
Journée d’études Essai/Queer. Genres, subjectivités, stratégies.
Deuxième journée d’études du réseau « Essai XXI ».
Elle se déroulera le vendredi 3 octobre 2025 à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH) de l’Université de Limoges.
Les propositions de communication, d’environ 300 mots, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, sont à envoyer à :
Chloé Conant-Ouaked (chloe.ouaked@unilim.fr) au plus tard le 30 avril 2025 (réponse au plus tard le 20 mai).
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L’essai est-il queer ? Le queer est-il essayiste ? Il n’y a pas qu’une homophonie française entre genre (genre) et genre (gender) ; tout appelle à faire se rencontrer l’essai et le queer (comme formes de vie, comme théories, comme outils de déconstruction). Tout d’abord, les deux concepts lancent un défi à toute tentative de définition. Le terme « queer » a connu, comme d’autres, une trajectoire de réappropriation après avoir servi d’insulte homophobe. Dans cet emploi positif ou neutre, il peut désigner toute personne (ou situation, ou pratique) échappant aux normes de genre dominantes – de façon englobante par rapport à l’acronyme LGBTQIA+ ou ses versions encore plus développées. Mais il peut également être employé, en particulier dans le cadre de la théorie queer, au-delà des catégories, pour signifier une réflexion sur le système même de production des identités. Les points d’articulation possibles avec l’essai (production libre, critique et personnelle [i]) sont nombreux, à commencer par la place à lui trouver : est-il un « 4ème genre » [ii], un « anti-genre » ou « non-genre » ? A l’instar du queer, il peut aspirer à une identité stable (quoique marginale, voire reléguée, et tiraillée entre revendication d’une distinction et occasionnel mépris) ou apparaître comme un facteur de subversion des catégories, dans toute son hybridité. Comme le queer, il est intrinsèquement en lien avec le social, la culture, qui sont au cœur de ses investigations en tant qu’expression littéraire et non-fictionnelle d’idées.
Comme pour confirmer l’intérêt d’une telle liste de points de correspondance, c’est bien le constat d’une production accrue d’ouvrages non-fictionnels, peut-être justement essayistes, consacrés à la question du genre – entendu comme construction de normes fondées sur des rapports de pouvoir –, qui est à l’origine de cette proposition de journée d’études. Une certaine masse critique a été atteinte et les rayons des librairies se sont adaptés, rendant visibles pour le grand public un nouveau champ d’études ainsi qu’une préoccupation militante renouvelée, sous l’écriteau « LGBT », « Féminismes », ou plus largement « Luttes ».
Exprimés à ce stade par la barre oblique d’essai/queer, tous les modes d’articulation des deux termes pourront être évoqués, afin d’analyser les productions essayistes évoquant les questions de genre et de sexualités, en exploitant par exemple les éléments de cadrage suivants.
Époques :
Le passage au XXIe siècle voit se distribuer autour de lui des mouvements aussi marquants que les feminist sex wars des années 80, venues des Etats-Unis et dont les analyses continuent de se constituer en débat, et #MeToo, lancé une première fois en 2007 avant de ré-émerger, différemment et avec davantage de retentissement, en 2017. Comment inscrire l’apparition de tel ou tel essai dans une chronologie qui voit par exemple la traduction de Gender Trouble [iii] de Judith Butler être retardée de 15 ans en France [iv], alors que ce texte expérimente théoriquement la rencontre entre la question féministe et la question queer ? Comment expliquer l’effet in-ouï ressenti à la publication de King Kong Théorie de Virginie Despentes ? Quel dialogue retracer, au fil du temps, du « regard masculin » élaboré par Laura Mulvey au « regard oppositionnel » (moins Blanc et plus intersectionnel) de bell hooks, jusqu’au « regard féminin » d’Iris Brey ? Comment interpréter l’évolution du positionnement féministe de la documentariste et autrice Ovidie, concernant le lien entre pornographie et violence ? Quoiqu’il en soit, il peut s’agir d’interroger l’historicité et les ancrages chronologiques et contextuels d’un courant d’écritures aspirant activement à la révélation et au changement, et de se demander ce que la notion d’essai apporterait à leur lecture.
Frontières :
L’indéfinissable de l’essai est comme frère de la critique des assignations de l’activisme queer. Tous deux impliquent de poser, et re-poser sans cesse la question lancinante de l’essayistique quant aux modes d’expression, aux genres voisins de son objet. A nouvelles idées, nouveaux mouvements expressifs ? Avec quels procédés d’appropriation, de montage, d’hybridation ? Le New Journalism des années 60 et 70 avait rendu compte des figures et des valeurs de son époque en intégrant des procédés de la littérature de fiction dans son approche des faits. Peut-être au XXIème siècle sont-ce d’autres limites qui sont tracées que celle de la non-fiction et de la fiction, dans un champ littéraire largement mis en tension par les « littératures de terrain » [v] et la « littérature du réel » [vi]. Par exemple, qu’en est-il de la frontière avec l’autobiographie ou l’autofiction ? Quand le scénariste et comédien trans Océan sous-titre son livre Dans la cage [vii] « Une autobiographie socio-pornographique », et le conclut par une bibliographie théorique intitulée « Pour aller plus loin », cela invite-t-il à lire son texte comme un essai ?
