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Arts et industries (Revue À l'épreuve n°12)

Arts et industries (Revue À l'épreuve n°12)

Publié le par Marc Escola (Source : Revue À l'épreuve)

Arts et industries

(Revue À l’épreuve, numéro 12)

Conditionnant l’authenticité des œuvres d’art à leur unicité (hic et nun), Walter Benjamin affirme dans son célèbre essai de 1936, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, que la reproductibilité technique priverait les œuvres de leur aura. Quelques années plus tard, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer introduisent le concept d’« industrie culturelle » (Kulturindustrie) dans leur ouvrage La Dialectique de la raison publié en 1944, pour désigner une logique capitaliste de production d'œuvres, s’adressant au plus large nombre de consommateurs, imposant des méthodes de reproduction qui, à leur tour, fournissent des biens standardisés pour répondre à une large demande. C’est ainsi que les membres de l’école de Francfort inaugurent les débats sur la marchandisation de la culture à un moment de « prise de conscience de l’emprise à grande échelle de l’industrie sur la photographie, le cinéma, l’architecture, la radio et la presse1 ». Avec l’expansion constante de l’usage de techniques industrielles dans le monde artistique depuis le XIXe siècle, renforçant la distinction entre œuvres autographiques et œuvres allographiques2, le concept d’industrie culturelle n’a pas cessé, depuis sa création, de faire l’objet de nombreux débats au sein du champ des sciences humaines. Le présent appel s’inscrit dans la continuité de ces réflexions. 

D’après Adorno, la transformation de l’acte culturel en valeur abolirait sa puissance critique, dissolvant ainsi les traces d’une expérience authentique. Jusqu’à récemment, l’industrie culturelle fixait ainsi de manière exemplaire la faillite de la culture et sa chute dans la marchandise. De fait, la stigmatisation de l’industrie culturelle semble trahir une forme de nostalgie d’une expérience culturelle directe et mythifiée. Les études contemporaines s’attachent à réviser cette compréhension à certains égards élitiste de la production artistique, en s’interrogeant sur la sacralisation de l’art lorsqu’elle est mise en série ou associée à la modernité. Au fond, le concept-même d’industrie culturelle ne traduit-il pas une sorte de protestation contre l’intrusion même de la technique dans le monde de la culture ? C’est pourquoi, aux Etats-Unis, on lui préfère dès 1966 un concept plus pragmatique et à la fois plus global : celui de knowledge industry, forgé par l’économiste Fritz Machlup, plus soucieux de mesurer la participation de cette nouvelle branche industrielle au produit national que de lancer des anathèmes contre la banalisation de la culture et la fin du pouvoir des intellectuels, permettant une approche plus économique que matérielle. Parmi les approches contemporaines, la théorie des industries culturelles et informationnelles en tant que composante des sciences de l’information et de la communication va dans ce sens,  en proposant d’analyser « dans un schéma de portée générale3 » à la fois les caractéristiques communes et les spécificités des différentes industries, appréhendées dans une vision socio-économique selon leur structuration en filières (notion qui met l’accent sur « l’organisation de la chaîne du système de production (...) d’un groupe de produits, et ce jusqu’à la consommation4 »). 

Alors que les industries culturelles constituent désormais le fondement d’une très large part de la production artistique, il s’agit dans cet appel non pas tant de questionner les limites de la vision socio-économique d’industrie culturelle, mais de chercher des méthodes d’analyse qui lui seraient complémentaires. Nous invitons en cela à aborder la question de la reproductibilité technique en prenant comme point de départ, plutôt que les industries, les disciplines et productions artistiques elles-mêmes. Un premier axe s’attachera plus précisément à la question de la légitimité symbolique de ces œuvres construites par l’industrie : seront privilégiées les propositions insistant sur les modalités nouvelles (et enrichissantes !) que proposent la mise en série, l’adaptation au plus grand nombre, en prenant appui sur des œuvres culturelles et/ou des exemples de supports à ces œuvres. Un deuxième axe suggère l’étude d'œuvres ayant pleinement intégré les industries et techniques/technologies modernes au sein de leur réalisation. En faisant de la machine un élément constitutif, porteur de sens, ces productions engagent une métaréflexion sur le système de production qui les conditionne. Des contributions mettant en avant l’adaptabilité d'œuvres culturelles à la modernité industrielle, voire leur inscription active dans cette dernière, seront appréciées en ce sens. 

Axe 1 : Comment les productions artistiques modernes font-elles corps dans l’industrie ? 

