
« Mises en -cène » dans les littératures et les arts visuels francophones
Proposant un regard sur la collection « Anthropocène » du Seuil, renommée « Ecocène » pour son dixième anniversaire, Laurent Testot remarque : « Écocène ou Anthropocène ne sont jamais que la ‘mise en -cène’, ou en abîme, d’interrogations vitales » (2024).
Créé par le biologiste Eugene Stroemer dans les années 80 et popularisé au début des années 2000 par le chimiste Paul Crutzen, le concept de l’anthropocène a d’abord investi les sciences de la Terre avant de migrer dans la décennie suivante dans le domaine des sciences sociales, des arts et des humanités. Bien que critiqué, le terme est un concept marqueur demeuré en raison de sa potentialité critique pour signaler un ensemble de crises planétaires en cours – climatique, écologique, biogéochimique – de nature anthropique qui altèrent dangereusement les conditions d’habitabilité de la planète pour l’ensemble du vivant – humain et non-humain. Au cours de ce premier quart de siècle, ce ne sont pas moins de 200 concepts (Testot et Wallenhorst, 2023) créés dans le cadre de milliers d’études publiées sur les impacts physiques des activités humaines sur les écosystèmes et sur les causes civilisationnelles et culturelles profondes des basculements en cours.
La « révolution culturelle » qu’Haraway évoquait et appelait déjà de ses vœux dans le slogan « Think, we must ! » (2015) a engagé les milieux académiques dans un élan renouvelé qui suit essentiellement deux trajectoires. La première consiste en un mouvement critique de documentation, dans une perspective horizontale, des effets dévastateurs des pratiques anthropiques sur les écosystèmes terrestres et verticale, généalogique, de l’émergence et des transformations successives des logiques de représentation dont les responsabilités sont imputables dans les dérèglements. D’un point de vue historique, les concepts du capitalocène (Malm, 2014 ; Moore, 2015), de l’andro(capitalo)cène (Merchant, 1980 ; Mies, 1986 ; Plumwood, 1993 ; Federici, 2004, 2019 ; Despret et Stengers, 2011 ; Raworth, 2014 ; Grusin, 2017) et du plantationocène (Tsing, Haraway et al., 2016 ; Ferdinand, 2019 ; Ghosh, 2021) sont certainement les théories qui ont généré les réflexions les plus nourries. La seconde consiste en un mouvement créateur visant à corriger la trajectoire civilisationnelle actuelle soutenue par les fictions futuristes du capitalisme (Beckert, 2016) et à formuler des récits alternatifs qui donnent la possibilité même d’un avenir pour notre espèce. À l’intersection des recherches contemporaines de la symbiogenèse en microbiologie et des sciences et des visions du monde autochtones, l’émergence des propositions conceptuelles du chthulucène (Haraway, 2016) et du symbiocène (Albrecht, 2019) signale une réévaluation en profondeur des présupposés sur lesquels repose une vision anthropocentrée de l’histoire de la Terre et des relations entre humains et non-humains, vivant et non-vivant, apportant les conditions de possibilité d’une transformation des pratiques et des croyances dans les différentes sphères de l’activité humaine.
L’appel à créer des formes renouvelées de récits – à défaut peut-être de nouvelles formes pour Jean-Christophe Cavallin (2022) – s’est fait entendre également dans le domaine littéraire. Olga Tokarczuk, dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature en 2018, déplore l’inexistence aujourd’hui dans la littérature « de narration pour l’avenir [...] ni pour notre très concret ‘maintenant’ », appelant à la création de « nouvelles manières de raconter le monde ». Dénonçant « l’étrécissement des possibles de ce champ narratif (la littérature) » qui caractérise la période moderne, Amitav Ghosh souligne « lourd fardeau qui pèse aujourd’hui sur les écrivains, les artistes, les cinéastes [...] de recréer un imaginaire [...] une tâche à la fois esthétique et politique qui, en raison de l’ampleur de la crise qui affecte la planète, revêt aujourd’hui un caractère toujours plus pressant d’urgence morale » (Ghosh, 2024 [2021]).
