
Revue Orages. Littérature et culture, 1760-1830, numéro 25, 2026
De l’amitié : une appréhension de l'autre à soi
dir. Isabelle Tremblay et Isabelle Pichet
Alors que les Précieuses raniment le débat sur l’amour et l’amitié au Grand Siècle, les auteur-e-s des Lumières continuent de s’interroger sur ses fondements et ses rapports avec le bonheur, la vertu et la sociabilité. L’amitié se présente comme un thème de prédilection tant littéraire que philosophique et artistique. Au nombre des penseurs qui s’interrogent sur elle à l’époque des Lumières, on compte Louis-Sylvestre de Sacy qui rédige un Traité de l’amitié en 1703, Dupuy La Chapelle, auteur des Réflexions sur l’amitié (1728), Anne-Thérèse de Lambert qui publie Traité de l’amitié en 1732, Louis-Antoine Caraccioli qui aborde la question dans Caractères de l’amitié (1760) et Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville qui prolonge la réflexion sur le sujet à l’aide d’un traité intitulé De l’amitié (1761). Dans Le Discours sur l’amitié publié en 1797, Bernardin de Saint-Pierre redécouvre la richesse de l’amitié comme lien intime au lieu de s’attarder à son potentiel civique. Outre le développement de la fraternité pendant la Révolution, la multiplication d’initiatives philanthropiques et l’essor de la franc-maçonnerie, le « bouleversement du sensible[1] » renouvelle l’imaginaire de l’amitié.
Si Frédérick Gerson, Marcel David et Janet Todd ont stimulé la réflexion sur l’amitié grâce à des travaux incontournables, Sarah Horowitz, Georges Ravis-Giordani, Maurice Daumas, Anne Vincent-Buffault et Jessica Fripp l’ont prolongée en se penchant sur sa dimension politique, en privilégiant une perspective sociologique, en s’appuyant sur les dernières avancées réalisées par l’histoire des émotions et en explorant son traitement artistique. Alors que le récent ouvrage collectif de Philippe Bourdin et de Côme Simien met en lumière ce que devient l’amitié sous la Révolution et que celui dirigé par Nicolas Bourguinat et Nikol Dziub découvre les différentes facettes de l’amitié au sein de la littérature de voyage, les travaux de Tracy L. Rutler invitent plutôt à adopter une approche genrée et ceux de Marine Roberton et de Charlotte Rousset à considérer la culture matérielle comme point d’ancrage de l’amitié. L’objectif de ce numéro est d’étudier, du point de vue de la littérature et de l’histoire de l’art, comment les artistes, les penseurs, les romanciers et les romancières conçoivent et représentent l’amitié entre 1760 et 1830. Il s’agira d’analyser comment ce lien affectif se décline dans une perspective morale, pédagogique, romanesque et esthétique. Quelles représentations réservent la peinture et la littérature à cette ancienne notion théorisée par la philosophie antique ? Dans quelles mesures la filiation avec l’Antiquité est-elle maintenue, retravaillée et réactualisée ? À une époque où le couple légendaire que forment Nisus et Euryale marque toujours l’imaginaire, le modèle ancien de l’amitié héroïque permet d’envisager dans l'espace public un contrepoint à la conception privée de l'amitié. Quels points de rencontre et de distinction entre les notions d’amitié et de fraternité dénotent l’intérêt pour la res publica et la fascination que suscite la figure du libérateur, à laquelle Harmodios et Aristogiton servent d’icônes ? Par quelles voies est appréhendée la douceur que génère l’amitié ? La figure de l’ami-e est-elle assimilée à celle de l’alter ego, du double ou du mentor ? Quelles variantes proposent le genre sentimental, la fiction épistolaire et le roman d’émigration ? Quels schémas narratifs, scènes et tableaux sont privilégiés pour évoquer ce lien d’élection ? Quelle place pour l’amitié trahie ou factice ? Quelles évolutions connaît sa représentation entre 1760 et 1830 ?
