
Appel à communications
Réactualiser l’aliénation : perspectives interdisciplinaires
Colloque interdisciplinaire dans le cadre du laboratoire junior ANCOLI
Saint-Étienne, Université Jean Monnet,
11 et 12 décembre 2025
Créé au printemps 2024, en réponse à un appel à projets lancé par la commission recherche de l'Université Jean Monnet Saint-Étienne, le laboratoire junior ANCOLI (Aliénation(s) et Norme(s) : Croisement d’Outils Littéraires et Interdisciplinaires), mène des activités de recherche autour du concept d’aliénation et des phénomènes qu'il permet de penser.
Argumentaire
Historiquement, la notion d’aliénation recouvre de multiples acceptions et semble de ce fait difficile à définir de façon univoque. Dans son sens juridique initial, le substantif alienatio désigne la cession d’un bien. Dès le XVIe siècle, est aliéné·e celui ou celle que l’on perçoit comme étranger·e à soi-même – le fou ou la folle. Le terme s’installe ensuite durablement dans le champ médical, jusqu’à devenir central dans la psychiatrie naissante du XIXe siècle (Le Bras, 2024). Les Manuscrits de 1844 de Marx marquent un tournant dans la conceptualisation du terme, celui-ci décrivant le travail salarié comme une force aliénante, dépossédant l’ouvrier non seulement du fruit de son activité, mais aussi, in fine, de lui-même. La découverte tardive de ces textes au XXe siècle donne une impulsion nouvelle au concept. L’aliénation devient un véritable maître-mot de la pensée sociale dans la période de l’après-guerre et s’impose pour penser la domination, notamment dans les pensées féministes (Beauvoir, 1949 ; Wittig, 2008) et décoloniales (Césaire, 2013-2018 ; Fanon, 1961). Si les usages du concept varient, l’unité tient sans doute au rapport que le sujet entretient à l’altérité (alius, un autre) et à la dépossession de soi. Galvaudé par des usages multiples, le concept ne tarde pas à faire l’objet de vives critiques. Les objections formulées dans le contexte structuraliste et poststructuraliste (Althusser, 1965) visent les présupposés essentialistes de la notion tandis que d’autres auteurs (Domenach, 1965 ; Ricoeur, 1968) mettent en garde contre l’inflation sémantique grevant la notion qui devient un fourre-tout de la critique sociale. Dans cette perspective, Paul Ricoeur est allé jusqu’à le qualifier de « mot malade », se demandant s’il « [fallait] le tuer ou [le] guérir ».
Depuis le début du XXIe siècle, le concept d’aliénation connaît un net regain d’intérêt dans la pensée sociale critique. En France, il s’impose comme une notion centrale dans la philosophie sociale (Haber, 2007 ; Renault, 2008 ; Fischbach, 2009). Rahel Jaeggi (2005) en a proposé une redéfinition, dans une perspective qui évite l'écueil de l’essentialisme : l’aliénation y est pensée comme une relation distordue à soi et au monde, perçue comme brisée. Hartmut Rosa (2018) approfondit cette perspective en introduisant la notion de « résonance » : l’aliénation désigne, selon lui, « une relation au monde dans laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l’un et l’autre ».
Au-delà de la sociologie et de la philosophie sociale, d’autres disciplines se saisissent aujourd’hui de l’aliénation comme d’un outil heuristique fécond. L’étude de Patrick Brady et de Marie-France Rouart (2008), consacrée à la mise en récit du rapport aliéné au monde par la littérature, éclaire le rôle de l’aliénation dans les processus de création artistique. Il en ressort que l’aliénation n’est pas réductible à « un phénomène exclusivement négatif, dans la mesure où elle peut donner naissance à des vues pénétrantes et à l’élan nécessaire pour une métamorphose du regard sur autrui et sur soi-même ». En psychanalyse, le concept reste central, notamment dans l’élaboration lacanienne, où l’aliénation dans l’Autre, moment décisif dans la constitution du sujet, n’est pas nécessairement envisagée comme un obstacle à surmonter (McGowan 2024). En revanche, il demeure peu mobilisé dans le champ de la psychiatrie contemporaine, où son association historique avec l’institution asilaire reste problématique.
