
Colloque International
"Les valeurs de la célébrité (1850-1920)"
Du 6 au 10 avril 2026
Organisé par Éléonore Reverzy, Pedro Paulo Catharina, Gilberto Araújo
Dans son ouvrage consacré aux « figures publiques », Antoine Lilti entreprend l’archéologie du phénomène de la célébrité entre 1750 et 1850, passant en revue personnages historiques, personnalités intellectuelles et artistes au prisme de la publicité croissante dans la société de l’Ancien Régime. Ce ne sont plus les hauts faits, le courage ou l’équanimité qui sont loués et destinés à servir d’exemple, mais la présence corporelle, le cadre de vie ou l’éthos de la personnalité publique qui font l’objet de toutes les attentions – « curiosité et sympathie », ces deux « ressorts profonds d’identification » [Lilti, 2014, p. 19]. Cette incarnation de la figure publique prendra bien sûr une importance singulière dans le cas des acteurs et actrices, des acrobates et autres artistes de scène. Elle affectera semblablement le domaine des lettres. Les écrivains, figés en portraits et bientôt dans les portraits-cartes de Disdéri, représenteront volontiers à leur tour le monde du spectacle, tant la célébrité via ses canaux médiatiques se représente volontiers dans ses procédures et scénographies ordinaires – la mise en abyme permettant aussi l’analyse du fonctionnement de l’espace public. Si la célébrité s’attache au corps, au geste, à la voix, à l’apparence physique, elle se nourrit des émotions que cet effet de présence suscite : la présence physique est bien l’aliment premier de l’imaginaire de la célébrité.
La célébrité est aussi porteuse de valeurs par défaut. On trouve ainsi dans le Journal des Goncourt cette intéressante analyse :
Point d’autre récompense pour les lettres, point d’autre reconnaissance officielle et juste de la valeur, que la reconnaissance de l’opinion, du succès. L’Académie et la croix données au succès. Au fond, quoi que cela semble, ce système serait une rémunération moins criante en injustice. Par exemple, à l’Académie, vous auriez, au lieu des Patin, des Nisard et des académiques, des gens qui ont agi sur leur siècle : Sue, Dumas père, Paul de Kock même, qu’importe ! La postérité remettra les gens en place. […] Et pour les décorations, si bête que soit le succès, elles vaudraient encore mieux, distribuées ainsi. Par exemple, depuis 48, ce serait Murger, Dumas fils, Uchard même, Flaubert, Feydeau. (Journal des Goncourt, t. II [2008], Paris, Champion, p. 264-265)
C’est reconnaître au succès, à la reconnaissance par son temps, une qualité critique au sens premier du terme, et voir dans l’action immédiate d’une œuvre, son effet dans la société, un élément discriminant. Sont renvoyées dos à dos les validations académiques et politiques, tant prime finalement la rencontre avec le lectorat. Le lecteur est aux yeux des Goncourt, même au sujet de feuilletonnistes dont tout semble les éloigner (Dumas, Sue…), le seul à même de conférer de la valeur à une œuvre. Ainsi Zola, au sujet de Ponson du Terrail, ne peut lui « refuser ce je-ne-sais-quoi qui fait lire ses ouvrages avec emportement par une notable partie du public », pas plus qu’à ceux qui réalisent ce « tour de force, en littérature » : « se faire lire » [L'Événement, 1er septembre 1866, Livres d'aujourd'hui et de demain ; et Le Salut public, 10 août 1866, Œuvres complètes, Paris, Tchou, « Cercle du Livre précieux », 1968, t. X, p. 604 et p. 579].
On pourra se demander cependant ce qui indexe la célébrité : dans le cas des écrivains, est-ce la publicité et la couverture médiatique ? Sont-ce les recettes (nombre d’exemplaires vendus, prix du feuilleton…) ? Sont-ce les objets qui dérivent de leurs œuvres ou les déclinaisons visuelles de leurs figures publiques, ou leur publication dans des collections éditoriales populaires ou de prestige ? Est-ce plutôt la reconnaissance institutionnelle ? Quel rôle joue le réseau dans lequel s’insère l’écrivain ? Le quantitatif prime-t-il donc le qualitatif ? L’un et l’autre sont porteurs de valeurs et volontiers opposés, comme la citation des Goncourt l’indiquait. Dans le cas des artistes, quelle est l’importance de l’impresario ou de l’organisateur de spectacles pour le monde de la scène ?
