
Colloque international et interdisciplinaire de recherche, de création et de performance
Monde moderne, mondes alternatifs
Sources et prolongements du dix-huitième siècle
Les 15-17 octobre 2025, Université d’Ottawa
Utopie, science-fiction, âge d’or, art politique, figuration de l’ailleurs, fantasme … La modernité n’a cessé de déplorer une société figée dans ses structures sociales, dans son organisation politique, dans sa morale et ses mœurs, dans son économie… et de rêver, de figurer, de penser, ou d’espérer des sociétés alternatives. Ce colloque se propose de faire sentir la présence, au cœur de la modernité, de mondes alternatifs dans le monde moderne lui-même, à la fois densément présents et non advenus. Il veut interroger les manières de faire des mondes, la forme qu’ils prennent aussi bien que la signification qu’ils ont pour ceux qui les produisent et qui, imaginairement du moins, les fréquentent comme leurs mondes alternatifs mêmes. Il s’agit de montrer que la modernité, loin de se penser comme la fin de l’histoire, a toujours pensé au-delà d’elle-même.
Le colloque prendra pour foyer thématique la prolifération particulièrement importante de ces mondes alternatifs dans la période cruciale du dix-huitième siècle. Mais dans son principe, il sera ouvert aux propositions qui débordent temporellement le 18e siècle tout en mobilisant les ressources qu’il a inventées pour mettre en marche son dépassement. Ainsi, le colloque éprouvera l’hypothèse d’une modernité qui se vit elle-même comme un laboratoire, continûment, depuis le XVIIIe siècle.
Sont en effet visés par ce colloque les mondes alternatifs de la modernité elle-même, c’est-à-dire ceux que les modernes figurent, racontent, conceptualisent, analysent ou rêvent dans leurs œuvres, non pas dans un rapport d’extériorité ou d’étrangeté à eux-mêmes, mais comme une possibilité de leur monde présent. Ce colloque voudrait faire entendre ceux et celles qui par la production d’imaginaires alternatifs, ont exhibé la présence de possibles non advenus, qu’ils les aient posés comme non encore advenus et encore envisageables, ou déplorés comme jamais advenus et ne pouvant plus l’être. Ces voix se font entendre dans les arts et la littérature, mais aussi dans la philosophie politique, dans l’utopie narrative, dans l’économie politique, mais encore dans le carnaval, au théâtre, dans les communautés de vie… Et à ce titre, donc, le colloque laissera une place à l’étude de cas : œuvres ou expériences concrètes ayant levé le voile sur des mondes alternatifs.
Par exemple, l’utopie s’approprie, parfois maladroitement, l’expérience coloniale, en projetant sur le colonisé la fiction d’un état antérieur qui, en même temps qu’il sert à critiquer un ordre de civilisation jugé barbare, nourrit une perspective historique faisant de l’Europe son véritable sujet. Mais l’expérience coloniale n’est pas seulement le lieu où l’imagination puise ses matériaux, c’est aussi celui où il arrive qu’on tente d’en appliquer le résultat, répliquant ce qui, dans les récits utopiques eux-mêmes, se présente souvent comme événement fondateur: l’établissement d’une société sur un territoire qu’on s’arroge par droit de conquête et dont les habitants devront subir une espèce de domestication... Ainsi, l’imagination n’est pas ici instance de création ex nihilo : elle puise son matériau dans le monde empirique en même temps qu’elle s’affirme comme puissance d’invention, au gré des circonstances historiques, grâce à laquelle l’être humain fait l’expérience de lui-même.
Depuis Weber et la notion de « possibilité objective », le possible est une catégorie des sciences humaines et sociales. Weber propose en effet de comprendre ce qui est d’une façon probabiliste (ou « possibiliste »), plutôt que causale, à partir de l’examen de ce qui aurait pu être ou être autrement. Dès lors, la pensée des possibles peut être désormais articulée à une réflexion, distincte, sur l’utopie (Bloch), après qu’on les a longtemps opposées. Les mondes alternatifs apparaissent alors.
