
"L’Atlantique noir" du texte à la scène. Modalités de représentation et mises en récit de l’histoire afro-caribéenne dans les arts du spectacle vivant contemporains d’expression française (Revue Études théâtrales)
Appel à contributions (articles) pour un numéro de la revue Études théâtrales
« L’Atlantique noir »[1] du texte à la scène
Modalités de représentation et mises en récit de l’histoire afro-caribéenne dans les arts du spectacle vivant contemporains d’expression française
Axel Arthéron (Université des Antilles) et Pénélope Dechaufour (Université de Montpellier Paul Valéry)
Ce numéro de la revue Études théâtrales vise à questionner les modalités de représentation et de mise en récit de l’histoire du continent africain et des Amériques noires[2] à travers les arts de la scène, qu’ils soient textuels ou scéniques (danse, théâtre, cirque, marionnette, performance). Nous nous intéresserons à la relation entre arts vivants et histoire dans les dramaturgies d’expression française notamment d’Afrique et des Caraïbes, qui se noua à partir des années 1960 autour de l’enjeu de l’émancipation. Un corpus théâtral historique, revêtant la forme d’une Déclaration d’identité[3] (pour reprendre le concept d’Achille Mbembe), consacra la scène comme lieu de mémoire dont la finalité consistait à réévaluer une histoire alors tronquée et largement occultée et à élaborer une contre-mythologie « nécessaire à la reconstruction d’une histoire perdue et d’une dignité à reconquérir »[4] ainsi qu’a pu, par exemple, le démontrer Sylvie Chalaye.
En Afrique, les œuvres du Malien Seydou Badian s’intéressant au chef Zoulou dans La Mort de Chaka, de Jean Pliya se penchant sur l’histoire de la résistance de Béhanzin dans Kondo le requin, du Sénégalais, Cheikh N’Dao interrogeant la figure du dernier souverain du Djolof avec L’Exil d’Albouri, ou encore de l’Ivoirien Bernard Dadié mettant en scène les grands personnages de la révolution haitienne dans Iles de Tempête, furent exemplaires d’un éthos littéraire et dramatique anticolonial et déjà décolonial. Dans la Caraïbe, un rapide coup d’œil diachronique sur l’évolution de ce champ artistique depuis le XIXe suffit à confirmer les affinités électives entre le genre dramatique et l’histoire. Les premières pièces révolutionnaires de la jeune nation haïtienne au début du XIXème siècle[5], la constitution d’un corpus théâtral révolutionnaire caribéen francophone centré autour de la Révolution de Saint-Domingue au XXe siècle[6], les pièces s’inspirant de la résistance à l’invasion espagnole et à la figure de la Reine Anacaona[7] – dont celle du dramaturge haïtien Jean Métellus qui fut représentée en 1988 à Chaillot dans une mise en scène d’Antoine Vitez – , celles s’inspirant de faits divers tragiques tels que les évènements de Décembre 1959 à la Martinique, la guerre d’Algérie chez Daniel Boukman ou l’assassinat de Lumumba dans Une saison au Congo (1966) d’Aimé Césaire, prouvent à quel point l’histoire a constitué un réservoir de fables dramatiques, de sujets et de personnages pour le théâtre[8].
Eu égard à cette tradition de représentation de l’histoire dans les corpus dramatiques francophones d’Afrique et des Caraïbes, il importera, dans le cadre de ce numéro de la revue Études théâtrales de porter un regard critique sur les dispositifs contemporains de visibilité du récit et de la mémoire historique, au sein de dramaturgies scéniques et textuelles, alors que l’époque actuelle est marquée par les esthétiques du théâtre documentaire dont le tournant remonte d’ailleurs (entre autres) à Rwanda94 de Groupov (2000). En outre, la scène contemporaine se fait actuellement l’écho des mouvements décoloniaux qui privilégient l’émergence de récits historiques niés ou minorés par les courants dominants. Dès lors, comment les artistes mettent-ils en scène l’histoire afro-caribéenne ? Quelles sont les structures dramatiques privilégiées pour cette mise en scène de l’histoire ? Quelle place donnée à l’archive ou au point de vue situé contenu dans les collectes de témoignages et les procédés relavant de la microhistoire ? Assistons-nous à l’émergence d’un théâtre de la « subalternité »[9] ? Cette interrogation est le fruit de la prise en compte du retour d’une préoccupation mémorielle et historique dans les dramaturgies contemporaines, comme dans l’espace public national. Cette dernière décennie a été, en effet, le théâtre d’une résurgence des thématiques historiques dans les dramaturgies textuelles, scéniques et chorégraphiques contemporaines de la Caraïbe et d’Afrique ou afrodescendantes.