L’économie de la célébrité, ses vecteurs et canaux, sera un des aspects développés dans ce colloque. Il ne s’agit pas en effet d’étudier la fabrique de la célébrité, sujet déjà largement traité, mais la manière dont elle est porteuse de valeurs et produit de la valeur. On pourrait évoquer une bourse des valeurs de la culture, en ce siècle qui voit se développer la mondialisation.
On s’intéressera aux figures publiques dans le sens large et, dans le cadre de ce colloque franco-brésilien, aux manifestations de transferts culturels que sont par exemple les tournées d’acteurs et actrices, chanteurs et chanteuses français au Brésil : quelles pièces (et actes et scènes de ces pièces), quels opéras, quels spectacles sont exportés et circulent d’un pays à l’autre ? Quelle couverture médiatique reçoivent les compagnies, les acteurs et actrices qui traversent l’Atlantique ? Quelle reconnaissance obtiennent-ils et obtiennent-elles de la sorte ? S’agit-il d’une reconnaissance éphémère ou durable ? Parce qu’on peut être plus célèbre dans un pays étranger que dans son propre pays, quel régime de la valeur se met alors en place ?
On pourra ainsi privilégier l’étude de cas (suivre un acteur, une actrice, une troupe etc.) pour rendre sensible ce transfert tangible d’un modèle. On pourra également s’intéresser à la fortune d’un spectacle, ou d’un genre de spectacle, voire à la permanence d’une pièce dans le répertoire des compagnies. On pourra également considérer la langue dans laquelle une pièce est représentée, ses traductions, et par conséquent le public visé. À quel stade de sa carrière un metteur en scène ou un artiste de scène se rend-il au Brésil ? On pourra également examiner en retour les effets de cette circulation sur la production brésilienne, par exemple sur l’évolution du théâtre et des arts de la scène en général dans les grandes villes du Brésil, ou dans la composition des répertoires des compagnies locales. En cela encore des études de détail, qui permettraient de mettre au jour la vie d’une troupe, les choix de son directeur et son répertoire, seront bienvenues. Par ailleurs, le transfert se produit-il dans le sens inverse et quels spectacles, acteurs/actrices, chanteurs/chanteuses s’exportent alors ? Du côté de la littérature, qu’en est-il de la circulation et de la réception des œuvres françaises au Brésil, en français ou en portugais ? Intègrent-elles des collections importantes, visant la consécration ou le succès de vente ? Et qu’en est-il de la circulation et de la réception des œuvres brésiliennes en France ?
Du côté des institutions, la création au Brésil de l’Académie impériale des beaux-arts, de l’Institut brésilien d'histoire et de géographie (IHGB), puis de l’Académie brésilienne de lettres (ABL) permet aussi de mettre à l’épreuve les valeurs de la célébrité, notamment en regard des notions de gloire et d’immortalité censées conférées par les institutions. Si en France, au XIXe siècle, ces institutions sont anciennes et à la fin du siècle particulièrement vieillissantes, au Brésil, la « mission artistique française » (1816) à l’origine de la conception de l’Académie impériale des beaux-arts (1826), et l’Académie brésilienne de lettres, créée sur le modèle de l’Académie française en 1897, attestent d’un besoin culturel nouveau : ces cas évidents de transferts disent aussi la volonté d’une reconnaissance symbolique pour des artistes et des écrivains nationaux. Les Académies brésiliennes accueillent-elles cependant des créateurs reconnus par leur temps, célèbres ? Quels réseaux (revues, cercles, salons) permettent d’y accéder ? Machado de Assis, d’origine modeste et autodidacte, journaliste et l’un des écrivains les plus fêtés de son temps, cofondateur et premier président de l’Académie brésilienne de lettres, constitue à ces différents titres une figure très importante.