La notion de monde possible, d’autre part, a été l’objet de larges développements en philosophie, notamment avec Nelson Goodman, qui défend la pluralité des mondes actuels, produits par le langage et les autres systèmes symboliques et appelle à une critique qui les compare et s’interroge sur leurs modes de production, et en théorie littéraire, sous l’influence de Thomas Pavel notamment. En France, Françoise Lavocat, particulièrement, a travaillé à montrer comment des débats théoriques pensés d’abord à partir d’exemples tirés de la littérature des 19e et 20e siècles pouvaient être particulièrement inspirants pour l’analyse des œuvres des « siècles anciens ». En histoire, la what if history permet de penser la modernité au sens large, d’une façon résolument non téléologique, et de situer l’autoconscience des acteurs en deçà des oppositions construites après coup, dans le moment historique où la saisie des forces à l’œuvre permet d’affirmer que la transformation est possible, sans non plus en faire le moment s’engageant comme d’un bloc dans une histoire qui transforme l’utopie en programme politique, comme l’ont synthétisé Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou. Enfin, faut-il le rappeler, dans tous les domaines artistiques et littéraires, la mise en œuvre de mondes alternatifs constitue un aspect central des pratiques modernes et contemporaines, tant par l’intégration de propositions utopiques et dystopiques dans les dispositifs eux-mêmes que par le développement de pratiques utopiques au sein même des processus créatifs.
Le colloque fera donc dialoguer des historiens, des historiens de la littérature, des historiens de la philosophie, des historiens des sciences, des historiens de l’art, des sociologues, des politologues, mais aussi des praticiens du monde des arts (écrivains, musiciens, artistes de la scène, artistes visuels) ou de milieux de pratiques (communautaire, politique, associatif, etc.). Il visera à faire valoir les incertitudes, les discontinuités, à dénaturaliser l’histoire, à desserrer la téléologie, aussi bien qu’à creuser les puissances de l’imagination et des fictions, non seulement dans les textes littéraires, mais encore dans les savoirs, les expériences et les théories. Sans doute l’histoire aura-t-elle ici à faire avec la fiction, la politique avec l’imagination, les pratiques avec la poétique et la néologie, la philosophie avec les jeux, l’uchronie avec la cartographie des confins, et les sciences ou la philosophie avec d’autres régimes discursifs que celui de la causalité.
Propositions
Sont bienvenues les propositions de trois types, qui seront enchevêtrées dans le cadre du colloque :
Communications scientifiques :
Présentation de résultats de recherches liées au thème du colloque, prévue pour 30 minutes, suivie d’une discussion de 15 minutes.
Ateliers :
Présentation d’œuvres de création ou de performance dans un format prévu pour engager la discussion, prévoir 20-30 minutes, puis 15-25 minutes de discussion. Exemples : lecture d’une œuvre (ou d’un extrait) littéraire originale et inédite; mise en lecture d’une pièce de théâtre (originale ou non); présentation d’une performance (ou d’un extrait) en arts vivants; présentation d’une œuvre (ou d’un extrait) en arts visuels.
Performance :
Présentation d’œuvres de création ou de performance en arts vivants dans un format plus long (60 à 90 minutes), mais également prévu pour être suivi par une discussion (30-45 minutes). Exemples : pièce de théâtre (ou extrait substantiel), récital de musique, pièce de danse…
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Les propositions (250 mots environ) accompagnées de courtes indications bio-bibliographiques (100 mots maximum) doivent être envoyées avant le 20 avril 2025 à mriouxbe@uottawa.ca.
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Comité scientifique :
Mawy Bouchard (uOttawa), Louise Frappier (uOttawa), Stéphanie Genand (U. Paris-Est-Créteil), Christopher Moore (uOttawa), Françoise Lavocat (U. Paris III – Sorbonne), Anne-Lise Rey (U. Paris-Nanterre), Robert Sparling (uOttawa)
Comité organisateur :
Sophie Audidière (Université Marie et Louis Pasteur, Logiques de l’agir - Université Bourgogne Europe), Colas Duflo (Université Paris Nanterre, IUF), Mitia Rioux-Beaulne (Université d’Ottawa).