
Où sont passés les oracles d’antan ? Disparitions et résurgences des discours prophétiques (ENS Lyon)
« Où sont passés les oracles d’antan ? » Disparitions et résurgences des discours prophétiques.
Colloque final du Laboratoire AINIGMA – ENS de Lyon, les 11 et 12 décembre 2025.
Si les prophéties fascinent, elles finissent généralement par devenir caduques. La fin du monde, annoncée par certaines prédictions en 2012, a ainsi inspiré la culture populaire [1]. Mais passée la date de la fin du monde, la prophétie fait plutôt sourire et l’on s’en désintéresse progressivement. Tous les discours sur l’avenir ne sont pas aussi précis, et les groupes millénaristes se gardent généralement d’annoncer une date à la fin des temps, se garantissant ainsi de tomber trop vite dans l’oubli. Toutefois, cela nous interroge quant à la possibilité de la permanence d’un discours prophétique, des significations diverses qu’il peut prendre et de ses éventuelles transformations ou altérations.
En effet, la plupart des discours sur l’avenir sont tenus dans un cadre religieux ou spirituel particulier, et reposent sur un certain nombre de présupposés. Se pose alors la question de la valeur de vérité des systèmes religieux dans l’espace et dans le temps [2] ainsi que de la rémanence des pratiques en-dehors de leur système d’origine. La plupart des discours prophétiques sont situés et circonscrits historiquement et géographiquement, dans la mesure où ils entendent résoudre une aporie dont souffre un individu ou un groupe donné (il en est ainsi de la plupart des prophéties vétérotestamentaires qui font clairement référence à l’Israël antique et à des situations spécifiques de conflits ou d’exil). Dans le même temps, ils dépendent de la solidité du système religieux dans son entièreté, de la foi qu’accordent les individus en le principe, en la divinité qui est la fons oraculi, ainsi qu’en les actions propitiatoires et apotropaïques que leur prescrivent oracles et prêtres. Ainsi, les prophéties, malgré leur caractère parfois général ou « ouvert », sont des discours qui, pour être sérieusement considérés, dépendent d’un certain nombre de facteurs religieux ou politiques extérieurs.
On observe par exemple, dans le cas du remplacement des religions grecque et romaine par la chrétienne, une attitude ambivalente chez les croyants de la nouvelle foi dominante : d’une part, ils réfutent les oracles qui les ont précédés, pour justifier du triomphe et de la supériorité de leur religion, d’autre part, ils fondent l’autorité de leur croyance sur le remploi de ces mêmes oracles, auxquels ils donnent une interprétation et un sens nouveaux : les Oracles sibyllins sont grandement utilisés en contexte chrétien, et sont vus comme annonçant la venue de Christ.
Doit-on dès lors considérer que la parole oraculaire n’est compréhensible que rattachée au système religieux auquel elle appartient, ou bien au contraire que ses caractéristiques formelles sont telles qu’elle s’avère un énoncé transposable et modulable indéfiniment ? En effet, si les oracles païens peuvent, dans un contexte chrétien, prendre un sens nouveau, cela peut signifier qu’il y a, dans la manière d’écrire de ces textes, une possibilité ouverte à la réinterprétation. Peut-on dans ce cas envisager des énoncés de type prophétique ou des pratiques divinatoires indépendamment de tout système religieux ? La spécificité de ces textes et leur labilité en font peut-être un corpus d’une certaine manière à part, qui échappe aux catégorisations admises, textes de foi, certes, mais peut-être pas textes religieux au sens historique ou politique du terme. Il s’agira ainsi de ne pas négliger les qualités littéraires et philosophiques particulières qui donnent aux textes prophétiques non seulement leur saveur (qui peut expliquer en partie leur aura et leur longévité) mais aussi leur sens « ouvert », ésotérique souvent, rendant nécessaire une exégèse ou une allégorèse. Il convient ainsi de ne pas négliger la question de la ré-énonciation de la prophétie, textes qui ouvrent des potentialités qui nécessitent d’être actualisées. Un texte non-prophétique peut ainsi devenir une prophétie (comme la Quatrième Bucolique de Virgile).
De la même manière, on peut se demander quelle est la nature de l’avenir sur lequel se prononce un discours prophétique : temps futur qui adviendra nécessairement parce qu’il a été annoncé, ou bien symbole, voile ? Existe-t-il une temporalité prophétique ? Peut-on la lier ou non à la notion de vérité historique ? À la suite de ces interrogations, on peut aussi se demander dans quelle mesure ce discours participe d’un genre mixte, à la fois délibératif et épidictique. Dans le cas des prophètes bibliques, par exemple, il ne s’agit pas tant de révéler un avenir caché que de faire se ressouvenir à l’infidèle que le temps présent est déjà inscrit dans la suite des temps voulue par le Dieu créateur, et par là de le convaincre qu’il doit se réformer pour assurer le salut de sa communauté ou le sien propre : en cela le discours prophétique pourrait se rattacher aux discours moraux et pédagogiques, auxquels il emprunte parfois des codes, et servir tant l’autel que le trône.
