
Sauver les monstres : détournements et exemplarités. Dire et penser les monstruosités par la littérature et la philosophie espagnole (XVIe - XXIe)
Appel à communications
Sauver les monstres : détournements et exemplarités
Dire et penser les monstruosités par la littérature et la philosophie espagnole
(XVIe - XXIe)
17 octobre 2025
ReSO - Université de Montpellier-Paul-Valéry - Site Saint Charles
Comité d’organisation : Alya Ben Hamida, Thomas Marti
L’entrée dans la modernité en Espagne marque un renouveau artistique et intellectuel qui reconfigure l’image et la pensée du monstre. S’éloignant des représentations fantasmagoriques caractéristiques du Moyen-âge, le monstrueux revêt des atours plus réalistes. En cela, les bouleversements esthétiques, que José Antonio Maravall lie aux crises économiques politiques et sociales du xviie siècle, vont de pair avec un recours croissant au monstrueux, comme objet littéraire et philosophique. De ces premiers avatars aux personnages psychologiquement complexes qui voient le jour au xixe siècle, forts de nouveaux outils d’analyse, c’est moins la nature qu’une réflexion autour de leur usage et de leur possible rédemption que nous souhaitons mettre en œuvre.
Sans s’adonner à un panorama diachronique des figures et des significations associées au monstrueux, certaines caractéristiques générales semblent constituer des pistes de réflexion fécondes et transhistoriques, à l’heure d’approcher les détournements et l’exemplarité du monstre. Ainsi, en tant qu’infraction maximale aux lois de la nature ou de la société, il se situe à la jonction de l’identité et de l’altérité, comme l’écrivent Filippo del Lucchese et Gilles Barroux dans l’entrée « Monstruosité » du Dictionnaire de l’humain : « Le monstre se définit, à travers les siècles et les domaines culturels, comme l’Autre absolu et ponctuel, notamment l’Autre de l’homme ». Fonder la monstruosité sur la différence, l’exception et l’hybridation, c’est déjà le projet scientifique qui sous-tend les fondements de la tératologie d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore, à l’orée du xixe siècle. Le monstre y apparaît comme un être vivant ou organisé dont la conformation diffère notablement de celle des individus de son espèce. De la différence surgissent alors l’anormalité et la marginalité, c’est pourquoi Marie-Hélène Larochelle affirme, dans Monstres et monstrueux littéraires, que :
Définir le monstre, c’est aussi définir la communauté de normes dans laquelle il s’insère. Si l’anomalie est le premier degré de l’écart, celui de l’altération de la norme, l’énormité, en est le second, puisqu’il suppose l’émergence d’une autre norme engendrée par la naissance d’une entité é-norme. En effet, parce qu’il se présente comme un écart, le monstre réfléchit la norme, étant entendu qu’il la projette et la pense. Métaphoriquement, le monstre (monstrum) c’est l’écriture qui montre et se montre, qui attire l’attention.
Le monstre, donc, détient une double nature, qui renforce son caractère remarquable, tout en constituant toujours le rappel d’une norme à laquelle il déroge. De plus, la dépendance qui se tisse entre l’identité du monstre et la norme qui le crée et le justifie invite à interroger la tension qui se révèle ainsi entre l’universalité qu’il prétend incarner, et son historicité réelle. Qu’il renvoie à une norme juridique, biologique ou éthique, qu’il viole les lois des hommes ou de la nature, le monstre s’impose finalement comme une réalité éminemment relative, mouvante et labile, que nous entendons questionner à l’occasion de cette journée.
Au demeurant, comme le rappelle l’autrice, le monstre tire son étymologie du latin monstrum, qui renvoie aux verbes monere « avertir, éclairer, inspirer »), et monstrare (au sens de « donner des leçons », « donner à voir »). Dès lors, en tant qu’avertissement, lumière ou inspiration, le monstre semble également devoir être appréhendé comme signe. En ce sens, le monstrueux renvoie à une dimension empirique et sensible, qui relève de la perception et de l’expérience immédiate, en même temps qu’il se fait la marque d’une réalité autre, d’ordre métaphysique, qui invite, pour l’atteindre, à le dépasser.
Caïn, premier monstre humain de la genèse, est ainsi infiniment plus qu’un frère jaloux et assassin ; incarnation universelle de l’envie, il alerte, selon la lecture qu’on fait du mythe, du danger d’une passion impérieuse, des périls de la rébellion ou encore des enjeux les plus fondamentaux de l’intersubjectivité. En somme, les avatars littéraires et dramatiques du monstre, comme le criminel furieux incarné par Segismundo, valent aussi pour la révélation et le contre-exemple qu’ils déploient. C’est peut-être en raison de cette double nature et de sa prétention à l’universalité que le monstre se voit capable, notamment au cœur de la tragédie, de toucher au sublime, dans le cadre de l’enjeu pragmatique de la catharsis.