Les « mises en -cène » littéraires de l’Anthropocène proposent ainsi de nouvelles topologies, de nouveaux paysages relationnels qui se dessinent face aux nouvelles altérités et aux nouvelles proximités, à l’heure du capitalisme mondialisé, que Bourriaud décrit comme « une immense sphère d’inscriptions animales, végétales, minérales ou atmosphériques » (2021). Ces nouvelles proximités sont temporelles en ce que les activités anthropiques, extractives et terraformatrices, mettent en contact physique des stratifications géologiques et des temporalités spécifiques à différentes espèces dans des espaces particuliers. Elles sont aussi spatiales dans les jeux d’échelles d’un monde interconnecté dans lequel se jouent de nouvelles promiscuités entre le local et le global, le microscopique et le macroscopique. Ces proximités spatiales et temporelles inédites mettent en scène des acteurs humains et non humains, vivants et non vivants, mythologiques ou réels.
Comment les littératures et les arts visuels francophones modulent-elles les angoisses grandissantes et les critiques à l’encontre des évolutions de nos sociétés, comment les enjeux sociétaux et planétaires se trouvent-ils représentés ? Comment certains genres tels que la littérature jeunesse, la fiction écologique, la science-fiction, les littératures autochtones, la littérature queer se révèlent-ils des véhicules privilégiés pour négocier les enjeux civilisationnels actuels ? Peut-on retracer l’émergence de nouvelles voies esthétiques et de topologies relevant de la mise en relation d’objets ou d’événements de différentes réalités – du vivant et du non vivant, de l’humain et du non humain – à différentes échelles temporelles et/ou spatiales (Bourriaud 2021) ?
Selon différentes perspectives critiques, les contributions aborderont les questions suivantes, sans s’y limiter :
Axe 1. Un art de la dénonciation et de la revendication : les productions littéraires et artistiques interrogent les pratiques destructrices de la Terre pour proposer un regard esthétisé de la détérioration en cours ou de la catastrophe anticipée qui menace la planète. Elles visent à provoquer une prise de conscience, voire à choquer l’esprit. Elles mobilisent les « émotions terraphtoriques » (Albrecht 2019), soit l’ensemble des forces destructrices de violence et de prédation, ou les émotions liées à l’écoanxiété et à la solastalgie, à savoir l’inquiétude et la douleur ressenties face à la perte ou à un changement environnemental stressant et négatif. On pensera à des œuvres telles qu’Un vent prodigue (2013) de Simone Chaput, Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (2010), Murs (2023) de Mishka Lavigne ou encore ou encore les fictions de Daniel Sernine qui décrivent les répercussions du capitalocène sur l’environnement.
Axe 2. Un art de la guérison et de la réparation : de plus en plus nombreuses sont les œuvres, dans le sillage du care, qui mettent en avant des manières de dépasser le catastrophisme ambiant en formulant des alternatives réparatrices du vivant. Empreintes de justice sociale et environnementale, elles mobilisent les « émotions terranaissantes » (Albrecht, 2019), soit les forces créatrices de la Terre, associées à une éthique du soin, qui favorisent la perpétuation de la vie. On pourra penser à Femme forêt (2021) d’Anaïs Barbeau-Lavalette. À l’échelle planétaire, elles peuvent mettre en scène un réenchantement du monde en instituant des formes nouvelles de spiritualisation du vivant ou en revitalisant des formes anciennes de croyance telles que Pacha Mama ou Gaïa. On pourra se pencher sur des voix autochtones telles que Nipimanitu : l'esprit de l'eau (2018) de Pierrot Ross Tremblay. On pourra s’intéresser aussi au futurisme autochtone (le collectif Wapke, 2021, par exemple), au futurisme queer (Vandale, 2023, de Chris Bergeron), à l’afrofuturisme (Mélodie Joseph, La semeuse de vents, 2023-2024) ou encore à toute œuvre proposant une reconstruction du monde, comme en témoigne le hopepunk de Josée Lepire (Mirage, 2020) par exemple.
