
Appel à communications pour la journée d’études
« L’œuvre du faux », organisée par l’association Questes.
Groupe de jeunes médiévistes, en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France
Le 13 Juin 2025, Paris
Pour l’historien des siècles passés, le « mirage des sources » a un relief tout particulier. Le doute radical qu’il faut maintenir face au document, qui est pourtant tout ce dont nous disposons pour construire une interprétation des faits, est constitutif de l’éthique de la recherche. C’est pourquoi la critique du document est au fondement de la démarche des « sciences historiques » (histoire, philologie, histoire littéraire, histoire des arts etc.), et on ne s’étonnera pas qu’elle soit liée à leur processus d’institutionnalisation. En amont, la démonstration de la forgerie qu’est la Donation de Constantin par Lorenzo Valla en 1447 est considéré comme un acte fondateur de la critique textuelle moderne ; en aval, le travail d’Étienne Chavaray, archiviste paléographe ayant expertisé en 1870 les faux élaborés par Vrain-Lucas, appelé également comme expert comme lors du second procès de Dreyfus où les « chartistes » ont donné la mesure de leurs compétences spécialisées, montre la constitution d’un véritable secteur professionnel. Mais l’intérêt du faux ne s’épuise pas dans la preuve de son inauthenticité. Dans une perspective renouvelée par l’étude des cultures matérielles, la forgerie se présente comme un document à part entière, objet d’un véritable travail dont on désire interroger les tenants et aboutissants à l’occasion de cette journée d’études. Les contributeur.ice.s sont ainsi invité.e.s à interroger le faux comme un dispositif central dans les sociétés médiévales, en considérant sa fonction stratégique à l’intersection des relations de pouvoir et des relations de savoir. Matérialité, pragmatique et axiologie du faux constituent trois axes autour desquels pourront s’articuler les communications, dans une perspective ouverte sur l’ensemble des sciences humaines.
Axe 1 : Aspects matériels. Le travail du faux
Un premier axe portera sur la façon dont sont produits les faux. Reprenant la notion de forgery, on considère ici le faux comme un objet produit et construit, dont il s’agit de cerner les caractéristiques matérielles et le processus de fabrication. Le faux se présente d’abord comme imitation d’un objet authentique dont il tente de s’approprier l’autorité. Son aspect matériel est donc riche d’enseignements sur la façon dont il est produit et sur le rapport des faussaires à leur modèle. On pense bien sûr au domaine de la diplomatique, où l’on distingue une grande variété de cas, du pseudo-original complet, à l’acte sincère gratté ou remanié, jusqu’aux actes réécrits avec ou sans modèle. Il faut donc réfléchir aux critères d’authenticité médiévaux et aux moyens d’authentification, comme les sceaux ou écritures de chancelleries, créés pour combattre les faux mais aussi imités par les faux. Cependant la recherche d’autorité peut s’affranchir de celle de l’imitation stricte de l’authenticité, notamment en plongeant dans un pseudo-archaïsme qui peut nous paraître fantaisiste, comme dans les faux diplômes mérovingiens d’Hariulf à Oudenbourg. La fabrication de faux est donc un processus complexe et diversifié, dont il faut dans chaque cas identifier les sources, les instruments, et les lieux de production, à l’exemple de certains grands monastères bénédictins comme Saint-Pierre de Gand, qui établit un véritable modus operandi basé sur la falsification partielle d’actes sincères. Mais on envisagera aussi la culture matérielle et l’environnement intellectuel des faussaires, qui rend possible la fabrication de faux : ainsi, c’est le contexte réformateur et la meilleure formation des clercs au début du XIIe siècle qui amène les moines de Saint-Bertin à modifier en leur faveur et réinterpréter un acte comtal dans un sens grégorien. On s’intéressera donc à la fois aux savoirs techniques nécessaires pour produire des faux et aux milieux et champs favorables à leur émergence, afin d’interroger le faux de façon globale, non seulement comme une imitation, mais comme un fait à comprendre dans son contexte. De ce fait, même si les faux écrits, et en particulier les faux actes tiennent une place prépondérante liée à la constitution historique du champ de la critique documentaire, la recherche sur la production matérielle des faux doit s’étendre à tous types d’objets, qui ont leur régime d’authenticité propre : fausse monnaie, faux monuments comme la tombe d’Arthur prétendument découverte à Glastonbury sous Henri II, etc. Ainsi, la production et le commerce de fausses reliques semblent être particulièrement florissants, peut-être en raison de l’autorité naturelle et de la recherche constante d’objets porteurs de sacralité.