Le colloque « Réactualiser l’aliénation : perspectives interdisciplinaires » s'inscrit dans la lignée de ces travaux récents visant à réactualiser la portée critique du concept d’aliénation. Ce colloque constitue également l’aboutissement d’une réflexion approfondie menée par notre laboratoire junior ANCOLI à travers quatre journées d’étude, dont les ressources et les contributions sont disponibles sur notre carnet Hypothèses. Nous souhaitons que ce moment soit l’occasion d’interroger la pertinence et les usages contemporains d’une notion longtemps déconsidérée dans les sciences humaines et sociales. Dans quelle mesure l’aliénation constitue-t-elle encore un outil théorique opératoire ? Quels sont ces usages possibles aujourd’hui, et quel(s) sens convient-il de lui attribuer ? Si le concept conserve une puissance heuristique pour penser les réalités sociales contemporaines, il importe d’en questionner les formes actuelles : à quoi ressemble aujourd’hui l’expérience de l’aliénation ? En quoi notre rapport au monde est-il toujours traversé par des logiques d’étrangeté ou de dépossession ? Et quels pourraient être les leviers d’une résistance ou d’une désaliénation ? La perspective adoptée se veut résolument interdisciplinaire. Le concept d’aliénation sera ainsi interrogé à la croisée de plusieurs domaines – philosophie sociale, sociologie, marxisme, psychiatrie, psychanalyse, théories décoloniales et féministes, théorie littéraire – afin de rendre compte, ou non, de son actualité.
Axes possibles
- L’aliénation comme concept socio-politique intersectionnel
Quelles sont les différentes lectures contemporaines du concept d’aliénation en sciences humaines et sociales ? Ancrée dans la tradition marxiste, l’aliénation a été pensée comme un outil critique majeur pour analyser les rapports de domination, qu’ils soient économiques, sociaux, genrés ou raciaux. Il a notamment joué un rôle central dans l’élaboration des pensées féministe (Beauvoir, 1949 ; Guillaumin, 1992), décoloniale (Césaire, 2013-2018 ; Fanon, 1961) et intersectionnelle (Spivak, 1988 ; Ahmed, 2006) aux XXe et XXIe siècles, en offrant une grille de lecture des expériences de dépossession, de violence symbolique et de normativité imposée. Dans les années 1960-1970, le concept connaît un essor particulier dans les sciences politiques nord-américaines (Schwartz 2007 [1973]), qui le mobilisent pour comprendre le mécontentement qui anime les mouvements de contestation de l’ordre établi de l’époque ainsi que l’apathie qui gagne d’autres segments de la population.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Comment les approches intersectionnelles et critiques s’approprient-elles — ou non — la notion d’aliénation ? Dans quelle mesure celle-ci permet-elle encore d’éclairer les dynamiques d’oppression, les normes de genre ou les héritages de la domination coloniale ? Il s’agit aussi d’interroger la pertinence du concept pour penser les mutations profondes que nos sociétés traversent, notamment numériques, écologiques, ou démocratiques. À l’heure de l’hégémonie des GAFAM, quelles sont les nouvelles formes du travail aliéné ? (Roza, 2024) Du point de vue de l’écologie politique, ne peut-on pas parler d’une véritable aliénation de la nature, au double sens d’une nature qui nous est devenue étrangère et hostile, et d’une nature en elle-même aliénée, épuisée par les activités que les hommes lui imposent ? (Monferrand, 2024) Enfin, dans un contexte de méfiance croissante envers les régimes représentatifs, où monte l’exaspération des citoyen·ne·s face à l’inaction de leur gouvernement et à la déconnexion des élu·e·s de leur vécu, peut-on dire qu’il existe « une aliénation de la société à ses institutions » (Castoriadis 1975) ? Cet axe invite à interroger les usages actuels du concept dans une perspective résolument pluridisciplinaire, au croisement de la philosophie et de l’écologie politiques, des théories critiques, de la sociologie et des études de genre et postcoloniales.