Quatre pistes en particulier pourraient être explorées :
1) Brosser le portrait de l’amitié féminine
Bien que le paradigme classique qui excluait les femmes de la parfaite amitié persiste et que la tradition chrétienne continue d’exercer une influence importante sur sa conception morale, l’expression de l’amitié féminine se taille une place grandissante. Outre La Vie de Marianne de Marivaux (1726-1741) et Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, les romans de Marie-Jeanne Riccoboni et d’Isabelle de Charrière brossent un portrait optimiste de l’amitié féminine où elle ne sert pas uniquement de soutien à la vertu. Alors que les femmes artistes représentent plus subtilement dans les œuvres les liens qui se tissent entre elles, Sarah Horowitz est d’avis que « souvent passionnée, intense et turbulente, [l’amitié] est un sujet à part entière[2] ». Les représentations de l’amitié distinguent-elles ce sentiment d’affection selon le sexe ? Des spécificités sont-elles l’apanage de l’amitié féminine ? Il appert que plusieurs auteures sentent la nécessité de justifier la part qu’elles prennent au débat d’idées sur ce sujet[3]. Quels moyens sont mobilisés pour légitimer l’amitié féminine à l’époque des Lumières ? Qu’il s’agisse de faire appel à des stratégies telles que la pseudo-traduction ou encore de féminiser les principes cicéroniens, la fiction et la peinture recèlent de manières de s’interroger sur les caractéristiques et les limites de ce lien affectif chargé d’une nouvelle portée. De la littérature à la peinture, les femmes artistes inscrivent subtilement dans leurs œuvres les liens qui se tissent entre elles, sans toujours l’inscrire explicitement sur leur toile. Le petit nombre de femmes admises à l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris à l’époque des Lumières témoigne d’une réelle difficulté à se tailler une place dans l’univers masculin. Les luttes que devaient se livrer ces dernières pour atteindre leurs buts révèlent l’existence d’une certaine rivalité et permettent de penser autrement la notion de solidarité féminine.
2) Théorisation de l’amitié à l’aide d’une posture pédagogique moraliste
De quelles manières se renouvelle l’approche moraliste de l’amitié à la fin des Lumières ? Après Mme de Lambert, comment envisager l’amitié dans une perspective pédagogique ? Quelle place et quels traitements lui réservent Mme de Miremont et Mme de Genlis dans leurs romans et traités d’éducation ? Dans quelles mesures Julie de Lespinasse prolonge-t-elle la philosophie de l’amitié ? Quelles limites Germaine de Staël et Sophie de Grouchy lui font-elles franchir ?
3) Représentations de l’amitié en histoire de l’art : de solidarité à amitié réelle
Dans Les Mondes de l’art (2006), la représentation de l’amitié est plus complexe, jouant d’allégorie et de symbolique. Ses représentations détournées révèlent toutefois l’existence de relations fortes et importantes. Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d'Arconville n’écrivait-elle pas dans son traité que : « L'amitié ne consiste pas dans ces démonstrations excessives, dans cette ardeur effrénée qui n'appartient qu’à l'amour. C'est un feu doux, mais toujours égal, qui nous échauffe sans nous consumer.[4] » Certains liens se tissent entre commanditaires et artistes, entre élèves et maîtres ou encore entre modèles et peintres; émerge ici l’idée de l’attachement, d’une amitié renouvelée ou secrète.
4) Articulation du sentiment privé et du bien public : la fraternité sous la Révolution
Lorsqu’elle s’étend à la société civile et intègre l’espace public politique, l’amitié se conçoit en termes de fraternité et devient une vertu républicaine garante d’unité et de cohésion. Quels traitements réservent les auteur-e-s de fictions narratives et les artistes à cette transformation de l’amitié, de ses usages, de ses codes, de ses épreuves, de ses pratiques et des exigences de transparence qui pèsent sur elle ? Comment appréhender la fraternité désormais assimilée à un devoir favorable à l’égalité ? Quelle postérité lui réserve le courant romantique ? De quelles manières dépeindre le retournement d’un-e ami-e en figure ennemie ? Qu’advient-il lorsque l’idée d’une « fraternité universelle[5] » est battue en brèche et que le paradigme sentimental s’écroule pour laisser place à l’intérêt individuel ?
