
Revue Percées – Appel à contributions :
Scènes hybrides : corps, machines, organismes vivants
Sous la direction de Sofian Audry (UQAM) et Filip Dukanic (John Abbott College)
« C’est ce que nous signifions lorsque nous posions que là où, à l’âge classique, la règle était la stabilité et le changement l’exception, aujourd’hui, époque de l’innovation permanente, c’est la stabilité qui est devenue exception, et le changement la règle[i] ». Le diagnostic posé par Bernard Stiegler ne fait aucun doute lorsqu’il s’agit de l’innovation scientifique à notre ère actuelle : les sciences et les technologies nouvelles sont par nature innovantes et leurs derniers développements dans le domaine de la robotique et de l’intelligence artificielle affectent l’activité créative de chaque individu. Ces mutations scientifiques profondes – qui intègrent à très haut degré le machinique, le numérique, la robotique –, remettent en cause le processus de création en tant qu’acte exclusivement humain[ii]. Or sur ce chemin de perpétuelle mouvance techno-scientifique, il convient également de s’interroger sur le statut de l’être humain qui se trouve profondément ébranlé par l’extrême autonomie des machines. Qu’il s’agisse du spectre posthumaniste, de l’ère post-vérité ou, plus récemment, d’un monde dominé par le « capitalisme algorithmique »[iii], le dénominateur commun de ces phénomènes réside à la fois dans l’ascension vertigineuse des sciences et dans la remise en cause de la vision anthropocentrique de notre monde.
Sur le plan strictement esthétique, au cours des quelques dernières décennies, un nombre grandissant de créateurs scéniques (que l’on peut dissocier de la position, plus traditionnelle, du « metteur en scène »…), se démarquent par leur façon ostensible d’explorer les technologies les plus sophistiquées qui radicalisent les rapports entre la représentation, la performativité, le son et l’image. Sans craindre de s’exposer à un rejet du public, habitué à des œuvres théâtrales plus conventionnelles, ils assument ce risque en montant des spectacles et des installations impliquant des machines complexes, des environnements médiatiques et des atmosphères immersives. Toutes ces composantes esthétiques visent, d’une façon ou d’une autre, à se substituer à la présence de la comédienne ou du comédien sur le plateau. Manifestement, il existe un désir chez les créateurs comme Sun Yuan et Peng Yu (Can’t Help Myself), Kris Verdonck (Conversations at the end of the world), Lemieux-Pilon (Temporel), Romeo Castellucci (Le Sacre du Printemps), Nonotak (Versus), Anicka Yi (Biologizing the Machine - Tentacular Trouble) et Fujiko Nakaya (Nebel Leben) – pour n’en mentionner que quelques-un-e-s – de s’imprégner des sciences pour offrir au public une autre réalité spectatorielle. Dans le même ordre d’idées, face à ce dialogue incessant entre la scène et les sciences, il convient de s’interroger également sur le statut du spectateur de nos jours, désormais invité à interagir avec les avatars, le virtuel, le machinique et non plus exclusivement avec les interprètes en chair et en os. S’instaure dès lors une nouvelle typologie de co-présence ; celle qui remet en cause la corporalité humaine (avec toute sa singularité gestuelle, posturale, émotionnelle…) et s’ouvre à une perspective où le technologique, le « posthumain », l’artificiel promettent une autre expérience partagée. Quel statut peut-on attribuer au public de nos jours face à ces mutations profondes ? Quel rapport y a-t-il entre les sensations humaines de l’esprit du spectateur et le « machine sensing »[iv] que les arts vivants actuels nous proposent ?