Sans doute faut-il aussi prêter attention à l’apparition de nouvelles étiquettes génériques, dont il serait intéressant d’évaluer la proximité avec l’essai, comme celle d’« autothéorie », terme que la chercheuse Lauren Fournier [viii] fait remonter à Testo Junkie de Paul B.Preciado et aux Argonautes de Maggie Nelson. L’essai, de par sa subjectivité assumée, manque rarement de mentionner des expériences ou informations personnelles, mais y a-t-il un point où le récit de soi excède les idées ? La question est d’autant plus cruciale qu’elle rejoint la légitimité associée (quant aux questions minoritaires) au fait d’être une personne concernée par les situations évoquées, ou a minima d’assumer un « point de vue situé ». Comme l’énonçait fort à propos Irène Langlet dans son « Essai et théorie de l’essai » [ix] : « on ne naît pas essai, on le devient ».
Matrimoine-canon-corpus :
Une spécificité de l’essai queer, qui surdéterminerait sa capacité à s’adresser à des destinataires privilégiés, pourrait être la fréquente dynamique d’établissement de liens, de tissage de réseaux qu’il met en œuvre, construisant textuellement des communautés historiquement marquées par la marginalisation. À cette occasion, des corpus sont créés ou relus/revus, en un parcours de lecture et de visibilisation négociant avec l’impératif de prescription culturelle (Azélie Fayolle, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze [x] ; Jennifer Tamas, Au non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin [xi] ; Jennifer Padjemi, Féminismes et pop culture [xii]). L’approche queer implique alors de questionner la pertinence de la notion même de canon et de nouveau canon, avec son cortège de pionnièr·es, d’inédits ou d’oublié·es. C’est plutôt le terme de « constellations créatrices » qu’avait retenu la collective de recherche Les Jaseuses [xiii], qui pendant 5 ans ont mené leurs activités en ne dissociant pas leurs propositions d’une réflexion sur leur propre fonctionnement (en non-mixité choisie).
D’autres expériences formelles et génériques peuvent émerger avec cette visée de constitution de corpus : l’archive, la biographie pourvoyeuse d’outils militants (Hilaria. Récits intimes pour un féminisme révolutionnaire d’Irene), ou encore la collecte de récits, de documents et de traces diverses y compris intimes comme pour Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle d’Elisabeth Lebovici. La notion de curation [xiv] (comme sélection de matériaux, d’œuvres, de contenus) converge alors avec celle de l’essayiste : l’ouvrage d’Elisabeth Lebovici a d’ailleurs été adapté en exposition, au Palais de Tokyo, sous le titre Exposé·es [xv].
Médiums :
Le volume L’Essai médiatique [xvi] se proposait de rapprocher les expressions éparses d’ « essai filmique », d’ « essai dessiné », d’ « essai photo », d’ « essai numérique », etc. Dans la continuité de ses conclusions, différents sous-genres ou disséminations médiatiques pourront être remobilisés pour comprendre comment différents discours sont déployés via différents supports, et comprendre leurs effets : efficacité, recherche de tel ou tel public, nécessité économique, écho de la diversité accrue des pratiques culturelles, etc.
Peut-être le sujet queer sera-t-il l’occasion d’approcher de plus près la matérialité des différents médiums. Le lien avec le corps deviendrait particulièrement sensible dans le cadre d’un « essai scénique » (à l’image des pièces-performances de Rebecca Chaillon, ou de certains stand-ups). De même, nombre de podcasts, loin d’être de pâles reflets de l’écrit, expérimentent la création sonore dans sa dimension émotive et sensible. Quant au web, qui rejoue à loisir l’erratisme et l’anti-méthode de l’essai, il démontre l’efficacité argumentative de sa viralité (pour le meilleur plutôt que pour le pire) dans la circulation de discours référant aux marges.
La langue en elle-même pourra être étudiée, quand elle signifie par ses choix qu’il existe un vocabulaire queer à s’approprier, ou qu’elle subvertit les règles dominantes (par exemple la langue inclusive).