- L’aliénation dans l’analyse des textes et images
« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », écrivait Kafka (Lettre à Oscar Pollak, 1904), dont l’univers fictionnel est souvent perçu comme un miroir grossissant d’une modernité aliénante. Plus récemment, Hartmut Rosa (2021) a suggéré que l’un des attraits de l’art réside dans son pouvoir à faire entrevoir « la possibilité d’un mode d’être-au-monde où sujet et monde se répondent l’un à l’autre ». Ce second axe propose d’interroger les relations entre création artistique et expériences d’aliénation ou de désaliénation. Comment les œuvres littéraires, visuelles, cinématographiques ou plastiques figurent-elles – ou subvertissent-elles – les logiques d’aliénation ? Comment l’art donne-t-il à percevoir ce que d’autres discours peinent à nommer ? Peut-on envisager la (re)création comme un acte de résistance, de réappropriation de soi ou du monde ? Cet axe s’intéresse aussi aux apports spécifiques des outils d’analyse littéraire, esthétique ou sémiotique dans l’exploration contemporaine du concept d’aliénation – un concept dont la polysémie semble appeler la métaphore, la narration, la figuration.
- Aliénation et santé mentale
Longtemps associée à la maladie mentale, la notion d’aliénation a occupé une place centrale dans le discours aliéniste du XIXe siècle, jusqu’à devenir un synonyme de folie – avec la charge stigmatisante que cela implique. Cette assimilation historique est aujourd’hui largement remise en question, et pour cause. Pourtant cette critique légitime suffit-elle à disqualifier toute pertinence du concept dans le champ de la santé mentale ? L’abandon de la catégorie de l’aliéné par la psychiatrie doit-il pour autant conduire à la disqualification du concept d’aliénation, issu d’une généalogie distincte ? Dans quelle mesure le concept conserve-t-il aujourd’hui une opérativité théorique et clinique ? Que peut-il encore apporter à la psychiatrie, à la psychothérapie, ou à la critique des institutions psychiatriques, et qu’en est-il du côté de la psychanalyse, où la notion conserve une place importante ? Ce questionnement croise les perspectives historiques, philosophiques et cliniques, dans le prolongement des échanges menés lors des journées d’étude du laboratoire ANCOLI avec des professionnel·les de la santé mentale. À rebours d’une vision strictement clinique, des approches critiques contemporaines (Renault, 2008) soulignent l’importance de penser la souffrance psychique comme une expérience traversée par une dimension sociale. L’aliénation, entendue dans son acception issue de la philosophie sociale, pourrait-elle dès lors redevenir un outil pertinent pour interroger les formes contemporaines de souffrance mentale ?
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Calendrier
Le colloque se tiendra à l’Université Jean Monnet, Saint-Étienne. Les personnes souhaitant présenter leur travail sont invitées à envoyer un titre provisoire et un résumé de 2.500 signes maximum à labo.ancoli@gmail.com avant le vendredi 5 septembre 2025. Les communications ont lieu en français. Les intervenant·e·s retenu·e·s seront prévenu·e·s avant le vendredi 3 octobre 2025. Une publication ultérieure est envisagée.
Dans une volonté d’ouverture interdisciplinaire, seront privilégiées les contributions s’inscrivant dans les différents champs des sciences humaines, sociales, et médicales, afin de penser les usages actuels du concept à partir d’une multitude de perspectives.
L’organisation du colloque devrait pouvoir prendre en charge l’hébergement, ainsi que les déjeuners des 11 et 12 décembre et le dîner du 11 décembre. Dans la mesure du possible, nous demandons aux participant·e·s de solliciter leurs laboratoires d’appartenance pour le remboursement de leurs frais de transport.
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Lien du carnet Hypothèse
https://ancoli.hypotheses.org/
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Comité organisateur
Ian Byrd (IHRIM)
Théo Favre Rochex (HIPHIMO)
Nina Lutz (IHRIM)
Medrar Sallem-Âati (ECLLA)
Camille Signes (IHRIM)
Comité scientifique
Jean-Christophe Angaut (ENS Lyon, Triangle)
Aude Laferrière (UJM, ECLLA)
Samuel Lézé (ENS Lyon, IHRIM)
Frédéric Monferrand (Paris 1, ISJPS)
Jean-Marie Roulin (UJM, IHRIM)
Stéphanie Roza (ENS Lyon, Triangle)
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Bibliographie indicative (non-exhaustive)
Ahmed, Sara, Queer Phenomenology ; Orientations, Objects, Others, Durham, Duke University Press, 2006.