En 1839, Charles-Augustin de Sainte-Beuve dénonçait déjà, dans un pamphlet prémonitoire, ce qu’il appelait alors « la littérature industrielle5 ». Cette dernière désigne la littérature écrite par des « ouvriers de la littérature », petites mains du journal, qui écrivent des romans en série destinés à plaire au plus grand nombre de lecteurs, et plus globalement, la production d’auteurs ambitionnant de vivre de leur plume. En opposition, il met sur un piédestal les auteurs touchés par le talent, désintéressés par la gloire et la rétribution financière, qui résistent à l’appel du mercantilisme et de la réclame. En somme, écrire pour vivre, ou bien vivre pour écrire. Bien avant Adorno ou Benjamin, Sainte-Beuve pressentait déjà l’industrialisation de la littérature.

Cette division demeure bien présente quand il s’agit de penser la production culturelle actuelle. Elle pose la question de sa légitimité symbolique, pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu6, c’est-à-dire de sa reconnaissance par le champ artistique en tant que produit d’une démarche sincère et désintéressée. Dans le domaine de la littérature, cette question de la légitimité des œuvres est un enjeu central pour la recherche contemporaine : elle occasionne la réhabilitation et la (re)découverte de production culturelles longtemps considérées comme mineures dans l’histoire culturelle ou indignes d’intérêt, et invite à interroger la valeur attribuée aux supports de diffusion de ces œuvres. Des études sur des genres subsidiaires du XIXe et XXe siècles (les correspondances, la critique littéraire…) pourraient ainsi être mises en avant, comme l’avait suggéré José-Luis Diaz7

Mais cette réflexion s’étend également à d’autres disciplines « industrielles » qui cherchent à trouver leur légitimité à la fois dans le monde de l’art et dans le champ universitaire. On pense par exemple aux séries « télévisées » ou aux jeux vidéos, deux formes qui peinent à être considérées comme « artistiques », mais qui développent pourtant de nouvelles manières singulières de faire corps avec leurs publics, en trouvant dans leur rapport à la spectature et à l’expérience d’une nouvelle forme d’authenticité. 

Par ailleurs, la numérisation (qui permet la reproduction, la réutilisation et le partage massif des œuvres dans des formes diverses), interroge sur la manière dont les arts, et particulièrement les arts vivants (théâtre, musique), sont transformés par leur mutation en arts reproductibles.

Ce sont donc des propositions s’intéressant à ces nouvelles modalités « industrielles » qui remodèlent les formes artistiques et notre rapport à ces dernières que nous souhaiterions valoriser dans ce premier axe.

Axe 2 : Comment les industries font-elles corps dans les œuvres ?

La question de l’industrie et de la reproductibilité est centrale dans l’art contemporain. Il serait intéressant, si on pose la question de ce que l’industrie fait aux œuvres, d’étudier des artistes qui donnent à voir l’art comme un processus reproductible mais aussi reproductif, et qui font fait de l’industrie un corps à l'œuvre, et du corps à l'œuvre une œuvre d’art : on pense par exemple à des artistes qui utilisent, créent et exposent des machines, comme Wim Delvoye et son « Cloaca ». 

La présence des machines et des corps bioniques dans le cinéma et les séries nord-américaines ouvrent également à des réflexions similaires, où la machine devient le lieu d’une réflexion méta sur l’industrie cinématographique et sérielle. Dès sa création, le cinéma est étroitement pensé dans son lien à l’industrie qui lui donne naissance, et à l’industrie qu’il va contribuer à créer (rappelons que les premières images animées capturées par les frères Lumière sont celles d’un train et d’une sortie d’usine). Véritable « usine aux images », pour reprendre les termes employés par Ricciotto Canudo (qui contribue par ailleurs à faire du cinéma le septième art), le cinéma se co-construit, en tant qu’art, avec son industrie dont il donne parfois une vision réflexive. Ainsi le cinéma hollywoodien ne manque pas de scruter l’industrie dont il est issu, d’un regard tantôt critique, tantôt admirateur. Cette dimension auto-parodique rappelle des postures d’écrivains, du XIXe siècle à aujourd’hui, en particulier dans la relation qu’ils entretiennent avec la petite et grande presse. La nécessité de s’adapter à des supports modernes de production et de diffusion est pour les auteurs l’occasion d’une certaine mise en scène de soi et de la pratique littéraire. 

Plus largement, les nouveaux supports offerts par l’industrie culturelle influencent le contenu poétique et réflexif des œuvres : il reste encore à étudier nombre de productions littéraires et artistiques marquées par les thématiques et les objets de la modernité industrielle. Ce regard auto-réflexif soulève ainsi un certain nombre d’enjeux théoriques, médiatiques et esthétiques, que nous aimerions voir fleurir dans notre prochain numéro. 