Axe 3 : Principes d’une nouvelle poétisation : Qu’elles soient critiques ou réparatrices, ces expressions esthétiques engagent de nouvelles pratiques narratives, documentaires pour certaines, caractérisées par l’enchevêtrement de différents types de discours (scientifique, journalistique, philosophique), c’est-à-dire « une écriture de l’enquête » selon Demanze (2019). Elles peuvent avoir un caractère plus expérimental et s’inscrire dans ce qu’on pourrait appeler une écriture du décentrement pour mieux faire sens d’un vécu ou transmettre des expériences de pensée, des formes de projection dans un à venir. Elles mettent en scène des formes d’interactions interspécistes collaboratives, symbiotiques ou homéostatiques. Des œuvres comme En compagnie des hommes (2017) de Véronique Tadjo, Faunes (2019) de Christiane Vadnais, Les Furtifs (2019) d’Alain Damasio, Aquariums (2019) de J.D. Kurtness, Le Lièvre d’Amérique (2020) et Frappabord (2024) de Mireille Gagné, Chroniques du Pays des Mères (1999) d’Élisabeth Vonarburg en témoignent.
Axe 4. Perspective archéologique. Il est utile d’interroger les siècles passés pour préciser la généalogie des discours et des imaginaires ayant favorisé l’émergence des logiques anthropocentrées et ceux qui en ont plus ou moins implicitement critiqué les orientations et les objectifs. Les travaux de Fressoz et Locher (2020) démontrent par exemple que les sociétés passées n’ont pas ignoré les impacts anthropiques sur le climat, parfois pour les promouvoir, parfois pour s’en inquiéter et réfléchir à des alternatives. On cherchera surtout ici à mettre en lumière les productions littéraires et artistiques, marginalisées ou encore inexplorées, desquelles se dégagent des avertissements comme Le voyageur imprudent (1944) de René Barjavel ou Moi qui n’ai jamais connu les hommes (1995) de Jacqueline Harpman ou bien qui prennent le contre-pied de ces visions. On pense, entre autres, à La mort de la Terre (1910) de J.-H. Rosny Aîné et au Dernier homme (1805) de Jean Baptiste Cousin de Grainville. L’approche archéologique permet de relire de manière critique les œuvres et les idées qui ont jalonné l’accélération des logiques en cours, afin de débusquer les racines des dérèglements contemporains, mais autorise également l’identification d’œuvres du passé potentiellement porteuses de germes encore appelés à éclore et à nourrir de nouveaux futurs.
—
Nous invitons les chercheur.es intéressé.es à nous envoyer leur proposition de contribution qui pourra traiter de problématiques variées basées sur des analyses d’œuvres singulières, des études comparatives ou encore des analyses historiques.
Les propositions d’article d’une longueur de 300 mots seront accompagnées d’une biobibliographie d’une centaine de mots. Elles seront à envoyer au plus tard le 31 mars 2025 à misencene@smu.ca.
Membres du comité de rédaction :
- Sophie Beaulé (Saint Mary’s University)
- Christina Brassard (Dalhousie University)
- Jean-Jacques Defert (Saint Mary’s University)
Bibliographie sommaire
Albrecht, Glenn, Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021 [2019].
------ « ‘Solastalgia’: A New Concept in Health and Identity », Philosophy, Activitsm, Nature, 3, 2005, p.44-59.
Anderson, Eric Gary, and Benson Taylor, Melanie, “Letting the Other Story Go: The Native South in and beyond the Anthropocene”, Native South, vol. 12, 2019, p. 74-98.
Ardenne, Paul, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, collection « La Muette », 2019.
Beckert, Jens, Imagined Futures. Fictional Expectations and Capitalist Dynamics, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2016.
Bonneuil, Christophe, Fressoz, Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013.
Bourriaud, Nicolas, L’esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001.
Caillet, Aline, L’art de l’enquête : savoirs pratiques et sciences sociales, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, 2019.
Campagne, Armel, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, éditions Divergences, 2017.
Carrière, Marie, Mathis-Moser, Ursula, Dobson, Kit (eds.), All the Feels. Affect and Writing In Canada / Tous les sens. Affect et écriture au Canada, University of Alberta Press, 2021.
Cavallin, Jean-Christophe, Nature, berce-le. Culture et trauma, Paris, Éditions José Corti, 2022.