Axe 2 : Aspects pragmatiques. L’usage du faux.
Un deuxième axe de réflexion concerne la vie du faux après sa production. On peut, dans ce cadre, réfléchir sur les intentions des faussaires et sur les utilisations qu’ils font du faux. Si on est immédiatement porté à interroger le contexte documentaire, où des institutions ou des individus peuvent tenter d’influencer le résultat d’un procès en présentant aux juges des documents interpolés ou complètement forgés, dont la validité est souvent remise en cause, les usages du faux sont multiples. Pour les auteurs du Moyen Âge, par exemple, l’insertion d’un récit fictif dans une œuvre peut aider à mieux véhiculer des convictions : en présentant des situations paradigmatiques qui s’écartent de la réalité des faits, l’auteur est en mesure de proposer ses propres idées, ainsi que d’attaquer ses objectifs polémiques. On peut penser, par exemple, aux nombreuses visions oniriques qui se diffusent dans l’Europe carolingienne, dans lesquelles la fiction est fonctionnelle à la critique ou à l’exaltation de l’action de certains membres de la famille royale, ou à des textes comme la Chronique de la Novalaise, où l’auteur intègre de nombreux récits fictifs pour exalter le prestige de l’abbaye et critiquer les laïcs qui l’oppriment. Dans tous domaines passibles de falsification, qui dépassent largement ceux évoqués ici, des considérations semblables s’imposent : le faux est le lieu où les intentions et les idées de son auteur se manifestent le plus ouvertement, en raison de l’absence des limites de la réalité.
Par conséquent, pour les chercheurs et les chercheuses, la falsification n’est pas seulement l’objet d’une critique qui vise à reconstituer les éléments de vérité à son sein et à la mise de côté du faux ; ce dernière représente, plutôt, un objet d’étude à part entière, que nous aimerions interroger. Comment les faux de tous genres deviennent-ils des sources et quelles utilisations la recherche en fait-elle ? Comment les usages du faux ont-ils évolué au fil du temps ?
Axe 3 : Aspects axiologiques. Les consciences du faux.
Un dernier axe dérivé d’une question simple mérite d’être considéré : comment ce que nous définissons aujourd’hui comme « faux » était-il perçu à l’époque médiévale ?
Le faux est d’abord un concept d’ordre théologique. Nécessairement accompagné de réflexes sur la « vérité » ou le « vrai », qui dans leurs définitions les plus rigoureuses, ne peuvent être que l’apanage de Dieu et de la Bible, le faux ou la fausseté sont attribués à Satan. D’un point de vue juridique, les « crimes de faux » pouvaient, par exemple, comprendre aussi bien le « faux en parole et en acte » (faux témoignages, faux-monnayages, etc.) que le « faux en écriture » et étaient poursuivis et sanctionnés selon les diverses lois qui pouvaient être appliquées, qu’il eût été question de droit romain, de droit civil ou de droit canonique.
Cependant, le faux n’est pas simplement un méfait qu’il faut sanctionner. La définition pionnière de saint Augustin sur le mensonge, qui a tant influencé le Moyen Âge, « falsa significatio cum intentione fallendi », ne condamne pas la fausseté de la parole en soi, mais plutôt l’intention de tromper. Remarquons également que l’évêque d’Hippone distingua « l’intention malicieuse de la tromperie et le mensonge de l’art, c’est-à-dire de la fiction ». D’où les différentes tentatives de hiérarchiser et théoriser le mensonge, telle celle de Pierre Lombard, qui ont atténué le caractère pécheur du faux.