Ainsi, compte tenu de ces développements technologiques, ce numéro de Percées est consacré à la portée des sciences dans le domaine des arts vivants. Nous chercherons à saisir les nouveaux enjeux entre l’artistique et le scientifique tout en adoptant une démarche pragmatique qui refuse les binarités opposantes entre le vivant et l’artificiel, l’organique et le machinique, l’humain et le non-humain. Les responsables de ce numéro de la revue Percées précisent que les problématiques à aborder dans les articles peuvent toucher l’esthétique de l’œuvre, sa réception chez le public, ainsi que les questionnement épistémologiques et philosophiques du domaine du trans/post humanisme. Plus spécifiquement, quatre axes de réflexion complémentaires pourront être envisagés :
1. Algorithmes et intelligence artificielle
Le développement fulgurant de l’intelligence artificielle a ouvert dans les dernières années des possibilités inédites pour la création artistique. Dans les arts vivants, ces technologies, utilisées pour générer des contenus artistiques en temps réel ou pour enrichir les performances, introduisent de nouvelles formes de relations créatives entre l’humain et l’algorithme. On citera notamment les projections monumentales de Refik Anadol employant des modèles d’intelligence artificielle générative entraînés sur des bases de données massives telles que la collection du MoMA, ou encore les performances de Sougwen Chung qui co-crée sur scène des œuvres picturales avec un robot entraîné sur ses propres créations. Ces pratiques soulèvent des débats éthiques et esthétiques, en raison de leur dépendance aux infrastructures technologiques industrielles, ainsi que des problématiques liées aux droits d’auteur, à la consommation énergétique et au contrôle algorithmique. Cette thématique demande de réfléchir sur les potentialités et limites des algorithmes en tant que partenaires créatifs sur scène.
2. Approches en biologie (bio-art)
Les pratiques bio-artistiques introduisent sur scène des êtres vivants non-humains pour explorer les relations complexes entre biologie, technologie et performance. Des œuvres historiques comme Genesis (1998-1999) d’Eduardo Kac, dans laquelle des bactéries transportent un gène spécifiquement créé par l’artiste, ont ouvert la voie à ces nouvelles formes d’expression artistique en abordant les implications éthiques et philosophiques de la manipulation génétique et des interactions entre organismes vivants et systèmes technologiques. Plus récemment, le groupe Interspecifics, qui se définit comme un collectif nomade formé d’humains, d’êtres vivants, de machines et de matériaux, met en scène des bactéries, des plantes ou des moisissures, dont ils traduisent l’activité bioélectrique en expériences audiovisuelles. Ces œuvres interrogent les frontières entre l’humain et le non-humain, remettant en question les fondements anthropocentriques de la création artistique. Cette thématique invite à envisager les arts vivants comme un espace d’expérimentation où les processus biologiques sont à la fois acteurs et matériaux performatifs.
3. Spectacles machiniques et robotiques
S’imprégnant des dernières découvertes scientifiques, un nombre grandissant d’artistes recontextualisent la fabrique théâtrale à travers le corps machinique et des robots exhibant un haut degré d’autonomie. À cet égard, on peut évoquer le spectacle-phare de Romeo Castellucci, Le Sacre du Printemps, où un système computationnel complexe pilote une quarantaine de machines sur scène. Ce système propulse les cendres blanches, la poussière, le brouillard, la vapeur qui sont les seuls « acteurs » dans ce spectacle. Dans la même dynamique robotique, on peut mentionner également Inferno de Bill Vorn et Louis-Philippe Demers où des exosquelettes sont installés sur les corps des spectateurs, symbolisant la symbiose scénique entre le biologique et le mécanique. Envisagée également comme une nouvelle pratique des arts vivants, Inferno nous incite à réfléchir sur la relation entre le domaine scientifique et les arts de la scène.
4. Agentivités et phénomènes
La théorisation des agentivités et de la matière agissante, telle qu’elle est exposée dans le livre Meeting the Universe Halfway[v] de Karen Barad, remet en cause l’idée anthropocentrique selon laquelle l’humain est le porteur principal de la connaissance, la mesure privilégiée de toute articulation intelligible. Diverses « intra-actions » – dynamiques qui placent toute agentivité au cœur de la circulation matérielle et phénoménale – peuvent également être porteuses de l’expérience esthétique. On peut se référer aux créations de Fujiko Nakaya (Nebel Leben) où le brouillard et l’eau sont les seules agentivités qui garantissent l’exécution de la représentation. Pensons encore à Stifters Dinge d’Heiner Goebbels qui évacue la présence humaine du plateau pour se tourner vers différents phénomènes éoliens, aquatiques, matériels, créant ainsi un univers débarrassé de toutes les conventions théâtrales.