------ « Quelles histoires faut-il (encore) se raconter ? », entrevue avec Pierre Hemptinne, Point Culture, février 2022, https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/ecologie-du-recit-jean-christophe-cavallin/
------ Valet noir. Vers une écologie du récit, Paris, José Corti, 2021.
------ Romestaing, Alain (éds), Écopoétique pour des temps extrêmes, Fabula, 2021.
Davis, Heather and Todd, Zoe, “On the importance of a date, or, decolonizing the anthropocene”, ACME: An International Journal for Critical Geographies, 16(4), 2017, p. 761-780.
Despret, Vinciane, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d'anticipation, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2019.
------ Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions?, Paris, La découverte / Les empêcheurs de penser en rond, 2012.
------ et Isabelle Stengers, Les Faiseuses d'histoires : que font les femmes à la pensée?, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.
Dillon, Grace, Walking the Clouds. An Anthology of Indigenous Science Fiction, The University of Arizona Press, 2012.
Demanze, Laurent, Un Nouvel âge de l’enquête. Portraits de l'écrivain contemporain en enquêteur. Paris, J. Corti, 2019.
Écopoétique pour des temps extrêmes, Jean-Christophe Cavallin et Alain Romestaing (Dirs.), Fabula, 2021.
Federici, Silvia, Caliban et la sorcière. Femme, corps et accumulation primitive, Genève/ Paris/Marseille : Entremonde/Senonevero, 2014 [2004].
------ Le capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019.
Ghosh, Amitav, La Malédiction de la muscade. Une contre-histoire de la modernité, Marseille, Wildproject, 2024 [2021].
------ Le Grand dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique, Marseille, Wildproject, 2021 [2016].
Grusin, Richard (ed.), Anthropocene Feminism, University of Minnesota Press, 2017.
Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, traduction Vivien Garcia, Vaulx-en-Velin, Éditions des mondes à faire, 2020 [2016].
------ “Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin”, Environmental Humanities 6, no. 1, 2015, p. 159-165.
Lewis, Simon et Mark Maslin, “Defining the Anthropocene”, Nature, 519, no. 7542, mars 2015, p. 171-180.
Malm, Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Éditions La Fabrique, 2017 [2016].
Merchant, Carolyn, The death of nature. Women, ecology, and the scientific revolution, Londres/New York: Harper & Row, 1990 [1980].
Mies, Maria, Patriarchy and accumulation on a world scale. Women in the international division of labour, Londres : Zed Books, 2014 [1986].
Norgaard, Richard, « The Church of Economism and Its Discontents », Great Transition Initiative, décembre 2015, The Church of Economism and Its Discontents (greattransition.org)
Plumwood, Val, Feminism and the mastery of nature, Londres/New York: Routledge, 2003 [1993].
Quenet, Grégory « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017, p. 267-299. https://www.cairn.info/revue-annales-2017-2-page-267.htm
Stengers, Isabelle, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2008.
Testot, Laurent et Nathanaël Wallenhorst, Vortex - Faire face à l'Anthropocène, Payot, 2023.
-----, « La transition, cette illusion », Sciences Humaines, 5, 369, 2024, p. 78-79. https://shs.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2024-5-page-78?tab=texte-integral
Tokarczuk, Olga, Le tendre narrateur. Discours du Nobel et autres textes, Paris, Éditions Noir sur Blanc, 2020.
Todd, Zoe, « Indigenizing the Anthropocene », dans Heather Davis et Étienne Turpin (dir.), Art in the Anthropocene. Encounters among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, Open Humanities Press, 2015, p. 241-255.
Usher, Phillip John, “Untran slating the Anthropocene”, Diacritics, Volume 44, n. 3, 2016, p. 56-77.
Whyte, Kyle, « Indigenous Climate Change Studies: Indigenizing Futures, Decolonizing the Anthropocene », English Language Notes, 55 (1-2), 2017, p. 153-162.
Whyte, Kyle, « Indigenous Science (Fiction) for the Anthropocene: Ancestral Dystopias and Fantasies of Climate Crises », Environment & Planning E: Nature and Space, 1 (1-2), 2018, p. 224-242.