
« Habiter »
Littératures, arts, cultures médiatiques
Université Paris Nanterre & La Rochelle Université
Jeudi 16 avril (Université Paris Nanterre) & vendredi 5 juin (La Rochelle Université)
Déjà en 2014, le collectif Mauvaise Troupe, proche des occupants de Notre-Dame des Landes, se moquait du « nombre de publications universitaires, de colloques, d’expositions » sur le thème de l’habiter et faisait mine de « se demander quelle manie a[vait] touché tant de sociologues, philosophes, urbanistes, anthropologues, paysagistes, artistes qui se regroup[aient] pour travailler ce “concept” ».
Dix ans plus tard, la notion a toujours autant de succès, signe que son acception et son utilisation ne cessent de s’enrichir, sans échapper parfois à des récupérations capitalistiques. La conjonction des crises — sociales, environnementales, économiques, géopolitiques — pousse les pouvoirs publics et les acteurs privés à théoriser de nouvelles formes d’habiter, en utilisant massivement le terme dans des formulations qui confinent au slogan.
Se sont ainsi multipliés les événements, enquêtes, rapports et dispositifs dont l’objectif est de parvenir à saisir et à reconfigurer les modalités supposément nouvelles de l’habiter contemporain : « Habiter la France de demain » (ADEME, 2021), « Habiter mieux » (Anah, 2021), « Logement évolutif : une nouvelle manière d'habiter » (Fédération Cinov, 2022), « Vers de nouvelles formes d’habiter ? » (L’Observatoire Société & Consommation, 2023), « Habiter hier, aujourd'hui et demain » (L’Union sociale pour l’habitat, 2024), « (Ré)habiter » (Anah, 2024-2025), etc.
Le mot semble s’être chargé d’un souffle utopiste, presque performatif, qui partitionne explicitement les « bonnes » et les « mauvaises » manières d’habiter, rejetant des modes d’occupation de l’espace jugés injustes (villes fantômes, villes désertées par les locations Airbnb, habitats vides) alors même que la crise du logement, associée à des problématiques de surpopulation, fait rage.
Mais qu’est-ce qu’habiter ? Faut-il le penser comme un verbe, comme un faire : habiter ? Ou bien comme un substantif, un modus vivendi inséparable dès lors de l’article défini : l’habiter ? Quelles nuances avec ses parasynonymes : habiter diffère-t-il de « vivre » ? de « loger »? de « bâtir » ? d’ « aménager » ? de « décorer » ? de « (s’)approprier » ? Habiter implique-t-il une temporalité plus longue et plus durable que d’autres modes d’occupation de l’espace — à l’instar du séjour ou de la résidence ? Faut-il considérer, à la suite de Heidegger, que « nous ne parvenons [...] à l’habitation que par le “bâtir” ? Que le « ménagement » est une condition inaliénable à l’action d’habiter ? (Heidegger 1958, p. 170) Ou bien faut-il aller encore plus loin, comme le fait Henri Lefebvre, en établissant une frontière entre « habiter » et « habitat », le second apparaissant comme un mode utilitariste d’occupation de l’espace, décorrélé du vivre ensemble (Lefebvre 1972) ?
Dans ce contexte, pourquoi convoquer les lettres, les arts et les cultures médiatiques ? Le fait d’habiter, de se loger, d’aménager un territoire, n’est-ce pas là l’affaire des géographes, des urbanistes, des sociologues ? En 2018, le cinquième numéro de la revue À l’épreuve, démontre le lien très fort qui existe entre « créer » et « habiter », comme le souligne Violaine François dans son introduction : l’artiste et l’écrivain habitent le monde, et c’est ce faisant qu’ils créent. Face à la prolifération des discours techniciens, les représentations artistiques et culturelles s’imposent donc comme le lieu d’un décentrement, d’un pas de côté offrant la possibilité de forger une éthique de l’habiter. Une grande partie du corpus littéraire contemporain en fait justement un enjeu essentiel, comme le constate Laurent Demanze dans un article récent (Demanze, 2024).
Ce colloque se propose ainsi d’explorer la façon dont la littérature, les arts et les médias jouent un rôle fondateur dans les imaginaires sociaux de ce que signifie l’habiter. Le recours à une perspective diachronique et comparatiste, l’attention portée au temps long des formes médiatiques, permettront une prise de distance avec les évidences du présent.
