
Lectures du CRP19 - XIe édition : Les Minutes de sable mémorial d’Alfred Jarry (Paris, Sorbonne Nouvelle)
Appel à communications
Journée d’études autour des Minutes de sable mémorial d’Alfred Jarry
20 septembre 2025
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle
ED120 - CRP19
Depuis plusieurs années, les « Lectures du CRP19 », organisées par les doctorantes et les doctorants du Centre de Recherche sur les Poétiques du XIXe siècle, laboratoire rattaché à l’ED 120 de l’Université Sorbonne Nouvelle, s’intéressent aux œuvres méconnues d’auteur.rice.s consacré.e.s. La onzième édition propose cette année de redécouvrir Les Minutes de sable mémorial (1894) d’Alfred Jarry.
Si le nom d’Alfred Jarry est passé à la postérité, il a trop souvent été associé à celui d’Ubu Roi, comme s’il n’avait été l’auteur que de cette comédie. Et pourtant… Sa première œuvre, Les Minutes de sable mémorial, constitue un ouvrage majeur, un livre précieux et mystérieux comme un écrin, mais aussi un recueil programmatique qui porte en son cœur tous les fondements de l'œuvre jarryesque à venir. Matériellement parlant, tout d’abord : typographies, gravures, papiers… Un soin particulier a été apporté tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’objet-recueil, de sorte que Paul Edwards affirme : « plus qu’un livre-objet, c’est un livre d’artiste ». C’est une œuvre qui propose un rapport renouvelé à la lecture, au lecteur et au faire poétique.
Pour mieux cerner les enjeux des Minutes et envisager de nouvelles perspectives, la journée d’études souhaiterait privilégier les approches suivantes :
- Une œuvre et sa réception : de la figure du lecteur à la matérialité du livre-artiste
Quand Jarry affirme au sujet des Minutes de sable mémorial que « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous[1] », il lance un double défi : le poète soulève, d’une part, le caractère indomptable de l’œuvre qu’il offre à ses lecteurs, et de l’autre, la cascade des relativismes et nuances qu’une telle œuvre engage. C’est, dans l’un et l’autre cas, dire tout le poids du lecteur dans le décryptage d’un recueil qui se définit d’emblée comme un « colin-maillard cérébral ». Or, si la métaphore du jeu souligne d’emblée la portée ludique de la lecture engagée par Les Minutes de Sable mémorial, elle rappelle en même temps les règles du jeu : le sens cherché à tâtons semble suivre les pistes suggérées dans le « Linteau[2] ». L’œuvre engage ainsi dès son seuil une réflexion sur la relation entre auteur et lecteur, et la « dissection indéfinie[3] » que permet une poétique de la suggestion dit d’emblée la diversité et la polysémie du recueil. Si le « Linteau » acquiert un caractère de manifeste de jeunesse et d’esthétique en devenir, il paraît annoncer la poétique jarryesque telle qu’on la connaîtra dans des œuvres plus tardives et plus connues de l’auteur : derrière l’aveu qu’ « il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrite[4] », c’est la figure du lecteur qui se trouve sollicitée et flattée en filigrane de celle du poète. Et s’il joue le rôle d’un véritable décrypteur, le lecteur des Minutes l’est tant visuellement que sémantiquement.
En effet, Les Minutes de Sable mémorial est une œuvre qui se regarde autant qu’elle se lit. Celui que Paul Edwards appelle le « poète-ymagier[5] » engage un dialogue incessant entre texte et image et fait de la typographie un ressort poétique et scriptural à part entière. Le soin particulier apporté à l’interaction entre diverses formes d'écriture laisse supposer un lien avec l’esthétique décadentiste comme avec celle du symbolisme. D’aucuns considèrent que, bien que méconnu, Les Minutes de Sable mémorial « se pose comme l’exemple le plus extrême du symbolisme et de la décadence[6] ». Cette œuvre, à cheval entre l’hermétisme, la parodie et le mysticisme, semble s’inscrire de plain-pied dans la galerie des figures symbolistes. Le recueil pourrait être lu dans l’optique de l’intertextualité avec Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam et Lautréamont, comme avec Poe et De Quincey, non pas tant à travers de simples échos esthétiques et poétiques, mais plutôt dans l’esprit d’une démarche construite. Et malgré son infortune critique, l’œuvre s’impose comme le témoin authentique de l’esprit fin-de-siècle, où une forme de dysharmonie poussée à outrance dialogue avec des thèmes et motifs caractéristiques de l’époque et de son esthétique.
