
Espaces “non conventionnels” du spectacle vivant dans le monde occidental (années 1970-années 2000) : la représentation au prisme des lieux (Sorbonne nouvelle)
Suivant les pas d’Antoine Vitez qui proposait les notions d’abri et d’édifice, d’un côté espace de représentation institutionnel et de l’autre son pendant non institutionnel et non « prévu pour » le spectacle (Vitez, 1978), nous nous proposons de sortir cette opposition fertile de la seule perspective esthétique que lui attachait le metteur en scène. Il s’agit en effet de placer la question du lieu au centre de la réflexion, non comme étant une simple donnée esthétique, mais bien comme étant en dialogue avec le spectacle/la performance et les acteur•ices culturel•les qui l’investissent, dans une double respiration : que fait l’espace au spectacle vivant, mais aussi que fait le spectacle vivant à l’espace, d’un point de vue non plus seulement esthétique mais aussi social, politique, économique ?
On se propose ainsi d’étudier les lieux non plus seulement « abris », mais plus largement les lieux perçus, revendiqués, décrits, comme étant des espaces « non conventionnels » du spectacle vivant. La notion problématique de convention (la convention de qui ? la convention de quoi ?), et donc à sa suite la question culturelle et sociale, sont ainsi remises sur le devant de la scène et pointent l’importance de l’étude de l’espace en tant qu’espace social et donc espace de lutte, d’appropriation, de marquage (Veschambre, 2008) dans les études théâtrales et les performance studies.
Suivant le sentier tracé par des travaux comme ceux de Karolina Svobodova (Svobodova 2019 ; 2021), on se propose de replacer le spectacle vivant dans son rapport au lieu qui l’accueille, et, plus largement à l’espace qui l’entoure (tissu urbain, zone rurale, friche industrielle…), mais aussi de penser le rapport de cet espace au spectacle vivant qui l’occupe/l’investit/le reconstruit. Si l’espace peut-être un espace ressource pour les individus et acteurs sociaux (Lussault, 2007 ; 2009), comment l’est-il pour les artistes, activistes, travailleur•euse•s du spectacle, et, inversement, le spectacle peut-il devenir une performance-ressource pour les acteurs et opérateurs spatiaux ? Ces questionnements sont à poser autant de fois qu’il y a de lieux « non conventionnels » du spectacle vivant, et à cet égard, notre journée d’étude a pour objectif d’explorer un maximum de ces lieux : squats, friches, théâtres occupés, tiers-lieux, bien sûr, mais aussi cave et café où l’on donne des représentations, lieux de spectacle attachés à la voie d’eau, spectacles dans la rue et itinérants, manifestations performées… sont autant d’espaces et de pratiques à examiner.
Dans cette perspective, il apparaît essentiel de mettre en dialogue les outils théoriques de la géographie sociale et de l’urbanisme critique avec les approches des performance studies. Les notions de spatialité, de conflictualité urbaine, d’appropriation et de résilience spatiale, notamment développées par des auteurs comme Edward Soja ou Doreen Massey, permettent d’éclairer les logiques d’implantation, d’invention et de persistance des pratiques artistiques dans des lieux que l’on pourrait qualifier de « hors-champ ».
