
Dans On Being Ill, Virginia Woolf s’étonne du fait « que la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister […] des romans consacrés à la grippe et des épopées à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents1. » Pourtant, on sait que la littérature a régulièrement pris pour objet la maladie, que l’on pense au Roi Lear de Shakespeare ou, plus près de Woolf, aux premiers romans de sanatorium qui commencent à paraître dans les années 1920, comme La Montagne magique de Thomas Mann ou Les Allongés de Jeanne Galzy. Peut-être doit-on donc envisager avant tout le ressenti de Virginia Woolf au regard de ce qui constitue par ailleurs l’objet de son essai, à savoir ce que la maladie fait au sujet, à son corps et à l’écriture. De l’expression du corps souffrant à la remise en cause de la médicalisation dont il peut faire l’objet, ce numéro de la revue Fémur souhaite aborder la pluralité des rapports qu’entretiennent la littérature et la maladie. Les propositions d’articles pourront s’inspirer librement des axes suivants.
Représenter la maladie : conditions d’audibilité, métaphore, politique
De La Vérole et le remède du Gaïac (1515), un des rares témoignages personnels au sujet de la syphilis, à Intérieur Nuit (2025), une des dernières autopathographies sorties en France sur la bipolarité, en passant par À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), best-seller autofictionnel de la littérature du sida (400 000 exemplaire vendus en 1994), la maladie apparaît comme un matériau littéraire privilégié, connaissant un traitement le plus souvent sérieux, tragique ou pathétique, mais parfois aussi comique, selon les enjeux culturels et politiques que sa mise en scène peut recouvrir. La diversité des représentations littéraires de la maladie pourra ainsi faire l’objet de propositions de contribution portant aussi bien sur la fiction et les textes médicaux que sur les écritures autobiographiques et ordinaires2. On s’intéressera particulièrement aux formes que la littérature a souvent privilégiées pour écrire la maladie, que l’on songe aux récits de cas à la troisième personne ou aux « autopathographies ». La forme générique et l’énonciation qu’elle implique invitent à réfléchir sur les effets produits sur la représentation de la maladie. Si la littérature de soi paraît pouvoir constituer une porte d’entrée privilégiée dans l’intériorité de l’expérience vécue, quelle différence, par exemple, entre le cas Aimée tel que le raconte Lacan (1932) et l’écriture autobiographique du Journal d’une schizophrène (M.A Sechehaye 1950) ? Que recouvre, d’autre part, le passage du regard médical sur la maladie d’un·e autre à celui d’un sujet souffrant sur son propre mal ? Les contributions pourront ainsi s’interroger sur le rôle que peut jouer le récit, et plus spécifiquement la narration, comme témoignage privilégié de l’expérience vécue de la maladie, mais aussi sur les conditions d’audibilité, déterminées par le contexte historique et social, qui rendent possible ou non la publication de ces textes, dépendant, notamment, du rapport à la souffrance. Pour Ann Jurecic, c’est en effet le changement culturel dans la conception du partage entre le privé et l’intime qui explique l’essor des illness narratives au milieu du XXe siècle, qui contraste avec la quasi-absence de publications sur la grippe espagnole qui avait pourtant été l’une des maladies les plus meurtrières du XXe siècle. Au XIXe siècle, les maladies comme la mélancolie, la tuberculose ou encore la neurasthénie ont eu des liens étroits avec la littérature : on trouve davantage de personnages poitrinaires, objets d’une vision romantique de la maladie, que de personnages atteints de syphilis, qui a pourtant emporté plusieurs écrivains (Jules de Goncourt, Guy de Maupassant ou Alphonse Daudet), preuve que cette maladie véhiculait encore des préjugés moralisateurs. La représentation de la maladie implique l’expérience du sujet qui la vit, ce qui soulève plusieurs questions. Si la littérature peut se faire le lieu de l’expression de la souffrance, elle peut aussi participer d’une forme de stigmatisation : pensons, par exemple, au genre du roman d’asile, où l’interné·e est érigé·e en figure inquiétante de l’altérité. Enfin, on pourra étudier la manière dont la maladie se voit mobilisée comme métaphore. Susan Sontag a par exemple montré dans La Maladie comme métaphore (2009) puis Le Sida et ses métaphores (2009) comment un tel usage pouvait servir de support à des discours réactionnaires et stigmatisants. Dans une perspective similaire, des réflexions sur les allégorisations de maladies permettraient d’interroger ce qu’elles supposent dans la conception de la souffrance : qu’impliquent, par exemple, les discours qui envisagent la maladie comme une lutte entre deux partis ?