Informations pratiques

Les propositions de contribution, d’environ 500 mots, assorties d’un titre et de quelques lignes de présentation bio-bibliographique, seront à envoyer par courriel avant le 9 juin à l’adresse suivante : revue.alepreuve@gmail.com.

Après évaluation des propositions par le comité scientifique, les notifications d’acceptation seront communiquées sous six semaines. Les articles devront être remis avant le 3 novembre pour une publication le 9 février sur le site de la revue À l’épreuve : https://alepreuve.numerev.com/. Les articles ne devront pas excéder 45 000 signes (espaces comprises).

Comité de rédaction :

Jonas Fontaine, Aliénor Poitevin, Elena Tsouri

Comité scientifique :

Valérie Arrault, Guillaume Boulangé, Guilherme Carvalho, Vincent Deville, Claire Ducournau, Philippe Goudard, Matthieu Letourneux, Catherine Nesci, Yvan Nommick, Guillaume Pinson, Didier Plassard, David Roche, Corinne Saminadayar-Perrin, Maxime Scheinfeigel, Catherine Soulier, Marie-Ève Thérenty.

Bibliographie indicative :

Theodor W. Adorno, « L'industrie culturelle », Communications, vol. 91, n°2, 2012, pp. 43-50.

Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, éd. Folio, coll. « Essais », 1972, 384p. 

Walter Benjamin, L'œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Payot & Rivages, 2013.

Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Moeglin, L’industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles, Presses universitaires de Grenoble, 2013.

Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éd. Seuil, 1992.

Andreas Broeckmann, Machine Art in the Twentieth Century, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2016.

Christopher Carter, Metafilm: Materialist Rhetoric and Reflexive Cinema, Ohio, State University Press, 2018.

Marc Cerisuelo, Hollywood à l’écran. Essai de poétique historique des films : l’exemple des métafilms américains, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, « Œil vivant », 2000.

Philippe Chantepie, Alain Le Diberder, Économie des industries culturelles, La Découverte, 2019.

Chloé Delaporte, La Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques. Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2022, 380 p. 

Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Paris, Seuil, 2010, 799p. 

Max Horkheimer, Theodor W. Adorno et Éliane Kaufholz-Messmer, La dialectique de la raison : fragments philosophiques. Gallimard, 1974.

Dominique Kalifa, « L'ère de la culture-marchandise », Revue d'histoire du xixe siècle, vol.19, 1999, pp.7-14.

Lylette Lacote-Gabrysiak, « “C’est un best-seller !” », Communication, vol. 27, n° 2, 2010, pp. 187-216.

Matthieu Letourneux, Holmes Diana, « Middlebrow », Belphégor, n°15-2, 2017 [en ligne].

Hélène Machinal, Posthumains en série : Les détectives du futur, Tours, Presses universitaires François-Rableais, « Sérial », 2020.

Frédéric Martel, Mainstream : Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Cairn, 2020.

Armand Mattelart et al., Communication transnationale et industries de la culture : Une anthologie en trois volumes (1970-1986). Tome 3, Les Presses des Mines, 2015.

Bernard Miège, Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, Presses universitaires de Grenoble, 2017.

Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier, Alain Vaillant (dir.), La Production de l'immatériel : théories, représentations et pratiques de la culture au xixe siècle, Saint-Étienne, Presses de l'université de Saint-Étienne, 2008. 

David Roche, Meta in Film and Television Series, Édimbourg, Edinburg University Press, 2022.

Julien Schuh, « L’industrialisation de la culture : reproduction technique et reproduction sociale au xixe siècle », Le xixe siècle face au futur. Penser, représenter, rêver l’avenir au xixe siècle, Paris, éd. SERD, 2016, [en ligne].

Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes : journalisme et littérature au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, coll. Culture-médias, Études de presse, 2004 

Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien. poétiques journalistiques au XIXe siècle, Seuil, Paris, 2007

Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, vol. 143, no. 1, 2009, pp. 109-115.

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Notes :  

1 Pierre Mœglin, « Une théorie pour penser les industries culturelles et informationnelles ? », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 2012, http://journals.openedition.org/rfsic/130.
2 Œuvres indissociables ou dissociables de leur support matériel, voir : Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Paris, Seuil, 2010, 799p.
3 Ibid.
4 Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Moeglin, L’industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles, Presses universitaires de Grenoble, 2013. 
5 Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1839, https://books.openedition.org/ugaeditions/7949?lang=fr
6 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éd. Seuil, 1992, 485p. 
7 Voir José-Luis Diaz (dir.), « Multiple histoire littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, 103e année, n°3, juillet-septembre 2003.