Angaut Jean-Christophe, « La construction du concept d’aliénation dans “Sur l’essence de l’argent” de Moses Hess », Études germaniques, 2023, vol. 2023/3, nᵒ 78, p. 441-454.
Beauvoir, Simone de, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.
Castoriadis, Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
Césaire, Aimé, Écrits politiques, vol. 1-5, Paris, Jean Michel Place, 2013-2018.
Domenach, Jean-Marie, « Pour en finir avec l’aliénation », Esprit, n° 344, 1965, p. 1058-1083.
Durkheim, Émile, Le Suicide : Étude de sociologie [1897], Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013.
Fanon, Frantz, Les damnés de la terre [1961], Paris, La Découverte, 2004.
______________, Écrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, La Découverte, 2015.
Fischbach, Franck, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009.
Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique [1961], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976.
Haber, Stéphane, L’aliénation : vie sociale et expérience de dépossession, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Actuel Marx », 2007.
__________________, L’Homme dépossédé. Une tradition critique, de Marx à Honneth, Paris, CNRS Éditions, 2009.
Jaeggi, Rahel, Alienation, F. Neuhouser et A. Smith (trad.), New York, Columbia University Press, 2014 [2005].
Lacan Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits I, vol. 1, 2 vol., Paris, Éditions du Seuil, 2014, pp. 93-100.
_______________, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire, livre XI [1964], Paris, Éditions Points, 2014
Lachaud, Jean-Marc, Art et aliénation, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies », 2012.
Le Bras, Anatole, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2024.
Lézé, Samuel, « Qu'est-ce que la psychiatrie aujourd'hui ? », L'information psychiatrique, 89(2), 2013, p. 115-119.
Löwy, Michael et Sayre Robert, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
Marx, Karl, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Franck Fischbach (trad.), Paris, Vrin, 2007.
McGowan, Todd, Embracing Alienation. Why We Shouldn't Try to Find Ourselves, London, Repeater, 2024.
Monferrand, Frédéric, La nature du capital. Politique et ontologie chez le jeune Marx, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.
Quiniou, Yvon, « Pour une actualisation du concept d'aliénation », Actuel Marx, vol. 39, no. 1, 2006, pp. 71-88.
Renault, Emmanuel, Souffrances sociales. Philosophie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, 2008.
Ricœur, Paul, « Aliénation » [en ligne], Encyclopædia Universalis [1968]. Disponible sur : https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/alienation/ (consulté le 20 février 2024).
Rosa, Hartmut, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Thomas Chaumont (trad.), Paris, La Découverte, 2014.
_______________, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, S. Zilberfarb et S. Raquillet (trad.), Paris, La Découverte, 2018.
Roza, Stéphanie, Marx contre les GAFAM. Le travail aliéné à l’heure du numérique, Paris, Presses Universitaires de France, 2024.
Rouart, Marie-France, Les Structures de l’aliénation, Paris, Éditions Publibook, 2008, coll. « Lettres &Langues ».
Roulin, Jean-Marie, « Une figure de l’“ailleurs” romantique : la patrie aliénée (Les Aventures du dernier Abencérage, Le Colonel Chabert et Sylvie) », dans D. Lançon et P. Née, L'Ailleurs depuis le romantisme : Essais sur les littératures en français, Paris, Hermann, 2009, p. 37-54.
Spivak, Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ? [1988], Jérôme Vidal (trad.), Paris, Amsterdam, 2020.
Schwartz, David, Political Alienation and Political Behavior, Chicago, Routledge, 2007 [1973].
Vaillant, Alain, « L’aliénation de l’écrivain », Romantisme, n° 67, p. 3-16.
Weber, Max, Économie et société [1922], Paris, J. Freund, P. Kamnitzer et. al. (trad.), coll. « Agora », 2 vol., 2003.