
Déconditionner la perception. Analyses d'expérimentations littéraires et théâtrales, XXe-XXIe s. (Bruxelles)
Déconditionner la perception
Analyses d’expérimentations littéraires et théâtrales (XXe-XXIe siècles)
Colloque international organisé par le groupe de recherche Dialogisme et invention littéraires (UCLouvain, UMons)
Bruxelles, les 21 et 22 mai 2026
La perception est sans aucun doute constitutive de l’expérience esthétique. Celle-ci mobilise nos sens, notre corps, plus que notre capacité à donner du sens. Depuis 150 ans, les artistes et les écrivains en ont fait un enjeu majeur de leur pratique comme de leur réflexion sur celle-ci. Mettant en doute la réalité physique de ce qui est présenté au lecteur ou au spectateur, ils se sont attachés à « déconditionner la perception [...], inquiéter le regard », pour citer le metteur en scène québécois Denis Marleau, évoquant son travail sur Les Aveugles, de Maurice Maeterlinck.
Des expérimentations très diverses ont en effet visé à renverser les valeurs esthétiques, en choisissant la voie du flou contre le net (de Maeterlinck à Claude Régy…) ; du déformé, ou de l’informe contre la gestalt, la forme globale, reconnaissable, identifiable (de l’expressionnisme au surréalisme…) ; de la dissociation des sens (de Paul Nougé à Heiner Goebbels…) contre l’unification de la perception, celle-ci culminant dans la quête contemporaine de l’immersion ; du travail sur la substance de la langue et les textures matérielles contre la clarté de la structure (d’Antonin Artaud à Eugène Savitzkaya ou Mariette Navarro) ; des changements d’échelle (de Georges Perec à Jean Echenoz) ; de l’illimité contre le délimité, de l’indéfini contre le défini (du dernier Paul Claudel à Marguerite Duras) ; etc.
Après avoir étudié la crise de la représentation1, notre projet est d’analyser les expérimentations littéraires et théâtrales qui, au cours des XXe et XXIe siècles, ont œuvré à interroger la perception. L’enjeu sera d’analyser les tentations de déconditionner, non seulement la représentation, mais la perception même. Ce qui implique de parvenir à la définir, la distinguer et surtout l’appréhender.
Ce fut, on le sait, l’effort principal de Maurice Merleau-Ponty. Spontanément, si nous distinguons perception et représentation, nous sommes tentés de penser la perception comme naturelle, en la distinguant de la représentation, qui serait cadrage signifiant, artificiel. Mais Merleau-Ponty a précisément fait de la perception une question philosophique en la soustrayant à cette foi en son caractère naturel et en dévoilant son ancrage corporel et technologique, en tant qu’il est structurant. Ainsi montre-t-il qu’elle est d’emblée déterminée (par le corps, par la position dans l’espace), qu’elle dépend d’un appareillage (c’est-à-dire qu’elle n’est pas vision désincarnée), qu’elle demande un traitement (par le système nerveux central).
Prenant appui sur ces travaux, Jacques Lacan ajoutera que cette complexité de la perception visuelle est en plus redoublée par celle des autres sens, « qui ne se juxtaposent pas mais se composent avec les phénomènes de la vision » (Autres écrits, p. 178). Là où Merleau-Ponty tâche de comprendre comment le sujet unifie sa perception, Lacan suggérera, à l’inverse, de penser le phénomène en termes de structure : percevoir, c’est repérer des différences, des contrastes, des rapports (ce que Lacan montre en citant l’analyse fameuse, par Merleau-Ponty, de la « pluie du pinceau » de Paul Cézanne).
C’est dans cette perspective qu’on se propose d’aborder le travail de certains écrivains et artistes de théâtre qui ont tenté d’interroger, par leurs expérimentations, la perception dans sa complexité, en la déconditionnant de multiples manières (perturbation, renversement, dissociation, influence du mouvement sur la perception, déplacements du point de vue, etc.).
Le projet de ce colloque est d’aborder ces questions à partir d’exemples concrets : des œuvres, des expérimentations singulières. Il s’agira de les décrire et de les analyser sous l’angle de la perception, en identifiant les démarches esthétiques qui les sous-tendent, les procédés (poétiques, dramaturgiques, stylistiques, etc.) dont elles font usage, les effets qu’elles produisent.
On s’interrogera également sur les enjeux éthiques et esthétiques de ces œuvres. Par exemple, le paysage, naturel ou urbain, en tout cas entendu comme espace perçu, engage plusieurs questions aujourd’hui : prise en compte du point de vue animal, voire végétal, bouleversements dus au dérèglement climatique. Plus largement, le travail sur la perception aura permis de réhabiliter l’ordinaire en en faisant un enjeu littéraire et artistique cardinal.
Il serait également intéressant d’identifier des voies et des filiations qui permettent de structurer quelque peu ce champ d’investigation, en faisant éventuellement référence à des courants esthétiques ou philosophiques antérieurs au XXe siècle. De même, la focalisation sur la littérature et le théâtre n’empêchera pas de faire droit aux approches intermédiales ou interartistiques, au croisement des arts et des langages, à la façon dont les arts mobilisent tous les sens.
