodidaxie (XIXe-XXIe siècles) », 2e semestre 2022.
— « Autour de l’exposition “Michel Ragon, un autodidacte toujours sur la brèche”, in ibid., p. 297-310.
ARMEL, Aliette, Les Itinéraires de Michel Ragon, Albin Michel, 1999.
— « Michel Ragon, l’expérience de la fidélité », Magazine littéraire, n° 350, janvier 1997.
BUFFET, Alexis, « Michel Ragon, humaniste autodidacte », En attendant Nadeau, 27 avril 2024 [en ligne].
DEBREUILLE, Jean-Yves, L’École de Rochefort. Théories et pratiques de la poésie 1941-1961, PUL, 1987.
DERVAL, André, Michel Ragon. Singulier et pluriel, Albin Michel, 2024.
Fragments, revue de littérature prolétarienne, n°10, Janvier 2025 [articles issus du colloque « Michel Ragon, la littérature prolétarienne, l’anarchisme, la littérature », Paris, 8 et 9 juin 2024].
LEEMAN, Richard, Le Critique, l’art et l’histoire : de Michel Ragon à Jean Clair, 1959-1972, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Critique d’art », 2010.
LEEMAN, Richard et JANNIERE, Hélène (dir.), Michel Ragon, Critique d’art et d’architecture, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Critique d’art », 2013.
MARICOURT, Thierry, Une rage de lire : le jeune Michel Ragon, L’Échappée, 2023.
— Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, 1990.
MARICOURT, Thierry et ROMNÉE Raphaël, « Hommage à Michel Ragon », Fragments, revue de littérature prolétarienne, n° 1, automne-hiver 2020.
MONNERY, Julie, Drôle de métier : la Genèse du critique d’art Michel Ragon, 1943-1953, Mémoire de master 2, Histoire de l’art contemporain, Université de Nantes, UFR des Lettres et Sciences Humaines, 2008 [en ligne].
Plein Chant, n° 64-65, « Michel Ragon parmi les siens », 1998.
RAGON, Michel, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Albin Michel, 1986.
— D’une berge à l’autre. Pour mémoire 1943-1953, Albin Michel, 1997.
— J’en ai connu des équipages. Entretien avec Claude Gayman, J.C. Lattès, 1991.
— Ma Vendée. Entretiens avec Maurice Chavardès, Bartillat, 1994.
ROBERT, Claire, De la condition populaire à la culture populaire dans le cycle vendéen de Michel Ragon, Mémoire de maîtrise de Lettres modernes, Université Paris-Sorbonne, 1994.
ROUSSEAU, Vincent et GLIBOTA, Ante (dir.), Autour de Michel Ragon, catalogue bio-bibliographique de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Nantes et de Paris Art Center, 1984.
SLAWY-SUTTON, Catherine, « Indochine 1910 et Vendée 1940 dans Ma sœur aux yeux d’Asie de Michel Ragon. Une mise en scène de l’Histoire », French cultural studies, 2008-02, Vol.19 (1), p.17-38.
Trois cent trois, arts, recherches, créations, n° 179, « Michel Ragon », Janvier 2024.
Film documentaire : Michel Ragon : itinéraires d’un autodidacte, réalisé par Jean-François Giré, France, 2002, 50 minutes.
Michel Ragon, entretien avec Alexandre Skirda, 18 juin 1997. Archives Bernard Baissat. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=u0mK1jH--f4
Michel Ragon, entretien sur France culture à l’occasion de la parution de La Voie libertaire. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=PBkAv71SpPM