Réciproquement, les outils issus des performance studies, en particulier ceux portant sur la performativité du geste, l’agencement du corps dans l’espace ou la mise en scène du quotidien, offrent des clés précieuses pour analyser les dynamiques sociales et politiques à l’œuvre dans les productions de l’espace. Croiser ces deux champs de recherche permet ainsi de lire les interactions entre formes performatives et spatialités alternatives, dans une perspective critique, ancrée et incarnée.`
Axes thématiques
Les communications pourront s’inclurent dans un ou plusieurs des quatre axes thématiques suivant :
1. Définition(s) et transformations des espaces de représentation « non conventionnels »
Le premier axe que l’on se propose d’explorer lors de cette journée d’étude interroge naturellement la notion, en soi problématique, d’espaces « conventionnels » et « non conventionnels » : la convention de qui, la convention de quoi ? Par rapport à quel(s) espace(s) et à quelle(s) norme(s) un lieu de représentation est-il dit « non conventionnel », et quel discours et pratiques le constituent en tant que tel ? Il convient également d’interroger les articulations avec les notions voisines de marginalité, d’alternativité, de « off », de « hors champ ». Ces questionnements sont à poser non seulement dans le cadre d’une mise en relation des différents espaces du spectacle vivant les uns par rapport aux autres, des différentes conventions les unes par rapport aux autres, autant dans une zone géographique donnée que dans une perspective comparatiste entre différentes zones géographiques. Mais il peut aussi s’agir d’adopter une perspective historique : il s’agira alors de réfléchir aux évolutions, transformations, des espaces de représentation dits « non conventionnels » au cours du temps. La question des circulations d’une zone géographique à l’autre, et/ou d’une période à une autre, pourra aussi être abordée. Enfin, on pourra également s’intéresser au rôle de la mémoire, individuelle et collective, dans et de ces espaces, et à la manière dont le spectacle vivant peut en constituer les vecteurs, les traces ou les réinventions.
2. Performance et espace : Relations entre les pratiques performatives et les dynamiques socio-spatiales.
Cet axe se propose d’interroger la relation entre pratiques performatives et transformations de l’espace, en partant du principe que l’espace n’est pas un simple contenant neutre, mais une construction sociale et politique, traversée par des conflits, des appropriations, des récits concurrents. Les arts performatifs qui s’ancrent dans des espaces non conventionnels (occupations, friches industrielles, quartiers marginaux, zones rurales, lieux de passage) ne s’y installent pas passivement : ils contribuent à les transformer, les subvertir, parfois même à les révéler pour la première fois comme lieux d’art et de vie.
Comme l’a souligné Edward Soja, l’espace est « toujours construit et toujours en construction » (Soja, 1996) : un lieu d’interactions entre pouvoirs, résistances et désirs. Dans cette perspective, la performance ne fait pas que « se dérouler » dans l’espace : elle produit de l’espace. Elle engendre de nouvelles manières d’habiter, de se relier, de traverser.
Les contributions pourront explorer comment les pratiques performatives contribuent à reconfigurer les lieux, à redéfinir les usages prévus, à interroger les frontières entre espace public et privé, entre visible et invisible. Seront également bienvenues les réflexions sur les pratiques quotidiennes de transformation de l’espace, selon la définition élargie de la performance proposée par Richard Schechner, qui englobe non seulement le théâtre mais aussi les rituels, les actes politiques, les sports et les gestes de mise en scène de soi (Schechner, 1988).
3. Politique, résistance et communauté : les espaces « non conventionnels » comme sites d'expérimentation culturelle et de protestation.
Les espaces « non conventionnels » ne sont pas uniquement des lieux alternatifs de création artistique : ils peuvent devenir de véritables laboratoires de résistance politique et de construction communautaire. Cet axe se concentre sur le potentiel de ces espaces informels et autogérés à remettre en question les logiques dominantes (esthétiques, économiques, institutionnelles) et à expérimenter de nouvelles formes de vie commune, de soin, de production culturelle. Comme l’écrit Bell Hooks, « l’espace marginal est un lieu de résistance, un lieu qui nous permet d’imaginer de nouvelles possibilités » (Hooks, 1990). Ces lieux peuvent ainsi être pensés comme des territoires de contre-hégémonie, où se mettent en œuvre d’autres modèles de gouvernance culturelle, d’autres relations entre artistes, publics et territoires, d’autres formes de solidarité et d’organisation.