Dans le cadre de ce colloque, exclusivement centré sur les représentations de l’habiter, seront susceptibles d’être évoqués les axes thématiques suivants. Les communications adoptant une perspective comparatiste seront particulièrement appréciées.
- L’exploration de l’habiter par le biais de la recherche-création : à l’ère de l’Anthropocène, les conséquences du dérèglement climatique sur la pérennité de nos modes de construction et d’habitation nous obligent collectivement à imaginer et à inventer de nouvelles formes d’habiter. Les dispositifs artistiques et les pratiques de création littéraire font partie des outils à même de nous permettre de renouveler les cadres imago-techniques de notre être-au-monde [1]. En effet, loin d’être un simple logement, l’habitat fonctionne aussi comme une source d’inspiration, un lieu créatif. Les propositions de communication s’inscrivant dans cet axe pourront, sous la forme d’une pratique artistique, questionner les différentes formes de l’habiter. Le medium utilisé pourra aller de l’écriture créative à la performance, en passant par le film ou une forme plastique (sur le modèle par exemple du travail de Seiji Yoshida, dont les dessins invitent le lecteur à inventer un récit), etc. Des approches réflexives sur des projets artistiques déjà menés ou en cours seront également les bienvenues. Il serait particulièrement intéressant de revenir sur des expériences (réelles ou fictionnelles) de résidences d’écriture ou de recherche-création : quel rôle le lieu et l’expérience collective de l’habiter jouent-ils dans le processus de réflexion et de création ?
- Les matrices imaginaires de l’habiter : de nombreux genres littéraires et médiatiques ont fait de la réflexion sur l’habiter l’un de leurs traits caractéristiques, qu’il s’agisse des robinsonnades (L'École des Robinsons, Sa Majesté des mouches, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Seul au monde), des utopies et des dystopies (L’Utopie, La Cité du Soleil, Nouvelles de nulle part, 1984, Le Transperceneige, Downsizing), des récits de voyages et de migrations, d’expériences de nomadisme qui s’inscrivent à rebours de la dimension sédentaire de l’habiter (L’Enéide, L’Odyssée, La vie de Lazarillo de Tormes, Eldorado, Les Passagers du vent), des œuvres mobilisant des imaginaires coloniaux et décoloniaux (Cent ans de solitude), des programmes de divertissement (L’Agence, Recherche appartement ou maison), ou encore des jeux (Les Sims, Les colons de Catane). On pourra également étudier la manière dont les albums pour la jeunesse forgent un certain imaginaire de l’habiter autour des maisons du monde (l’incontournable igloo, la case, l’habitat troglodyte,…) et des maisons d’antan (Où vivent les hommes ?, Comment c’était avant ?). Dans ces livres qui s’ouvrent parfois comme des maisons de poupées, l’édulcoration du passé cohabite avec un futur toujours utopique. Se pose alors la question des poétiques de l’habitat et des structures démographiques de la fiction (Lavocat 2020). Dans le même temps, imaginer l’habiter passe par une refonte des topoï traditionnels de la rhétorique que sont le locus amoenus et le locus terribilis. Que deviennent ces formes dans les pratiques créatives contemporaines, à l’instar des ateliers participatifs lors desquels les citoyens — qu’ils soient jeunes ou moins jeunes — sont invités à inventer l’habitat de demain.
- Les modes politiques de l’habiter : qui vit en ville, en campagne, en banlieue, en marge des habitations ? Quels rapports de force entre les espaces, entre l’humain et la nature, les représentations mettent-elles au jour (Howards End, Washington Square, Trois hommes dans un bateau) ? Comment l’espace est-il structuré dans la fiction, entre centre et périphérie, entre habitants légitimes et illégitimes, entre propriétaires et locataires ? En quoi l’habiter renvoie-t-il à une dimension classiste et genrée de l’espace ? Que nous apprennent par exemple ces vies parallèles des domestiques dans les demeures bourgeoises (Pot-Bouille, Le Journal d’une femme de chambre, Downton Abbey, Parasite) ? Dans cette perspective, il sera pertinent d’interroger aussi les bâtis construits à l’écart de la société, conçus comme des espaces pour accueillir, reléguer loin des lieux normés, celles et ceux qui ne peuvent plus faire partie du corps social — récits de claustrations, en prison (Prison Break, Orange is the New Black), à l’hôpital (Mon vrai nom est Elisabeth), ou même en maison de retraite (Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, Le Plongeon, Cocoon), dans les habitats précaires de la rue (No et moi), ou des habitats éphémères, cabanes, chalets (Walden ou la Vie dans les bois, Le Dernier Ermite, Dans les forêts de Sibérie). Des communications pourront être consacrées aux conditions de possibilité de l’habiter, aux questions de l’hygiène, de l’approvisionnement en ressources à la gestion des déchets, à tout ce qui renvoie à la dialectique du visible et de l’invisible, aux descriptions et récits d’exploration d’un envers de l’habitat (Les Misérables, Métropolis, Arietty, le petit monde des chapardeurs, WALL-E). Afin de sortir d’une perspective purement anthropocentrée, des communications pourront aussi s’intéresser à des mises en scène d’animaux dans la fiction, considérés comme des habitants à part entière ou comme des cohabitants voire des nuisibles.