- Une œuvre aux mille esthétiques : « Il faut apprendre à aimer la dysharmonie de Jarry[7]»
La densité et l’hétérogénéité (formelle, générique, thématique, de ton) sont des éléments constitutifs du volume et se retrouvent à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, le recueil se distingue par sa forme hybride où se mêlent des genres littéraires variés. Il comprend une succession de textes hétéroclites : poésie, théâtre, réflexions, illustrations, berceuses... Aux textes poétiques courts se succèdent des pièces théâtrales structurées en plusieurs actes ou encore des triptyques proposant des réflexions philosophiques et métaphysiques qui questionnent la nature de l'existence, le rapport à l'art, à la mort et au temps.
À cette hétérogénéité générique s’ajoute une hétérogénéité poétique et intertextuelle puisque différentes influences se croisent et s’enchevêtrent dans les Minutes de sable mémorial. Si cette richesse d'influences rend difficile la classification du texte, c’est également ce qui en fait l’originalité. Parmi les sources d’inspiration variées, on retrouve notamment l’esthétique symbolique qui n’a de cesse de suggérer grâce à la polysémie des termes, aux images et symboles à décoder, aux réflexions obscures qu’il s’agit de décrypter. Hormis cette référence contemporaine à Jarry, d’autres influences étonnent : esthétique gothique romantique ou poétique médiévale s’immiscent dans le texte lorsque l’auteur cite et réinvente des motifs de cette époque, renvoie à des images mythologiques et chevaleresques, et emploie un vocabulaire archaïque. L’univers jarryesque est traversé par un imaginaire mythologique, merveilleux et onirique autant que par des réflexions scientifiques. La manière dont il envisage la versification (ses influences, les jeux qu’il établit avec les strophes, etc.) mériterait en outre d’être interrogée. En somme, dans ce curieux « livre-objet » Jarry propose une « œuvre fragmentaire, hétérogène, composée de pièces écrites à des époques très éloignées, selon des inspirations très diverses et parfois à deux mains[8]». Cette diversité de genres et de formes poétiques transforme la manière de lire l'œuvre et renouvelle constamment son sens. L'auteur invite le lecteur à une lecture active, expérimentale, durant laquelle plusieurs interprétations peuvent être explorées et décryptées.
La revendication dès le « Linteau » d’une poétique de la suggestion héritée de Mallarmé vise à « suggérer au lieu de dire » et implique la minutie dans le choix des termes. Les mots sont non seulement polysémiques - de façon à « faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots[9] » - mais aussi aptes à « reprendre à la musique son bien[10] ». C’est, d’ailleurs, ce qu’exhorte Jarry en cette fin de pièce liminaire : « Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance des oreilles[11] ». De ces exigences naît l'œuvre, constellée d’images, d’une esthétique paradoxale et hermétique, « œuvre unique faite de toutes les œuvres possibles[12] », toujours autre, aux tonalités mouvantes, qui ne renonce ni à la facétie, ni à la légèreté, en dépit de l’omniprésence de thématiques et de motifs graves et même solennels.
- Plusieurs motifs … Du deuil à la religion
Certains motifs récurrents dans l’œuvre de Jarry méritent une étude approfondie et ouvrent des pistes de lecture et d’analyse.