Médicalisations : l’autorité médicale en question
L’écriture de la maladie pose la question des rapports de celle-ci avec la littérature médicale : comment comprendre les statuts et les valeurs de l’intertextualité ? Les contributions pourront concerner les relations de concordance entre autorité médicale et discours littéraire, mais aussi les formes de dissonance créées par la confrontation des corpus médicaux aux textes littéraires. Que l’on pense tout d’abord à la conception, prévalente jusqu’au XIXe siècle, de la littérature comme ressource rhétorique traditionnelle utilisée par les médecins pour présenter des cas cliniques. L’écriture de la maladie, des Épidémies de la Collection hippocratique aux Observations du XVIe et XVIIe siècles, est alors conçue comme un outil de déploiement des éloges de la médecine et des polémiques qui la traversaient. De même, l’usage par les premiers médecins aliénistes des inventaires de « passions » permettait de décrire ces dernières avec un « effet de présence » (Starobinski 1977). Si l’écriture de la maladie par les médecins est donc longtemps restée un outil au service de l’illustration et de la légitimation de l’autorité du discours médical, la saisie par des écrivains de l’expérience de la maladie conforte bien souvent elle aussi ce regard médical (pensons, par exemple, à la manière dont Paul Bourget emprunte au psychiatre Dupré sa description clinique de la mythomanie dans ses Anomalies). Cependant, la littérature peut aussi montrer l’insuffisance de la médecine, voire la remettre en question : les textes témoignent alors d’un potentiel de négativité critique (Pierssens 1990) du savoir littéraire. On peut ainsi penser par exemple à Charge (2023), récemment publié par Treize, où le témoignage de la vie asilaire vient tout d’abord contrer la déshumanisation dont peuvent faire l’objet les personnes psychiatrisées, mais aussi remettre en cause les pratiques psychiatriques. Gilles Barbedette, atteint du sida, parsème ses derniers livres de pointes acerbes envers la médecine, qu’il définissait dans Mémoires d’un jeune homme devenu vieux comme « l’univers des stéréotypes totalitaires3 ». Enfin, la représentation littéraire de la maladie peut également permettre de formuler des impensés de la théorisation médicale, le savoir littéraire représentant alors une innovation par rapport au savoir scientifique. Ainsi, si nombre de récits fictionnels européens de l’entre-deux-guerres mettent en scène des personnages traumatisés de la Grande Guerre (que l’on pense à The Return of the Soldier de Rebecca West [1918], à Mrs Dalloway de Virginia Woolf [1925] ou encore à Siegfried et le Limousin de Jean Giraudoux [1922]), l’imaginaire du trauma devenant très tôt consubstantiel à l’esthétique de la modernité littéraire (Kurtz 2018), force est de constater que les tâtonnements médicaux n’ont permis que bien plus tardivement l’émergence d’une catégorie diagnostique définie correspondant à ces symptômes4. L’écriture de la maladie pourrait dès lors permettre de saisir la symptomatologie de certaines pathologies bien avant leur systématisation par le discours médical, rompant avec toute une tradition de la littérature médicale ayant relégué le texte à une « ressource rhétorique » d’illustration et de propagation du discours scientifique.
La littérature comme pharmakon
Questionner la finalité des œuvres évoquant la maladie pourra constituer un troisième axe. Sont-elles seulement un objet de savoir sur le corps malade et souffrant ou permettent-elles une forme de thérapie ? Dans la lignée des éthiques du care théorisées aux États-Unis dans les années 1980 (Carol Gilligan) et 1990 (Joan Tronto), la question du soin émerge dans la littérature mondiale depuis ces vingt dernières années. Analysant un vaste corpus contemporain dans Réparer le monde (2017), Alexandre Gefen repère une multiplication des programmes thérapeutiques dans le discours des écrivain·es français·es et évoque l’idée d’une littérature réparatrice mettant fin à une ère d’intransitivité caractérisée par le structuralisme et le Nouveau Roman. Les mémoires, écrits personnels et journaux intimes témoignant notamment du sida ou du cancer se multiplient à partir des années 1980 : s’agit-il d’apaiser celui ou celle qui les écrit ou les lecteur·ices futur·es, en tant que potentiel·les malades ? Se développent aussi des expériences d’écriture interventionnistes en milieu hospitalier, dans le sillage théorique de la médecine narrative promue par Rita Charon (2006) : l’association « Passeurs de mots » propose à des biographes d’écouter et de raconter le récit des malades en fin de vie ; Matthieu Simonet distribue en 2014 un carnet à mille patients en leur demandant de narrer leur adolescence ; l’espace de recherche et création « L’Organon » organise des ateliers d’écriture à destination des malades transplantés (projet « Récit du don et de la vie en contexte de soin ») ou des personnes soignantes pour mettre en récit leurs souffrances (projet « Souci de l’Autre5 »). Si certains psychologues et psychanalystes comme Arnaud Tellier (1997) ou Jean-François Chiantaretto (2005) défendent l’idée d’une écriture restauratrice, il n’en demeure pas moins qu’une telle écriture peut s’avérer ambivalente, comme le rappelle Ghislaine Lozachmeur-Rolland : « On peut se demander si le texte autobiographique est un bon dispositif pour parler de sa maladie, de sa souffrance, car l’écriture peut raviver la douleur, l’entretenir6. » Seront donc vivement appréciées les contributions mettant en lumière le pharmakon de toute écriture de la maladie. Si la question du soin en littérature semble particulièrement vivace ces dernières années, la revue encourage les propositions explorant dans les siècles antérieurs cette finalité assignée à l’écrit. On peut citer, à titre d’exemple, le vaste corpus des consultations médicales par correspondance qui jalonnent les XVIIe et XVIIIe siècles (notamment celles de Samuel Tissot) : les malades circonscrivant leurs maux et narrant leurs souffrances par écrit sollicitent l’appui, la compréhension et l’attention thérapeutique de leurs destinataires.