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Les propositions de communication (environ 400 mots), accompagnées de trois à cinq mots clés et d’une bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 31 octobre 2025 aux adresses suivantes : helene.dubail@gmail.com ; a.lebarbi@parisnanterre.fr ; sebastien.wit@univ-lr.fr
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Note
[1] Songeons par exemple au projet « Résider / réhabiter : le village, la ville et la forêt », dirigé par Emmanuel Tibloux aux Arques (2024), à l’appel à résidence « Occuper / habiter. Le temporaire et le lieu comme conditions de création » de l’EUR CAPS à Rennes (2021) ou encore, dans la recherche universitaire, au financement de thèses en création et recherche artistique par l’EUR Arts et Humanités sur le thème de « L’habiter » (2024).
Indications bibliographiques
BAUHAIN, Claude, « Masculin et féminin, les habitations bourgeoises au XIXe siècle », Les Annales de la recherche urbaine, n°41, 1989, « Familles et patrimoines », p. 15-26
DELPIERRE, Alizée, Servir les riches, Paris, La Découverte, 2022
DELPIERRE, Alizée, Les Domesticités, Paris, La Découverte, 2023
DEPARDON, Raymond, Les Habitants, Paris, Seuil, 2016
DEMANZE, Laurent, « Gestes contemporains de l’habiter », Fabula / Les colloques, « Écritures ex-situ : le collectif, le dehors et l’ailleurs. Une décennie de littérature en France (2010-2021). Déplacements de la critique et de la narration », 2024
DURET, Christophe & LAHAIS, Christiane (dir.), Ici et maintenant. Les représentations de l’habiter urbain dans la fiction contemporaine, Montréal, Lévesque éditeur, 2022
FRANÇOIS, Violaine (et al.), À l’épreuve, n° 5, « Habiter », 2018
GHIDINA Jean-Igor & VIOLLE, Nicolas, Récits de migration. En quête de nouveaux regards, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2015
HEIDEGGER, Martin, « Bâtir habiter penser » [1951] dans Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193
LAVOCAT, Françoise, « L'étude des populations fictives comme objet et le “style démographique” comme nouveau concept narratologique », Fabula : atelier de théorie littéraire, 2020
MAUVAISE TROUPE (dir.), Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, Paris, L'Éclat, 2014
LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville suivi de Espace et politique, Paris, Anthropos, 1972
LUSSAULT, Michel, Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre, Paris Éditions du Seuil, 2024
MACÉ, Marielle, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016
MARDELLAT, Patrick, Économie radicale : philosophie économique du don, de la richesse et de la pauvreté, Paris, Hermann, 2024
PIGNOL, Claire, « Robinson Crusoé, usages et mésusages d'un roman », L'Économie politique, 79/3, p. 32-42
POYET, Christophe (dir.), Vivre et travailler au même endroit. Personnages, écrivains et peintres confinés, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2022
REVERSEAU, Anne, « La résidence comme “greffe” de l’écrivain sur un territoire », Recherches & Travaux, n° 96, 2020
TAILLANDIER, Fanny, « Banlieues françaises. Le lotissement comme utopie. Pour une appropriation littéraire et philosophique du lotissement Levitt et de ses avatars », Urbanités [en ligne], 2015
THOMAS, Olivier, « Les rats sont entrés dans Paris », dans Eric Baraty (dir.), Les Animaux dans l’histoire, Paris, Éditions Tallandier, 2023, p. 19-32
VIDALOU, Jean-Baptiste, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Zones, 2017