Tout d’abord, l’esthétique du morbide, du deuil et de la mort revient en permanence dans Les Minutes. L’entrée en écriture de l’auteur est d’ailleurs marquée par le deuil de sa mère en 1893. Cependant la mort n’est pas seulement un élément autobiographique que l’auteur intégrerait dans son œuvre comme une sorte de catharsis. Ce thème est en effet déjà omniprésent dans le contexte littéraire de l’époque ; il s’agit d’un motif cher aux symbolistes. Les écrivains de cette période sont animés par la mélancolie et la douleur et se confrontent alors à des questions métaphysiques et à la fatalité et au pessimisme. Jarry s’est imprégné de ce thème « du deuil et de la culpabilité [qui] se découvre dans [ses] lectures de l’époque, y compris dans la littérature anglaise.[13] » La mort serait ainsi « le ressaisissement prolongé de la Pensée », comme il le précise dans « L’Acte Prologal ».
Par ailleurs, de la religion, Jarry retient davantage le sentiment d’un lien possible avec une surréalité ; elle ne représente plus une réalité sociale, mais offre sous sa forme mystique, la possibilité d’une ouverture vers « le seul Réel, le Surnaturel », loin du matérialisme du monde. Se mêlent alors aux références propres au catholicisme des références plus ésotériques. Mais la religion est aussi souvent, pour Jarry l’irrévérencieux, l’objet de fables blasphématoires.
D’autres motifs existants, tels que la sexualité ou les éléments biographiques, peuvent en outre fournir matière à exploration.
- Le recueil dans l’œuvre
L’ensemble de ces questions nous amène à nous interroger sur la question de la place de ce recueil dans l'œuvre de Jarry même : s’agit-il d’un texte pouvant être qualifié d’ « inaugural » ? Quel lien pouvons-nous établir avec César-Antechrist ou avec L'Ymagier, les illustrations et plusieurs textes ne pouvant être conçus que par rapport au travail de Jarry sur l'imagerie populaire ? Constitue-t-il un outil stratégique pour se faire reconnaître dans une communauté poétique ou un « jalon » déterminant ses choix littéraires futurs ? ...
Cette journée a pour objectif d'explorer les apports de cette œuvre considérée comme obscure, d'en percer le sens et d'identifier les stratégies littéraires qu'elle met en place, tout en tenant compte de son contexte d'écriture et de réception.
Pistes
- Postures et rôles du lecteur dans le recueil
- La stylistique du recueil et le rôle du « Linteau »
- Le recueil entre herméneutique et hermétisme
- Le recueil dans sa matérialité
- La relation texte / image et les jeux typographiques
- Hétérogénéité de l’œuvre et diversité des tonalités et des influences
- Les différents motifs abordés dans le recueil : sexualité, mort, religion, blasphème…
- Les Minutes dans le paysage littéraire symboliste et ses différents modèles textuels
- L’intertextualité et le dialogue engagé avec d’autres œuvres et auteurs contemporains ou antérieurs
- La versification, ses jeux et ses ressorts dans le recueil
- La relation des Minutes avec l’ensemble de l’œuvre de Jarry et sa place dans sa biographie et son esthétique
Calendrier et conditions de soumission :
Les propositions de communication (20-25min) comprenant un résumé de 250 à 500 mots, une courte bibliographie ainsi qu’une notice bio-bibliographique sont à envoyer avant le 30 Avril 2025 aux adresses suivantes : ichrak.ben-hammouda@sorbonne-nouvelle.fr, clemencebouin1@gmail.com, juliettedumont@hotmail.fr.
Elles seront évaluées par le comité scientifique et les participants recevront une réponse courant du mois de juin 2025.
La journée d'études se tiendra le samedi 20 septembre 2025 à la Maison de la Recherche de l'université Paris 3 - Sorbonne nouvelle, 4 rue des Irlandais, 75005 Paris. La prise en charge des frais de transport n'est pour le moment pas assurée.
Comité scientifique
- Diana Beaume
- Patrick Besnier
- Alain Chevrier
- Jean-Nicolas Illouz
- Julien Schuh
Comité d’organisation
Ichrak Ben Hammouda : ichrak.ben-hammouda@sorbonne-nouvelle.fr
Clémence Bouin : clemencebouin1@gmail.com
Juliette Dumont : juliettedumont@hotmail.fr
BIBLIOGRAPHIE
ARRIVÉ Michel, Les Langages de Jarry : essai de sémiotique littéraire, Klincksieck, 1972.
