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La phrase dans l'écrit littéraire et la médiation des savoirs

La phrase dans l'écrit littéraire et la médiation des savoirs

Publié le par Eloïse Bidegorry (Source : Sophie Jollin-Bertocchi)

« LA PHRASE DANS L’ÉCRIT LITTÉRAIRE ET LA MÉDIATION DES SAVOIRS LINGUISTIQUES »

 

28 et 29 mai 2026

 

Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (CHCSC EA2448)

Université Paris-Saclay (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)

5 Bd d’Alembert

78280 Guyancourt

 

6e colloque de l’Association Internationale de Stylistique (A.I.S.)

 

Porteuse du projet : Sophie Jollin-Bertocchi

 

 

Argumentaire 

 

Dans le cadre du rapprochement des savoirs scientifiques et des études littéraires qui se développe depuis quelques années, se pose la question du rôle de la littérature dans la création, la diffusion et l’appropriation des connaissances linguistiques. Ce colloque entend se centrer sur un poste d’analyse aussi sensible dans le champ des sciences du langage que dans celui des études littéraires, la phrase.

 

Au XVIIe siècle, le mot phrase est peu employé et signifie « expression », « locution », « tour de phrase ». Sur le terrain grammatical, il est en concurrence avec la proposition logique de Port-Royal et la période rhétorique – et il le restera jusqu’au XXe siècle. Le discours scolaire a joué un rôle important dans l'acclimatation d'une nouvelle idée de la phrase : celle-ci n'est plus seulement un assemblage de mots mais une unité cohérente du discours ; elle devient confusément une unité prédicative. La phrase se situe au carrefour de la grammaire, de la logique et de l’esthétique – notamment littéraire –, ce qui fait d’elle l’objet d’un dialogue interdisciplinaire entre sciences du langage (syntaxe, linguistique textuelle, stylistique), histoire des idées linguistiques et études littéraires.

Jean-Pierre Seguin (1993) a retracé la naissance de la notion de phrase française moderne au XVIIIe siècle. À partir du discours des grammairiens de cette époque, Seguin a suivi la gestation de la notion et montré comment s'est opéré son passage progressif du lexique à la grammaire, de l'oral à l'écrit, et de l'objet empirique relevant d’une évidence commune au modèle de production syntaxique. C’est Domergue qui a dissipé les hésitations terminologiques et signé l'acte de naissance de la phrase française conçue comme un ensemble hiérarchisé de propositions, comportant un sujet et un verbe, constituant une unité de sens close par la ponctuation à l’écrit, et une unité d’intonation à l’oral Ce trajet aboutit à une triple institutionnalisation de la phrase, conçue comme métonyme de la langue : mythique, scolaire et terminologique.

Le XIXe siècle, à travers la grammaire scolaire, a poursuivi la grammaticalisation de la phrase dans sa double dimension morpho-syntaxique (nature et fonction) avant que la linguistique moderne, au XXe siècle, ne s’attache à la théoriser dans le domaine de la syntaxe. L’effervescence théorique autour de la phrase, dans l’espace francophone, de Meillet à Le Goffic, en passant par Tesnière, et dans l’espace anglophone, de Harris à Chomsky, s’est efforcée de modéliser la diversité des phrases. À partir des années 1970, la notion a pu être rejetée en raison des apories de sa définition linguistique, mises en évidence par les travaux sur l’oral (Blanche-Benveniste notamment en France), au profit d’une vision macrosyntaxique (Berrendonner) qui a développé les notions de « clause » et de « période » (au sens linguistique moderne).

Notion à la fois savante, dont le contenu n’est pas stabilisé, et profane –  tout le monde en a plus ou moins une idée grâce à l’enseignement scolaire –, la phrase reste aujourd’hui au cœur de l’enseignement de la grammaire française, comme du style littéraire (Molinié 1986). Elle est centrale dans la médiation des savoirs lexicaux, grammaticaux et littéraires à l’École : depuis le XIXe siècle et l’instauration de l’enseignement public, on n’a cessé de travailler sur la pédagogie de la phrase comme unité syntaxique maximale et unité typographique, forme privilégiée de l’exemplification. Les exemples qui illustrent les manuels de langue et de littérature ont largement puisé dans les corpus littéraires, lesquels ont été institués comme lieux de médiation des savoirs grammaticaux.