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1 Virginia Woolf, De la maladie [On Being Ill], Paris, Rivages, 2007 [1926], p. 24.
2 Voir le fonds « Sida-Mémoires » créé en 1999, recensant toutes les archives concernant la maladie ou l’Association pour l’Autobiographie (APA), qui « conserve et valorise manuscrits, tapuscrits ou textes auto-édités » (https://autobiographie.sitapa.org/presentation-du-fonds), dont ils rendent compte dans les parutions d’un catalogue, « Le Garde Mémoire ».
3 Gilles Barbedette, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, Paris, Gallimard, 1993, p. 63.
4 ll faut en effet attendre les lendemains de la guerre du Vietnam pour que le syndrome de stress post-traumatique apparaisse dans les manuels diagnostiques médicaux sous son appellation actuelle : le trouble n’est vraiment devenu « officiel » qu’en 1980, avec le DSM-III, la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, mais sous une forme très rudimentaire de réaction de stress. Voir Peter Rosatti, « État de stress post-traumatique : Définition, revue de la littérature et problèmes juridiques », Douleur et Analgésie, 3, 101-108, 1997.
5 Voir le site https://lorganon.ca/les-projets/.
6 Ghislaine Lozachmeur-Rolland, « Des maux aux mots : les récits de cancer », dans Pascale Antolin-Pirès et Marie-Lise Paoli (dir), Dire les maux. Littérature et maladie, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2015, p. 69‑86, p. 83 pour la citation.
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Date limite de soumission des propositions : 15 septembre 2025
Les articles des propositions sélectionnées devront être soumis en version complète en novembre 2025.
Les propositions doivent être envoyées à l’adresse revue.femur@gmail.com, en mettant en copie conforme Adrien Berger (adrien.gregs@gmail.com), Nadia Bouothmane (nadia.bouothmane@ens-lyon.fr) et Louise Mai (louise.mai0210@gmail.com) et respecter le protocole de rédaction : https://revuefemur.com/index.php/soumettre-un-article/
La revue Fémur publie plusieurs types de textes : des articles scientifiques (de 3 000 à 6 000 mots), des essais (de 2 000 à 4 000 mots) et des comptes rendus critiques (d’au plus 2 000 mots). Dans le cadre de ses dossiers thématiques, la revue reçoit dans un premier temps des propositions d’articles scientifiques, d’essais ou de comptes rendus, comptant environ 500 mots pour les articles et les essais, et environ 200 mots pour les comptes rendus. Le comité éditorial de la revue évalue les propositions pour retenir celles qui répondent à ses critères ; les auteur·ice·s des propositions retenues sont alors invité·e·s à soumettre les textes complets.
La revue accepte également des articles hors dossier, dont la proposition peut être envoyée en tout temps.
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Direction du numéro : Adrien Berger, Nadia Bouothmane et Louise Mai (Sorbonne Université)
Rédacteur·ices en chef : Adrien Savard-Arseneault et Florence Brassard
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Bibliographie
Antolin-Pirès, Pascale et Marie-Lise Paoli, Dire les maux. Littérature et maladie, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2015.
Barbedette, Gilles, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, Paris, Gallimard, 1993.
Bourget, Paul, Anomalies, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1920.
Brodziak, Sylvie et AMarie Petitjean, La Littérature stéthoscope, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Genre(s) et création », 2024.
Charon, Rita, Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness, Oxford/New York, Oxford University Press, 2006.
Chiantaretto, Jean-François, Le Témoin interne, Paris, Aubier, 2005.
Demorand, Nicolas, Intérieur nuit, Paris, Les Arènes, 2025.
Galtier, Brigitte (dir.)Peser les mots. Littératures et médecine, Limoges, Lambert-Lucas, 2008.
Gefen, Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, 2017.
Gilligan, Carol, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
Giraudoux, Jean, Siegfried et le Limousin, Paris, Grasset, 1922.
Grisi, Stéphane, Dans l’Intimité des maladies. De Montaigne à Hervé Guibert, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Intelligence du corps », 1996.
Guibert, Hervé, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990.
Hutten, Ulrich von, La Vérole et le remède du Gaïac, trad. Brigitte Gauvin, Paris, Les Belles lettres, coll. « Le miroir des humanistes », 2015 [1515].
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