Les personnes désireuses de soumettre une contribution sont priées de respecter le calendrier et le format suivants :
- Article de fond (dans les domaines de la recherche ou de la recherche-création) pour le dossier thématique « Scènes hybrides : corps, machines, organismes vivants » (30 000 à 55 000 caractères espaces comprises)
- Proposition d’un résumé (300 mots) de la contribution (prière d’inclure aussi nom, affiliation s’il y a lieu, coordonnées et repères bibliographiques) : 1er mai 2025
- Réponse aux personnes ayant soumis une proposition : fin mai 2025
- Remise de l’article : 30 septembre 2025
- Publication : automne 2026
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Pour soumettre une proposition ou si vous avez des questions au sujet de cet appel, prière de nous écrire aux adresses suivantes :
sofian.audry@uqam.ca, filip.dukanic@gmail.com.
Le protocole de rédaction se trouve à l’adresse suivante :
https://percees.uqam.ca/fr/page-propos/protocole-de-la-revue
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Bibliographie sélective
Audry, Sofian, Art in the Age of Machine Learning, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2021.
Barad, Karen, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Durham, Duke University Press, 2007.
Bégout, Bruce, Le Concept d’ambiance, Paris, Éditions du Seuil, 2020.
Barbéris, Isabelle et Françoise Dubor (dir.), « Après l’anthropo(s)cène : la création à l’ère du post-humain », Degrés, no. 163-164, 2016.
Bourassa, Renée et Louise Poissant (dir.), Avatars, personnages et acteurs virtuels, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2013.
Bourassa, Renée et Louise Poissant (dir.), Personnage virtuel et corps performatif. Effets de présence, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2013.
Dukanic, Filip, « Artifacts of Technoculture : Excommunication in the Nonhuman Theatre », Journal of Comparative Literature and Transcultural Studies of China, Shanghai, Special Issue, winter 2020, pp. 1-16.
Durand Folco, Jonathan et Jonathan Martineau, Le Capital algorithmique : accumulation, pouvoir et résistance à l'ère de l'intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023.
Ferdman, Bertie et Jovana Stokic (dir.), The Methuen Drama Companion to Performance Art, London, Bloomsbury Methuen Drama, 2022.
Galloway, Alexander, « The Golden Age of Analog », Critical Inquiry, vol. 48, n°2, 2022, pp. 211-232.
Galloway, Alexander, Eugene Thacker et McKenzie Wark, Excommunication. Three Inquiries in Media and Mediation, Chicago, University of Chicago Press, 2013.
Grusin, Richard, « Radical Mediation », Critical Inquiry, vol. 42, nº1, automne 2015, p. 137-138.
Larrue, Jean-Marc, Giusy Pisano et Jean-Paul Quéinnec (dir.), Dispositifs sonores. Corps, scènes, atmosphères, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2019.
Oliver-Smith, Kerry, The World to Come: Art in the Age of the Anthropocene, Gainsville, Harn Museum of Art Publications, 2018.
Poirson, Martial (dir.), Manuel d'études théâtrales : Initiation aux arts de la scène et du spectacle, Paris, Armand Colin, 2024.
Salter, Chris, Entangled: Technology and the transformation of performance, Cambridge, The MIT press, 2010.
Salter, Chris, Sensing Machines: How sensors shape our everyday life, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2022.
Stiegler, Bernard, La technique et le temps, Paris, Fayard, 2018.
Sloterdijk, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.
[i] Bernard Stiegler, La technique et le temps, Paris, Fayard, 2018, p. 817
[ii] En juin 2024 s’est tenu le colloque international La création au-delà de l’humain : métabolisme spéculatif entre arts et sciences à Toulouse qui a regroupé un grand nombre de chercheurs travaillant sur diverses « puissances d’agentivités » et la création autre qu’humain.
[iii] Jonathan Folco Durand et Jonathan Martineau, Le Capital algorithmique : accumulation, pouvoir et résistance à l'ère de l'intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023, p. 161.
[iv] Chris Salter, Sensing Machines: How sensors shape our everyday life, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2022, p. 26.
[v] Karen Barad, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Durham, Duke University Press, 2007.