Les écrivains français se sont quelquefois exprimés dans des écrits théoriques ou personnels (Flaubert en est un exemple célèbre), ou dans des entretiens (notamment certains écrivains contemporains, comme Pierre Michon ou Maylis de Kerangal), sur leur vision, leur conception, leur imaginaire de la phrase[1]. La phrase singulière des écrivains a fait l’objet d’une série de monographies, dont on peut citer en exemples, parmi d’autres, les études de Milly sur Proust (1975), de Veyrenc sur Gide (1976), de Piat (2011) sur le Nouveau Roman, ou de Zemmour (2008) sur Simon. Mais à ce jour un seul colloque a été dédié à cette question (Bourkhis et Benjelloun 2008). L'approche génétique du style par ailleurs peut être révélatrice de la sensibilité à la phrase, ce qui est particulièrement frappant chez un écrivain comme Flaubert qui arrête, au moment de l'édition, une phrase à laquelle le manuscrit et ses ratures donnaient des dynamiques très différentes. Dans la mesure où la phrase est une représentation langagière à la fois culturelle et singulière, les formes du texte littéraire sont un vecteur majeur des modèles syntaxiques collectifs (Balibar 1974, Jollin-Bertocchi 2021), par exemple celui de la « belle langue ». Depuis quelques décennies, une histoire des sensibilités stylistiques collectives a commencé à s’écrire (Philippe 2002 ; Philippe & Piat 2009) en prenant appui sur l’approche auteuriste pour la décloisonner, la mettre en perspective et l’historiciser. Ainsi l’opposition entre la phrase simple et la phrase complexe, qui est l’un des piliers de l’enseignement de la grammaire, est-elle apparue tout aussi structurante dans l’approche littéraire.

Ces éléments soulèvent quelques questions :           

D’un point de vue épistémologique, comment appréhender la réflexivité de l’enquête ? Dans quelle mesure est-il possible de mettre en évidence la circulation des savoirs grammaticaux et des théories linguistiques à travers les œuvres littéraires, dès lors que ces savoirs portent sur le matériau verbal même du corpus ? Cela présuppose de postuler une porosité entre les deux (voire trois) domaines, la grammaire, la linguistique et la littérature. Comment évaluer l’effet des configurations socio-culturelles sur la médiation des savoirs linguistiques par la littérature ?

En matière de savoirs sur la phrase, y a-t-il rupture ou continuité entre les représentations de la phrase par les grammairiens et les linguistes, et l’image qu’en dessinent les écrivains à partir de leur usage singulier ? Les usages littéraires de la phrase sont-ils eux-mêmes cohérents avec les représentations théoriques formulées par les écrivains ? Comment les savoirs grammaticaux sont-ils ancrés dans la pratique scripturale ?

Telles sont les questions qui serviront d’axe problématique au sixième colloque de l’AIS qui, après Rennes en 2008 (« Stylistiques ? »), Caen en 2011 (« Le style, découpeur de réel »), Lyon en 2015 (« Méthodes stylistiques. Unités et paliers de pertinence textuelle »), Aix-en-Provence en 2018 (« Poétique des énoncés inconvenants et paradoxaux ») et Paris 8 Vincennes – Saint-Denis en 2022 (« Style et imaginaires de la langue »), se tiendra à l’Université Paris-Saclay (Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines) les 28 et 29 mai 2026.

 

Axes d’étude

Ces questions pourront être abordées à la fois comme support théorique et comme terrain d’expérimentation pratique, selon différentes perspectives. Les communications porteront sur des corpus français et francophones, ou dans d’autres langues, et s’inscriront dans les disciplines mobilisables pour l’étude des patrons syntaxiques : stylistique d’auteur, stylistique génétique, stylistique historique, syntaxe, linguistique textuelle, critique littéraire, histoire culturelle, histoire des idées linguistiques, analyse du discours, approches comparatives interlinguistiques… Elles pourront aborder l’un ou l’autre des axes suivants :

 

1.    Les prises de position dans le débat scientifique : les mentions explicites ou les traces, les échos des théories et des savoirs linguistiques dans les textes (voir par exemple Queneau et Aragon) ; la manière dont l’exercice de la phrase répond ou non aux théories syntaxiques.

 

2.    Phrase et enseignement scolaire : les corpus d’exemples littéraires dans les grammaires ; la place de l’étude de la phrase dans les manuels de stylistique ; le rôle de l’école dans la formation des écrivains, la manière dont ceux-ci ont intégré ou rejeté les modèles phrastiques dans leur pratique d’écriture.

 

3.    L’approche externe des représentations de la phrase par les écrivains : les conceptions théoriques et les représentations subjectives de la phrase littéraire telles qu’elles sont exprimées dans leurs écrits théoriques, critiques ou personnels (journaux, correspondances, entretiens) ; en particulier les comparaisons et les métaphores à travers lesquelles elles se manifestent, à rapprocher des métaphores mobilisées dans le discours scientifique.

 

4.    L’approche interne des représentations de la phrase, dans les œuvres : les patrons syntaxiques (tradition vs innovation) de la langue littéraire singulière (d’un auteur) ou collective (d’un genre, d’une époque, d’un courant littéraire), et leur circulation entre les œuvres et les périodes. Quelques pistes en particulier, parmi d’autres possibles, sont à explorer :

 

- Certains textes accordent-ils un traitement particulier à la phrase dans sa matérialité typographique ?

- La phraséologie : cooccurrences et collocations du mot phrase. La petite phrase, type d’expression très en vogue à l’époque contemporaine, dont la naissance a partie liée avec le slogan à l’époque de la Révolution française, puis avec la phrase simplifiée pour les besoins de l’enseignement, constitue un phénomène culturel au XIXe siècle, représenté dans la littérature, qui reste à documenter.