Qu’il s’agisse de l’histoire du Congo dans le spectacle Congo Jazz band du metteur en scène Hassane Kassi Kouyaté en 2020 ou de Congo de Faustin Linyekula (2019), de la présence des contingents de soldats coloniaux lors de la Première Guerre mondiale dans Noir de boue et d’obus (2014) de la chorégraphe guadeloupéenne Chantal Loïal, ou de la mise en scène d’évènements traumatiques ou socio-politiques relevant de « l’histoire immédiate » dans les pièces de Guy Régis Junior[10] et Faubert Bolivar[11] interrogeant le séisme survenu à Port au Prince en 2010, de la dramatisation du mouvement social de 2009 aux Antilles dans la pièce Atlantiques amers (2014) de la Guadeloupéenne Gerty Dambury, ou encore chez Jean D’Amérique qui fait revenir la figure de Sanite Bélair dans Opéra poussière (2022); les dramaturgies contemporaines racontent les évènements historiques et cherchent à porter témoignage sur des faits, à mettre en lumière des actes de résistance, à offrir un regard sur les questions de « réparation »[12].
Entre mémoire et histoire, témoignage et reconstitution, les scènes et dramaturgies contemporaines réinventent un rapport contemporain du spectacle vivant au référent historique. Il importera ainsi d’interroger la nature, les formes et les enjeux de cette réinscription scénique et textuelle de l’histoire dans le contemporain. Comment les scènes contemporaines africaines et caribéennes investissent l’histoire et la mémoire historique ? Quelles périodes historiques sont les plus représentées ? Ces esthétiques relèvent-elles plutôt du théâtre documentaire ou le détour par la fable met-il le réel à distance pour faire surgir les aspects enfouis de ces mémoires comme chez Koffi Kwahulé avec, par exemple, la pièce Jaz (1999) ? S’agit-il de documenter le présent ? De visibiliser des figures héroïques méconnues ou bien de créer de nouvelles mythologies comme pour des artistes comme Léonora Minao ou Kapwani Kiwanga ? Nous interrogerons également les points de convergences et les différences notoires avec les manières dont cette même histoire est représentée quand elle est prise en charge par d’autres points de vue, comme à travers le projet Rwanda 94 de Groupov (déjà évoqué plus haut) ou encore avec le travail de dramaturges contemporains comme Alexandra Badea (Points de non-retour [Thiaroye], 2018), Guillaume Cayet (B.A.B.A.R. le transparent noir, 2017 ; Nos empereurs – à venir) ou la metteuse en scène Alice Carré (Brazza-Ouidah-Saint-Denis, 2021).
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Modalités de participation au numéro :
Les propositions de contributions (500 mots) accompagnées d’une notice bio-bibliographique sont à envoyer à Pénélope Dechaufour (penelope.dechaufour@univ-montp3.fr) et Axel Arthéron (axel.artheron@univ-antilles.fr) avant le 10 septembre 2025.
Les auteurs et autrices dont la proposition aura été sélectionnée auront jusqu’au 10 janvier 2026 pour envoyer une première version complète de leur article.
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[1] En référence à l’ouvrage fondateur de Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience (1993), dans lequel il pose l’image de « l’Atlantique noir » comme lieu symbolique de l'affirmation de la culture des diasporas afrodescendantes.
[2] Roger Bastide, Les Amériques noires, Paris, L’Harmattan, (1967), 1996.
[3] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 51 – 52.
[4] Sylvie Chalaye, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, Rennes, PUR, 2004, p. 23.
[5] Ghislain Gouraige, Histoire de la littérature haïtienne de l’indépendance à nos jours, Genève, Slatkine, 2003.
[6] Axel Arthéron, Le théâtre révolutionnaire afro-caribéen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2018.
[7] Isabelle Jezequel, Figures d’Anacaona dans le théâtre haïtien, Paris, L’Harmattan, 2017.
[8] Pénélope Dechaufour, « Accoucher des démocraties dans les dramaturgies d’Afrique subsaharienne francophone : un théâtre postcolonial de l’impossible délivrance » in Sandrine Le Pors et Amandine Mercier (dir.), « Théâtres contemporains de la naissance et poétiques de l’accouchement », Percées, 2024.
[9] Au sens où l’entendent les travaux des subaltern studies.
[10] Guy Régis Junior, De Toute la terre le grand effarement, Paris, Les solitaires intempestifs, 2011.
[11] Faubert Bolivar, Il y aura toujours un dernier soleil, (inédit) texte nominé au Prix théâtral RFI.
[12] Kader Attia, « La réparation c’est la conscience de la blessure », in Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès (dir.), Décolonisons les Arts !, Paris, L’Arche, 2018.