Un événement capital, l’affaire Dreyfus, aux répercussions mondiales, renouvelle l’axiologie de la célébrité et introduit un autre régime de la valeur à l’intérieur même du système médiatique global que ce colloque entend explorer à partir de l’axe franco-brésilien. L’Affaire réintroduit en effet le grand homme et la figure modèle de l’homme illustre auxquels en quelque sorte l’homme célèbre s’était substitué. Ce moment exceptionnel dans l’histoire de la célébrité, qui voit se renouer autour de Zola et d’autres dreyfusards la tradition antique de la vie de l’homme illustre sur le modèle plutarquiste, a d’importants échos au Brésil, qu’on pourra étudier. Il s’agit aussi d’un événement médiatique où l’écrivain, qui a compris toute la valeur de la célébrité, la met en jeu dans son combat pour la justice, en recourant aux outils même de la médiatisation – la Une d’un journal.
Plusieurs axes peuvent être approfondis autour des différentes valeurs de la célébrité dans le cadre des transferts culturels entre la France et le Brésil. En voici quelques-uns à titre indicatif :
- Les carrières d’acteurs, d’actrices, de troupes, d’orchestres, de cirques…
- Les tournées de compositeurs, d’écrivains, d’intellectuels, de musiciens…
- La circulation France-Brésil, Brésil-France des modèles esthétiques (en littérature, dans les arts, en musique...)
- Les échos des événements français et européens (ex. l’affaire Dreyfus au Brésil ; la mort des hommes et femmes illustres)
- La diffusion du livre, les traductions, le champ éditorial
- La diffusion de formes médiatiques (la chronique mondaine, le fait divers, l’article de tête...)
- Toutes les formes d’adaptations, de transpositions
- Les institutions (la création de l’Académie brésilienne des lettres, l’Académie impériale des beaux-arts, l’Institut brésilien d'histoire et de géographie)
- La reprise de modèles architecturaux
- Les médias et les valeurs de la célébrité
- La reconnaissance institutionnelle et la reconnaissance du public
- Les valeurs pécuniaires de l’art et de la littérature
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Le Colloque International "Les valeurs de la célébrité (1850-1920)", appuyé par la SERD-Société des études romatiques et dix-neuviémistes, se produira dans le cadre d’un accord entre L’École doctorale de Lettres néo-latines de l'UFRJ (Programa de Pós-Graduação em Letras Neolatinas) et l'École doctorale 120 de la Sorbonne Nouvelle, avec la collaboration de l’École doctorale de Lettres vernaculaires de l'UFRJ (Programa de Pós-Graduação em Letras Vernáculas).
Le Colloque se tiendra à Rio de Janeiro du 6 au 10 avril 2026.
Les communications se feront en français ou en portugais. Le nombre d'interventions au colloque sera limité à 50 participants.
Les propositions de communication (environ 2000 signes, titre et résumé) en français ou en portugais, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, devront être envoyées à eleonore.reverzy@sorbonne-nouvelle.fr, pedrop@letras.ufrj.br, gilbertoaraujo@letras.ufrj.br avant le 20 septembre 2025 au plus tard. Les réponses du comité scientifique seront notifiées courant novembre.
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Comité Scientifique :
Márcia Abreu (Universidade Estadual de Campinas - UNICAMP)
Aurélie Barjonet (Université de Lille)
Pedro Paulo Garcia Ferreira Catharina (Universidade Federal do Rio de Janeiro – UFRJ)
Elizabeth Emery (Montclair State University)
Godofredo de Oliveira Neto (Universidade Federal do Rio de Janeiro – UFRJ ; Academia Brasileira de Letras – ABL)
Alain Pagès (Université Sorbonne Nouvelle)
Éléonore Reverzy (Université Sorbonne Nouvelle)
Marie-Ève Thérenty (Université Paul Valéry – Montpellier 3)
Gilberto Araújo de Vasconcelos Júnior (Universidade Federal do Rio de Janeiro – UFRJ).
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Bibliographie indicative
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Responsables :
Éléonore Reverzy
Url de référence : http://www.crp19.org
Adresse: Université Paris-Sorbonne Nouvelle. 8 Avenue de Saint-Mandé. 75012 Paris France
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Pedro Paulo Catharina ; Gilberto Araújo.
Url de référence : https://www.portal.letras.ufrj.br/
Universidade Federal do Rio de Janeiro - Av. Horácio Macedo, 2151 - Cidade Universitária, Rio de Janeiro – RJ – 21941-917 - Brasil.