D’emblée, le monstre s’inscrit dans une existence duelle, à la fois matérielle et symbolique. En admettant une lecture sémiologique du monstrueux, quelques questions s’imposent. De quoi le monstre est-il le signe, quelle est l’entité qui le produit et pour quel destinataire ? De plus, quel est son degré d’institution : entretient-il un rapport nécessaire ou contingent à la réalité qu’il convoque ? Le lire comme signe, c’est, en effet, affirmer que le monstre est autre chose que lui-même ; comment alors le reconnaître et le définir au travers du temps, sans verser dans l’anachronisme ?
S’il est un avertissement, on ne peut, en outre, nier l’utilité du monstrueux et la charge positive qu’il peut endosser. En cela, sauver les monstres réclame de penser la relation entre le monstrueux et le monstre : l’acte, l’intention, ou l’objet monstrueux suffisent-ils à fonder un monstre par essence et absolu ? Peut-on ainsi considérer, à l’instar de Montaigne, que ce qui apparaît contre nature s’oppose avant tout à la coutume ? L’habitude, soit, la connaissance et l’expérience, suffit-elle à sauver le monstre et à le réhabiliter ? S’il est susceptible de s’extraire de la marginalité, soit de remodeler la norme, si encore, sa seule existence répond à des enjeux pragmatiques ou cathartiques, alors que vaut sa condamnation ? Sauver le monstre, cependant, n’est-ce pas, en même temps, nier sa monstruosité ?
Par conséquent, l’enjeu de cette rencontre est d’interroger la convocation du monstrueux dans la philosophie et la littérature espagnole, du xvie au xxie siècle, afin d’envisager la possibilité de sa rédemption et partant, les enjeux de pareille entreprise.
Pour ce faire, différents axes de recherche sont proposés :
· Monstruosité de l’écriture littéraire : tension entre l’abject et le sublime
· Regards, usages et actions : vers une performativité positive du monstre.
· Politiques et tentations de la salvation, rédemption, réhabilitation
· Marginalités et marginalisation, fabrique et déconstruction historique et sociale du monstre
Les propositions (en français ou en espagnol) devront compter environ 15 lignes et être accompagnées d’une brève notice bio-bibliographiques.
Elles seront à transmettre avant le 2 juin 2025 au comité organiseur, aux deux adresses suivantes : alya.ben-hamida@univ-montp3.fr et thomas.marti@univ-montp3.fr.
Bibliographie
Calderón de la Barca, Pedro, La vida es sueño, [1635] Ciriaco Morón Arroyo (ed.), Madrid, Cátedra, 1998.
Checa, Jorge, « Figuraciones de lo monstruoso: Quevedo y Gracián », La Perinola, June 2018.
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1975.
Foucault, Michel, Les Anormaux : Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard, 1999.
Gonneaud, Justine. « Le monstre et le monstrueux ». L’androgyne dans la littérature britannique contemporaine, Presses universitaires de la Méditerranée, 2020.
Gracián, Baltasar, El Criticón, ed. Evaristo Correa Calderón, Madrid, Espasa- Calpe, 1971, 3 vols.
James-Raoul, Danièle, Kuon Peter, Le Monstrueux et l’Humain, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012.
Larochelle, Marie-Hélène (dir.), Monstres et monstrueux littéraires, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008.
Lucchese, Filippo (del), Barroux, Gilles, « Monstruosité », Dictionnaire de l’humain, Sous la direction de Albert Piette et Jean-Michel Salanskis, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018.
Machinal, Hélène, et al. « Introduction. De l’antiquité à la période contemporaine : déplacements sémiotiques du monstre », Signatures du monstre, édité par Jean-François Chassay et al., Presses universitaires de Rennes, 2017.
Manuel, Didier [dir.], « La figure du monstre », Phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2009.
Montaigne, Michel Eyquem (de), Les Essais [1580], Tome I, Paris, Bossange, 1828.
Montaigne, Michel Eyquem (de), Les Essais [1595], Tome III, Paris, J.-F Bastien, 1783.
Nouialles, Bertrand, Le Monstre, la vie, l’écart, La tératologie d’Étienne et d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, Classique Garnier, 2017.
Parra Navarra del Río, Elena, Una era de monstruos. Representaciones de lo deforme en el Siglo de Oro español, Iberoamericana - Vervuert, 2003.
Unamuno, Miguel (de), Abel Sánchez, [1917], Carlos Alex Longhurst (ed.), Madrid, Cátedra, 2008.