Les communications pourront ainsi porter à la fois sur des expériences historiques (squats, collectifs militants, scènes autogérées), mais aussi sur des projets plus contemporains à l’intersection de l’art, de l’activisme et de l’auto-organisation. A rebours de cette première approche, il pourra aussi s’agir d’envisager les rapports que l’on pourrait dire détournés du lieu de spectacle « non conventionnel » à la politique, à la lutte et à la communauté : un espace de spectacle doit-il se revendiquer en lutte pour l’être ? L’organisation alternative (collectif, horizontalité, organisation en coopérative, etc…), ou l’installation dans un /d’un espace « non conventionnel » sont-elles en soi des actes politiques et/ou de résistance ?
4. Rapport de l’espace « non conventionnel » à l’industrie créative et aux sphères artistiques légitimées
Cet axe interroge les relations complexes entre les espaces “hors-champ” et les institutions culturelles, entre marginalité et reconnaissance, entre autonomie et récupération. Si les lieux « non conventionnels » peuvent revendiquer leur distance par rapport aux logiques de marché et aux formes classiques de légitimation artistique, ils sont aussi de plus en plus intégrés aux politiques publiques, aux discours sur l’innovation, aux stratégies de requalification urbaine. Il s’agit d’une dynamique ambivalente et souvent contradictoire : dans quelle mesure ces espaces conservent-ils leur force critique une fois intégrés dans des cadres institutionnels ou narrés comme des « bonnes pratiques » ? Quels outils théoriques nous permettent de lire les tensions entre visibilité et neutralisation, entre reconnaissance et dépolitisation ? Cet axe invite à réfléchir à ce qui se produit lorsque le « non conventionnel » devient objet de valorisation symbolique ou économique. Peut-on encore parler de contre-espace lorsqu’on entre dans le langage de la gouvernance culturelle ? Comment éviter une lecture romantique ou moralisante de ces contextes ? Quelles nouvelles normes émergent aussi au sein des alternatives ? Et comment ces nouvelles normes (esthétiques, organisationnelles, sociales) peuvent être copiées, réinvesties, sérialisées, réappropriées, dans une logique de marchandisation et de « mainstreamisation » du « non conventionnel » ? En s’appuyant sur des approches critiques comme celle d’Angela McRobbie, qui souligne comment la rhétorique de la créativité masque de nouvelles formes de précarisation et de discipline (McRobbie, 2016), ou encore sur des travaux comme ceux d’Elsa Vivant, soulignant les dynamiques du « off » en perpétuelle tension vers le « in » (Vivant, 2006), cet axe propose d’interroger les hiérarchies qui se recomposent, les frontières mouvantes entre centre et périphérie, ainsi que les formes de capitalisation symbolique qui traversent les expériences artistiques dites « non conventionnelles ».
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Format des propositions
Les communications, d’une durée de 20 minutes, pourront adopter différents formats, en fonction du profil des intervenant·e·s et de la nature des propositions. Nous encourageons une diversité d’approches, afin de favoriser un dialogue entre recherche, création et pratique de terrain. Deux types d’interventions sont possibles :
- Communication scientifique standard
- Témoignage et/ou perspective de terrain
- Contributions fondées sur une expérience directe, individuelle ou collective, d’un lieu ou d’un projet dans le champ du spectacle vivant et de la performance. Nous accueillerons avec intérêt les propositions d’artistes, de membres de collectifs, d’activistes, d’acteur·ice·s culturel·le·s, ainsi que d’enquêtes de terrain, d’observations participantes de chercheur·euse·s, de journalistes ou de démarches en recherche-création. Ces interventions pourront prendre la forme de récits situés, d’analyses réflexives ou de présentations de processus artistiques.
Cette ouverture formelle vise à encourager les échanges entre différents types de savoirs, de langages et de pratiques, en cohérence avec l’approche transversale et interdisciplinaire de cette journée d’étude.