Politiques de l’essai queer :
L’essai queer dessille, déconstruit et propose des voies alternatives ou subversives. Il identifie des champs d’expression et d’intervention, qui ne peuvent plus exister uniquement au prisme de la norme dominante (l’art, la famille). Les réflexions qu’il conduit sur le centre et sur les marges ne reflètent pas une voix unique, mais c’est bien un système qu’il critique, et qu’il vise à dénaturaliser. Ainsi les masculinités (Raewyn Connell [xvii]) et la norme hétérosexuelle peuvent-elles elles-mêmes sortir de leur fausse neutralité, pour apparaître comme des constructions culturelles et sociales. Cela ne va pas sans polémiques – le champ du militantisme pouvant se révéler lui-même d’une exigence sans bornes.
Marc Angenot [xviii] distinguait les essais « diagnostic » et les essais « méditation », en fonction d’un regard plus ou moins porté vers le dehors ou l’intériorité. Mais, au sein du « discours doxologique », il les éloignait des « discours agoniques » constitués de la polémique, du pamphlet et de la satire. Comment cette grille d’analyse éclaire-t-elle les enjeux du discours queer ? Tout « essai queer » – y compris quand il exprime de la joie, de l’amour, de la créativité – ne s’élève-t-il pas contre une norme oppressante, ou ne s’expose-t-il pas à des réactions violentes ? En d’autres termes, peut-il exister un essai queer ? Cela revient à demander si un discours agonique peut se nourrir d’essayisme, envers et contre sa direction polémique (en assumant ce double sens bien connu). Je suis un monstre qui vous parle de Paul B.Preciado a été d’abord prononcé devant l’assemblée de l’École de la Cause Freudienne. Manuel rabat-joie féministe de Sara Ahmed retourne sarcastiquement les critiques serinées aux féministes. Ne suis-je pas un·e féministe ? d’Emmanuel Beaubatie se constitue par sa question référencée et rhétorique en une réponse aux féministes anti-trans. Quant à Alice Coffin, elle a été insultée lors de la parution de son Génie Lesbien.
Toute cette dimension contextuelle pourra être explorée.
Dans le cadre de ces différents axes, on s’intéressera aux productions contemporaines après 2000, (sans se priver d’observer des continuités), relevant de tout médium et de toute aire culturelle.
Il s’agira de mettre en avant la performativité de l’essai queer (l’indissolubilité de son fond et de sa forme), en se situant à tous les points de son existence (mémoire et héritages, hybridités génériques, énonciation et subjectivités, cartographie et réflexion sur les identités, stratégies, questions de diffusion et de réception).
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Comité d’organisation :
Chloé Conant-Ouaked (Université de Limoges)
Xavier Hernàndez i Garcia (Université de València)
Irène Langlet (Université Gustave Eiffel)
Gonçal López-Pampló (Université de València)
Valérie Stiénon (Université Sorbonne Paris Nord)
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[i] « Argument : l’essai médiatique », URL : https://essaimedia.hypotheses.org/argument, consulté le 11/12/2024.
[ii] Patrick Née (dir.), Le Quatrième Genre : l’Essai, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2018.
[iii] Judith Butler, Gender Trouble, Feminism and the Politics of Subversion, Routledge, 1990.
[iv] Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. de l’américain par C. Kraus, La Découverte, 2005.
[v] Alison James et Dominique Viart (dir.), « Littératures de terrain », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n° 18, juin 2019. URL : https://journals.openedition.org/fixxion/1254, consulté le 11/12/2024.
[vi] Ivan Jablonka, Le Troisième Continent ou la littérature du réel, Seuil, « Traverses », 2024.
[vii] Océan, Dans la cage. Une autobiographie socio-pornographique, Julliard, « Fauteuse de trouble », 2023.
[viii] Lauren Fournier, Autotheory as Feminist Practice in Art, Writing, and Criticism, The MIT Press, 2022.
[ix] Irène Langlet, « Essai et théorie de l’essai », p.23-39 in Patrick Née, Le Quatrième Genre : l’Essai, op.cit.
[x] Azélie Fayolle, Des femmes et du style : Pour un feminist gaze, Divergences, 2023.
[xi] Jennifer Tamas, Au non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin, Seuil, « La couleur des idées », 2023.
[xii] Jennifer Padjemi, Féminismes et pop culture, Stock, « Essais et documents », 2021.
[xiii] URL : https://lesjaseuses.hypotheses.org/, consulté le 11/12/2024.
[xiv] Anne Piponnier, « Curation », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, mis en ligne le 20 septembre 2015, URL : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/curation, consulté le 11/12/2024.
[xv] Exposé·es. d'après Ce que le sida m'a fait d'Elisabeth Lebovici. Exposition du 16 février au 14 mai 2023, Palais de Tokyo/Fonds Mercator, 2023.
[xvi] Irène Langlet et Chloé Conant-Ouaked, L’Essai médiatique, LISAA Éditeur, « Savoirs en texte », 2022, DOI : https://doi.org/10.4000/books.lisaa.1920.
[xvii] Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie, Amsterdam, édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux ; traduit de l'anglais par Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval et Maxime Cervulle, 2014.
[xviii] Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot, 1982.