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Ce colloque, qui aura lieu à l’ENS de Lyon les jeudi 11 et vendredi 12 décembre 2025, viendra clore le cycle de réflexion du laboratoire jeune AINIGMA (l’Avenir à INterpréter, ImaGiner et Méditer dans l’Antiquité). Dans un même souci d’interdisciplinarité (littérature, philosophie, histoire, théologie) et de dialogue entre les époques (de l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine), il prolongera et complètera les pistes ouvertes lors de deux précédentes journées d’étude à travers plusieurs axes :
– Les modalités du remploi d’une prophétie ancienne, qui peuvent aller de la réinterprétation à la récriture en passant par la remotivation de texte en l’intégrant dans un corpus, dans un réseau d’œuvres qui prennent ainsi un sens nouveau. On interrogera les stratégies herméneutiques déployées pour justifier un tel remploi. On envisagera, à rebours, l’étude des discours, qui réfutent les oracles et prophéties concurrentes pour justifier les siennes propres.
– L’étude des discours anciens, modernes et contemporains concernant la disparition des oracles, et le contrôle de la validité de telles prétentions au regard de la permanence des pratiques divinatoires jusqu’à aujourd’hui.
– L’analyse des modalités d’écriture et des structures internes qui rendent possible qu’un texte puisse continuer d’être prophétique, voire le devenir : stratégies discursives, emprunt à différents genres, ésotérisme ou caractère nébuleux plus ou moins sciemment mis en avant…
Ces axes, qui ne sont pas limitatifs, permettent ainsi de réfléchir à la construction des discours autour de la prophétie, à la réception des œuvres à caractères prophétiques qui rendent possible leur survie même alors que des changements historiques, politiques ou religieux interviennent.
Les propositions de communication, d'une longueur d'environ 3000 signes, accompagnées d’un bref CV, sont à envoyer pour le 11 août 2025 conjointement à :
William Barreau – barreau.william@gmail.com
Alix Michaud – alix.michaud@ens-lyon.fr
Thibault Robert – thibaultr.g.e@gmail.com
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Bibliographie
Bouretz Pierre, Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, 2003.
Collins John J., The Sibylline Oracles of Egyptian Judaism, Society of Biblical Literature, Missoula, 1974.
– , The Apocalyptic Imagination : an introduction to the Jewish matrix of Christianity, Crossroad, New York, 1984.
Dufournet Jean, Adelin Fiorato et Augustin Redondo, Le Pouvoir monarchique et ses supports idéologiques aux xvie-xviie siècles, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1990.
Fontenelle, Histoire des oracles, dans Œuvres complètes, t. 3, éd ; Claudine Poulouin, Paris, Honoré Champion, 2021.
Gheeraert Tony, « Voix de Dieu, voix des dieux : oracles, visions et prophéties chez Jean Racine », Études Épistémè, n° 12, Cérédi, Université de Rouen, 2007, pp. 83-115.
Heintz Jean-Georges (éd.), « Oracles et prophéties dans l'Antiquité. - Actes, du Colloque de Strasbourg (15-17 juin 1995), coll. « Travaux du Centre de Recherches sur le Proche-Orient et la Grèce Antiques » de l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg, Vol. 15, Paris, 1997.
Lactance, Institutions divines, livre I à VI, éd. Christiane Ingremeau et Pierre Mona, Paris, Cerf, 1973-2007.
Lafontaine Xavier, Hellénisme et prophétie : les Oracles sibyllins juifs et chrétiens, Brepols, 2023.
Leene Henk, Newness in Old Testament Prophecy : an intertextual study, Brill, Leiden, 2014.
Potestà Gian Luca, Le Dernier Messie. Prophétie et souveraineté au Moyen Âge, trad. Gérard Marino, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
Potter D. S., Prophecy and History of the Crisis of the Roman Empire. A Historical Commentary on the thirteenth Sibylline Oracle, Oxford, Clarendon Press, 1990.
Plutarque, Dialogues pythiques, éd. Robert Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1974.
Pouthier Jean-Luc, Francis Joannès, Pierre Gibert (et al.), Qu’est-ce qu’un prophète ? Fins du monde, bouleversements politiques, messages divins, Bayard, Montrouge, 2012.
Stoneman Richard, The Ancient Oracle : making the gods speak, Yale University Press, New Haven, 2011.
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[1] Par exemple le blockbuster 2012 de Roland Emmerich, qui a profité d’une certaine vogue dans le cinéma grand public du début des années 2000 pour les films catastrophes, vogue qui s’explique probablement par le passage au nouveau millénaire, changement calendaire toujours propice aux fantasmes, ainsi que par les grandes inquiétudes liées au réchauffement climatique.
[2] Dans un Occident qui s’est laïcisé, les prophéties bibliques qui ont parfois motivé certaines actions politiques, comme au temps de la Renaissance, trouvent-elles encore des échos ? Ces prophéties ont-elles la même résonnance sur les différents continents ? Cette question se pose également au sujet des prophéties politiques, comme le sébastianisme, attendant le retour du roi du Portugal Dom Sebastião, qui se décline différemment au Brésil ou au Portugal.