BEAUME Diana, « Quelques remarques sur le»Linteau” des Minutes de sable mémorial et les»bordures”du chaos régulier », L’Étoile-Absinthe, Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, sous la direction de Julien Schuh, Tournées 126-127, 2001.
BEHAR Henri, « Compter les Minutes », L’Étoile-Absinthe, Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, sous la direction de Julien Schuh, Tournées 126-127, 2001.
BERTRAND Jean-Pierre et DURAND Pascal, « Jarry et les symbolistes. L'archipel fin de siècle », in Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Éditions du Seuil, 2006, pp. 226-303.
BESNIER Patrick, Alfred Jarry, Fayard, 2005.
CHEVRIER Alain, « Un monogramme caché dans le blason des Minutes », L’Étoile-Absinthe, Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, sous la direction de Julien Schuh, Tournées 126-127, 2001.
DAVID Sylvain-Christian, Alfred Jarry, le secret des origines, Presses Universitaires de France, 2003.
GODA Yosuké, « Le jeu mystique », L’Étoile-Absinthe, Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, sous la direction de Julien Schuh, Tournées 126-127, 2001.
GOURMONT de Remy, « Les Minutes de sable mémorial, par Alfred Jarry », Mercure de France, n°58, octobre 1894, pp. 177-178. Article consulté sur Gallica le 30 octobre 2024 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105152b/f187.item.
ILLOUZ Jean-Nicolas, Le Symbolisme, Librairie générale française, 2014.
JARRY Alfred, « Les Minutes de sable mémorial », Œuvres complètes, Tom II, Édition de BÉHAR Henri, EDWARDS Paul, SCHUH Julien, Classiques Garnier, 2012.Recueil également disponible en ligne sur Gallica: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8618381s.r=.langFR
KOR Yanna, Les Théâtres d'Alfred Jarry : l'invention de la scène pataphysique, Otrante, 2022.
SCHUH Julien, Alfred Jarry, le colin-maillard cérébral, Éditions Honoré Champion, 2014.
SCHUH Julien, « Commentaires pour servir à la lecture des Minutes de sable mémorial », L'Étoile Absinthe, nos 126-127, 2011.
SCHUH Julien, « L’obscurité comme synthèse chez Alfred Jarry. Mécanismes de la suggestion dans l’écriture symboliste », Fabula / Les colloques, « Séminaire "Signe, déchiffrement, et interprétation" », URL : https://www.fabula.org/colloques/ document910.php, article mis en ligne le 16 Novembre 2007.
SCHUH Julien (dir.) et Société des Amis d’Alfred Jarry, L’Etoile Absinthe. Cahiers de la Société des Amis d’Alfred Jarry, tournées 126-127, Paris, Du Lérot, 2011 : http://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_126-127_reduit.pdf
VEDRINE Hélène, « Il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrite […], car il n’y a qu’à regarder et c’est écrit dessus » : pour une lecture matérielle et visuelle des Minutes de Sable Mémorial par Alfred Jarry », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 15 novembre 2018, consulté le 10/11/2024 : https://journals.openedition.org/rief/2503
[1] JARRY Alfred, « Les Minutes de sable mémorial », Œuvres complètes, Tome II, Édition de BÉHAR Henri, EDWARDS Paul, SCHUH Julien, p. 44.
[2] Ibid., pp. 41-47.
[3] Ibid., p. 42.
[4] Ibid., p. 46.
[5] Ibid., p. 11.
[6] Ibid., p. 11.
[7] Ibid., p. 20.
[8] SCHUH Julien, « L’obscurité comme synthèse chez Alfred Jarry. Mécanismes de la suggestion dans l’écriture symboliste », Fabula / Les colloques, « Séminaire "Signe, déchiffrement, et interprétation" »
[9] JARRY, op. cit., p. 42.
[10] VALERY Paul, “Avant-propos”, Variété I, Gallimard, p. 87.
[11] Ibid., p. 46.
[12] JARRY, op. cit., p. 43.
[13] JARRY Alfred, « Les Minutes de sable mémorial », Œuvres complètes, Tome II, Édition de BÉHAR Henri, EDWARDS Paul, SCHUH Julien, p.23.