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Les propositions, rédigées en français ou en anglais et ne dépassant pas 450 mots, sont à soumettre au plus tard le 25 juillet 2025. Elles seront accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique et devront être envoyées aux adresses électroniques suivantes :
noor.sellier@sorbonne-nouvelle.fr
marianna.lucarini@sorbonne-nouvelle.fr
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Comité scientifique :
Marco Consolini (Professeur des Universités, Université Sorbonne Nouvelle)
Marianna Lucarini (Doctorante en études théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle – Università degli Studi Roma Tre
Romain Piana (Professeur des Universités, Université Sorbonne Nouvelle)
Noor Sellier (Doctorant•e en études théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle)
Gabriele Sofia (Professeur des Universités, Università degli Studi Roma Tre)
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Calendrier :
Date limite d’envoi des propositions : 25 juillet 2025
Les propositions retenues seront annoncées d’ici le 5 septembre 2025.
La journée d’étude aura lieu le 12 novembre 2025 à la Maison de la Recherche de l’Université Sorbonne Nouvelle (4, rue des Irlandais, Paris).
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Bibliographie indicative
Banu, Georges, « Propos pour une esthétique des lieux-abris du théâtre », Études théâtrales n°54-55, 2012.
Butler, Judith. Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Cambridge (MA): Harvard University Press, 2015.
Calbérac, Yann et al., Cartes d'identités. L'Espace au singulier, textes issus du colloque de Cerisy du 22 au 29 juillet 2017, Hermann, Paris, 2019.
Colin, Baptiste, « Comment l’urbanisme et 1968 ont aménagé des squatts à Paris et Berlin-Ouest », Lendemains. Études comparées sur la France / Vergleichende Frankreichforschung, n°169, 2018.
Cramesnil, Joël, La Cartoucherie, une aventure théâtrale, ed de l'Amandier, Paris, 2004.
Gonon, Anne, « Espaces de coworking, fab labs, tiers-lieux... les “nouveaux territoires de l’art” ont-ils muté ? », Nectart n°4, 2017.
Gramsci, Antonio, Cahiers de prison, Paris, Éditions Gallimard, 1996.
Hooks, Bell. Yearning: Race, Gender, and Cultural Politics. Boston: South End Press, 1990.
Jamar, David, « Art-Activisme : enjeux de créativité urbaine à Bruxelles », Informations géographiques n°3, 2012.
Labarrière, Stéphane, Spectacle vivant à l'épreuve de l'itinérance. Magnétisme nomade et société de contrôle, L'Harmattan, 2016.
Lussault, Michel, L'Homme spatial. La construction sociale de l'espace humain, Seuil, 2007.
Lussault, Michel, De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset, 2009.
McRobbie, Angela. Be Creative: Making a Living in the New Culture Industries. Cambridge: Polity Press, 2016.
Newman, Jo, “The phenomenology of non-theatre sites on audience”, Theater Notebook, Vol.66, n°1, 2012.
Schechner, Richard. Performance Theory. Revised and expanded ed. London & New York: Routledge, 2003 [1988].
Schwarte, Ludger, Philosophie de l’architecture [Philosophie der Architektur], 2009, Wilhelm Fink Verlag, Paderborn, Allemagne. Traduction Olivier Mannoni, La Découverte, 2019.
Soja, Edward W. Thirdspace: Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places. Oxford: Blackwell, 1996.
Svobodova, Karolina, « Se faire une place : le Cirque divers en Roture . Le quartier populaire comme ressource physique et symbolique », Géographie et cultures, n° 112, hiver 2019.
Svobodova, Karolina, Des lieux intermédiaires dans un pays en chantier. Nouvelles réponses spatiales aux défis culturels, artistiques et urbains dans la Belgique des années 1970-1980 [thèse de doctorat], soutenue le 30 mars 2021, Université libre de Bruxelles.
Veschambre, Vincent, Traces et mémoires urbaines. Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
Vitez, Antoine, Entretien avec J.-P. Léonardini, L’Architecture d’aujourd’hui n° 199, « Les Lieux du spectacle », octobre 1978, in Le Théâtre des idées, dir. Banu, Georges et Salenave, Danièle, 1991.
Vivant, Elsa, Le rôle des pratiques culturelles off dans les dynamiques urbaines, [thèse de doctorat], Paris 8 Vincennes-St Denis, 2006.