Nous chercherons à mieux éclairer ces pistes, évidemment non exhaustives, jusqu’à entrevoir le point de partage des disciplines, entre l’histoire de l’art et la littérature.
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Calendrier et nombre de signes
Les propositions d’articles, qui n’excéderont pas une page et qui seront accompagnées d’une courte notice biobibliographique, sont à envoyer au plus tard le 15 septembre 2025 aux deux adresses suivantes : Isabelle.Tremblay@rmc.ca et Isabelle.Pichet@uqtr.ca Les articles retenus (30 000 à 35 000 signes, notes et espaces incluses) seront à rendre au plus tard le 15 février 2026. (Versions définitives après relectures avril 2026, épreuves juillet 2026, parution à l’automne 2026).
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Bibliographie indicative
Aymard, Maurice, « Amitié et convivialité » dans Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985, vol. 3, p. 455-496.
Azoulay, Vincent, « Born again. La renaissance tardive du groupe statuaire en Occident », dans Les Tyrannicides d’Athènes. Vie et mort de deux statues, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 217-231.
Becker, Howard, Les Mondes de l’art, (trad. Jeanne Bouniort), Paris, Flammarion, 1988 (1982).
Bidart, Claude, L’Amitié, un lien social, Paris, La Découverte, 1997.
Beaurepaire, Pierre-Yves, L’Espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2003.
Bourdin, Philippe et Côme Simien (dir.), L’amitié en révolution, 1789-1799. De l’histoire à la mémoire, Rennes, PUR, 2024.
Bourguinat, Nicolas et Nikol Dziub (dir.), L’Amitié dans la littérature de voyage. Usages et représentations (xviiie-xxe siècle), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2024.
Caine, Barbara, Friendship. A History, New York, Routledge, 2014.
Daumas, Maurice, Des trésors d'amitié : de la Renaissance aux Lumières, Paris, A. Colin, 2011.
Daumas, Maurice (dir.), L’Amitié dans les écrits du for privé et les correspondances, de la fin du Moyen Âge à 1914, Pau, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2014.
David, Marcel, Fraternité et Révolution française : 1789-1799, Paris, Aubier, 1987.
Dijk, Suzan Van, « Amitié, solidarité et entraide féminines : spécificités d’auteurs femmes ? », Topiques de l’amitié dans les littératures françaises d’Ancien Régime, Topiques, Études satoriennes, vol. 1, 2015.
Duprat, Catherine, Pour l’amour de l’humanité. Le temps des philanthropes, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1993.
Dunbar, Robin, Friends. Understanding the Power of our Most Important Relationships, Londres, Little Brown Book Group, 2021.
Faderman, Lillian, Surpassing the Love of Men, New York, William Morrow and Company, 1981.
Fraisse, Jean-Claude, Philia, la notion d’amitié dans la philosophie antique : essai sur unproblème perdu et retrouvé, Paris, Vrin, 1974.
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Fauskevag, Svein Eirik, Philosophie de l'amitié : essai sur le Traité de l'amitié de Madame de Lambert et La nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, Paris, L’Harmattan, 2008.
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[1] Georges Vigarello, Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, Paris, Seuil, 2014, p. 55.
[2] Sarah Horowitz, Friendship and Politics in Post-Revolutionary France, Pennsylvanie, Penn State University Press, 2013, p. 14. Je traduis.
[3] Julie Candler Hayes, « Friendship and the Female Moralist », Studies in Eighteenth-Century Culture, 2010, vol. 39, p. 171-189.
[4] Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d'Arconville, De l’amitié, 1761.
[5] Honoré-Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau, « Discours de M. le comte de Mirabeau présentant le projet de déclaration des droits rédigé par le comité des cinq, lors de la séance du 17 aout 1789 », Archives Parlementaires de 1787 à 1860 – Première série (1787-1799), Tome VIII - Du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, p. 439.