- De quelle manière l’évolution technologique, et en particulier le développement des nouvelles technologies numériques, influence-t-il le format et la structure de la phrase (Siouffi 2020) dans l’écrit littéraire contemporain[2] ?

 

MODALITÉS ET CALENDRIER DE SOUMISSION DES PROPOSITIONS DE COMMUNICATIONS

 

Envoi des propositions en français : Résumé de 1500 signes espaces compris, incluant des références bibliographiques, aux adresses suivantes :

sophie.bertocchi-jollin@uvsq.fr (organisatrice du colloque)

judith.wulf@univ-paris8.fr (secrétaire de l’Association Internationale de Stylistique)

Date limite pour la soumission des propositions : 1er décembre 2025.

Communication des résultats : 15 janvier 2026.

 

Comité scientifique : Pauline Bruley (Université d’Angers), Sophie Bertocchi-Jollin (Université Paris-Saclay, UVSQ), Florence Lefeuvre (Université Sorbonne Nouvelle), Jérôme Hennebert (Université de Lille), Joël July (Aix-Marseille Université), Annie Kuyumcuyan (Université de Strasbourg), Sophie Lawson (Université de Lorraine, Nancy), Michèle Monte (Université de Toulon), Bérengère Moricheau-Airaud (Université de Pau), Élise Pavy-Guilbert (Université Bordeaux-Montaigne), Gilles Philippe (Université de Lausanne), Pascale Roux (Université Lumière Lyon 2) Gilles Siouffi (Sorbonne Université), Pierre-Yves Testenoire (Sorbonne Université), Laélia Véron (Université d’Orléans), Judith Wulf (Université Saint-Denis Paris 8), Ilias Yocaris (Université Côte d’Azur).

 

BIBLIOGRAPHIE

BALIBAR, Renée, Les français fictifs : le rapport des styles littéraires au français national, Paris, Hachette, 1974.

BOURKHIS, Ridha & BENJELLOUN, Mohammed (2008), La phrase littéraire, Paris, L’Harmattan.

DESSONS, Gérard, « La phrase comme phrasé », La Licorne [En ligne], n° 42 (S. Bikialo, dir.), 1997.

GOUX, Jean-Paul, La Fabrique du continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

HACHE, Sophie, La période oratoire (1550-1750). Une esthétique du discours, Paris, Classiques Garnier, 2024.

JEY, Martine, BRULEY, Pauline & KAËS Emmanuelle (2017), L’écrivain et son école, Paris, Hermann.

JOLLIN-BERTOCCHI, Sophie (2021), « La référence scolaire : de la figuration littéraire aux modèles langagiers, l’exemple de Giono », Pratiques [En ligne], 191-192, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 11 février 2025.

MASSOL, Jean-François (2004), De l’institution scolaire de la littérature française (1870-1925), Grenoble, ELLUG.

MILLY, Jean (1975), La Phrase de Proust : des phrases de Bergotte aux phrases de Vinteuil, Paris, Champion.

MOLINIÉ, Georges (1986), Éléments de stylistique française, Paris, PUF.

PHILIPPE, Gilles (2002), Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940), Paris, Gallimard.

PHILIPPE, Gilles & PIAT, Julien (2009), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon. Paris, Fayard.

PIAT, Julien (2011), L’expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman, Paris, Honoré Champion.

SEGUIN, Jean-Pierre (1993), L’invention de la phrase au XVIIIe siècle : contribution à l’histoire du sentiment linguistique français, Bibliothèque de l’Information grammaticale, Paris, Éditions Peeters.

SIOUFFI, Gilles (2020), Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, Arles, Actes Sud.

SMADJA, Stéphanie (2013), La « Nouvelle prose française ». Étude sur la prose narrative au début des années vingt, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Poétique et stylistique ».

SZULMAJSTER-CELNIKIER, Anne (2017), « Quand le poète se fait linguiste : À propos de Blanche ou l’oubli de Louis Aragon », La Linguistique vol. 53, fasc. 1, p. 149-161.

VEYRENC, Marie-Thérèse (1976), Genèse d’un style. La phrase d’André Gide dans Les Nourritures terrestres, Paris, Nizet.

WULF Judith (2024), « Aux sources de la stylistique. Les récits du français au XIXe siècle », Romantisme 203, p. 41-51.

WULF, Judith (2025), Style et imaginaires de la langue, Actes du 5e colloque de l’AIS, Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, 2022, à paraître.

ZEMMOUR, David (2008), Une syntaxe du sensible. Claude Simon et l’écriture de la perception, Paris, PUPS.


 
[1] Plus largement, l’imaginaire linguistique a d’ailleurs fait l’objet du 5e colloque de l’AIS, « Style et imaginaires de la langue », qui s’est tenu à l’Université Paris 8 Saint-Denis en 2022 (Wulf et al. 2026, à paraître).
[2] À l’époque contemporaine, la phrase s’invite aussi hors le livre, comme en témoignent les arts plastiques conceptuels (Christian Boltanski, Lawrence Weiner).