Bibliographie indicative
▪ Georges Berkeley, Essai pour une nouvelle théorie de la vision (paru en 1709), dans Jérôme
Dokic, Qu’est-ce que la perception ? Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2004.
▪ Jean-Pierre Clero, Théorie de la perception. De l’espace à l’émotion, Paris, PUF, coll.
L’interrogation philosophique, 2000.
▪ Michel Collot, « Points de vue sur la perception des paysages », L’Espace géographique, tome
15, n°3, 1986. pp. 211-217 ; doi : https://doi.org/10.3406/spgeo.1986.4144;
https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1986_num_15_3_4144.
▪ Michel Collot, La face sensible de la Terre, Paris, Presses universitaires de France, 2024.
▪ Corps parlant, corps vivant. Réponses littéraires et théâtrales aux mutations contemporaines
du corps, actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 15-17 mai 2014, sous la direction de Jonathan
Châtel et Pierre Piret, Études théâtrales, n°66, 2018.
▪ Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éditions Minuit,
coll. Critique, n°208, 1992.
▪ Corinne Grenouillet, Maryline Heck, Alison James, Écrire le quotidien aujourd’hui, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, coll. La Licorne, 2024.
▪ Christophe Hanna, « Attention et valorisation : esquisse d’une poétique de la remarque », dans
Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La
Découverte, 2014, pp. 239-251.
▪ Maryline Heck, Écriture et expérience de la vie ordinaire : Perec, Ernaux, Vasset, Quintane,
Bruxelles, La Lettre Volée, 2023.
▪ Jacques Lacan, « Maurice Merleau-Ponty », dans Les Temps modernes, numéro consacré à
Maurice Merleau-Ponty, 1961, n° 184-185, pp. 245-254 ; repris dans Jacques Lacan, Autres
écrits, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p. 175-184.
▪ L’Œil et le Théâtre. La question du regard au tournant des XIXe et XXe siècles sur les scènes
européennes, sous la direction de Florence Baillet, Mireille Losco-Lena & Arnaud Rykner,
Études théâtrales, n° 65, 2016.
▪ L’Œil immersif – Devenirs du regard dans les pratiques immersives du tournant des XXe et
XXIe siècles au théâtre, actes du colloque de Lyon, 23-25 mai 2018, sous la direction de Florence
Baillet, Mireille Losco-Lena & Arnaud Rykner, Études théâtrales, n° 69, 2021.
▪ Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1976
(1945).
▪ Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, suivi de Notes de travail, texte établi par
Claude Lefort, accompagné d’un avertissement et d’une postface, Paris, Gallimard, coll. TEL,
1979, p. 17.
4
▪ Ginette Michaux, De Sophocle à Proust, de Nerval à Boulgakov : essai de psychanalyse
lacanienne, présentation de Pierre Piret, Ramonville, éditions Érès, coll. Psychanalyse et
écriture, 2008.
▪ Gilles A. Tiberghien, Le paysage est une traversée, Marseille, Éditions Parenthèses, 2020.
▪ Gérard Wajcman, L’Œil absolu, Paris, Denoël, coll. Médiations, 2010.
▪ Alfredo Zenoni, Le corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse. Préface de
Léon Cassiers. Bruxelles, De Boeck - Université, 1991.
Comité organisateur
Elisabeth Castadot, UMons
Manon Delcour, UCLouvain-Saint-Louis
Nathalie Gillain, UCLouvain-Saint-Louis
Samuel Janssen, UCLouvain-Saint-Louis
Pierre Piret, UCLouvain (Louvain-la-Neuve)
Comité scientifique
Jonathan Châtel (UCLouvain)
Jean-Benoît Gabriel (UNamur)
Marilyne Heck (Université de Tours)
Laetitia Jodeau-Belle (Université Rennes 2)
Stéphane Lojkine (Aix-Marseille Université)
Olivier Odaert (UMons)
Philippe Ortel (Université Bordeaux-Montaigne)
Isabelle Ost (UCLouvain-Saint-Louis Bruxelles)
Arnaud Rykner (Paris 3 Sorbonne nouvelle)
Laurent Van Eynde (UCLouvain-Saint-Louis Bruxelles)
Calendrier
Les propositions de communications sont à soumettre pour le 15 septembre 2025,
accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, à l’adresse :
gr-rech-dil@uclouvain.be
Le comité organisateur transmettra sa sélection au plus tard le 15 octobre 2025.
1 Par exemple dans : La littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif représentatif créé par les médias modernes. Penser la représentation I, actes du colloque de Louvainla-Neuve, textes réunis par Pierre Piret, Paris, L’Harmattan (coll. Champs visuels), 2007 ; Représenter à l’époque contemporaine. Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques, sous la direction de Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2010. On citera également des travaux proches auxquels notre équipe a collaboré : Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, actes du colloque de Toulouse, textes réunis par Philippe Ortel, Paris, L’Harmattan, coll. Champs visuels, 2008 ; Le théâtre à l’ère de la reproductibilité technique, colloque international organisé par Arnaud Rykner, Paris, 2-4 avril 2025.