Le faux donc, aussi réel et défini soit-il, semble avoir un statut ambigu et des cas extrêmes, comme celui du faux réhabilité par le pape Calixte II en est un exemple. Par conséquent, des approches variées, autant d’un point de vue disciplinaire que chronologique pourront être envisagées, pour éclairer des cas de figure jusqu’à présent négligés et éventuellement ouvrir sur un statut cohérent du faux et sur son évolution.
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Conditions de soumission
Cet appel à communication s’adresse aux étudiant.e.s de master, de doctorat et aux jeunes chercheuses et chercheurs en études médiévales, quelle que soit leur discipline. Les propositions de communication (300 mots maximum), accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à adresser avant le 1er Mars 2025 à : je.questes.faux@proton.me
Les communications seront présentées sur place, à Paris, en une vingtaine de minutes, et pourront faire l’objet d’une publication dans la revue Questes. Les participant.e.s sont aimablement prié.e.s de solliciter leurs laboratoires respectifs pour les frais de déplacement à engager.
La journée d’étude sera retransmise en visioconférence : le lien sera envoyé par mail, sur demande (contact : je.questes.faux@proton.me)
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Comité d’organisation
Emma Belkacemi-Molinier (Sorbonne Université/EPHE)
Seong Joon Hong (Université Sorbonne Nouvelle)
Tommaso Laganà (Università degli Studi di Torino)
Max Parada (Université du Littoral Côte d’Opale/Sorbonne Université)
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Comité scientifique
Cécile Caby (Sorbonne Université)
Catherine Croizy-Naquet (Sorbonne Nouvelle)
Frédérique Lachaud (Sorbonne Université)
Sylvie Lefèvre (Sorbonne Université)
Jean-François Nieus (Université de Namur)
Luigi Provero (Università degli Studi di Torino)
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Bibliographie indicative
Berkhofer, Robert F. III., Forgeries and Historical Writing in England, France, and Flanders, 900–1200, Woolbridge, the Boydell Press, 2022.
Bertrand, Paul, Forger le faux. Les usages de l’écrit au Moyen Âge, Paris, Seuil, [à paraître] 2025.
Blaudeau, Philippe, et Sarrazin, Véronique (éd.), Faux et usage de faux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023.
Constable, Gilles, « Forgery and Plagiarism in the Middle Ages », Archiv für Diplomatik, vol. 29, 1983, p. 1-41.
Declercq, Georges, « Centres de faussaires et falsifications de chartes en Flandre au Moyen Âge », Falsos y falsificaciones de documentos diplomaticos en la Edad media, Zaragoza, Real Sociedad Económica Aragonesa de Amigos del País, 1991, p. 65-74.
Fälschungen im Mittelalter. Internationaler Kongress der Monumenta Germaniae Historica München, 5 vol., Monumenta Germaniae Historica, Schriften, 33, Hanovre, 1988.
Geary, Patrick, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta sacra [1979], Paris, Aubier, 1993.
Guenée, Bernard. « “Authentique et approuvé”. Recherches sur les principes de la critique historique au Moyen Âge », dans La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge, Paris, 18-21 octobre 1978, Paris, CNRS Editions, 1981, p. 215-229.
Juger le faux (Moyen Âge – Temps modernes), éd. Olivier Poncet, Paris, Publications de l’École nationale des chartes, 2011.
Le Vrai et le Faux au Moyen Âge, Actes du colloque de Lille (18-20 sept. 2003), textes réunis par Elisabeth Gaucher, Bien Dire et Bien Aprandre, vol. 23, 2005.
Lecuppre, Gilles, L’imposture politique au Moyen Âge, Paris, PUF, 2005.
Maneuvrier, Christophe et Vieillard, Françoise, « La Briev histoire del navigaige mounsire Jehan Prunaut en Afrique: forgerie du XVIIe siècle ou témoignage d’un texte médiéval ? », Maîtriser le temps et façonner l’histoire : Les historiens normands au Moyen Âge, éd. Fabien Paquet, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2022, p. 233-265.
Margel, Serge, Le silence des prophètes : la falsification des Écritures et le destin de la modernité, Paris, Galilée, 2006.
Mimouni, Alexandre, Le crime de faux en droit romano-canonique médiéval. Doctrine et pratiques (XIIe-XVe siècle), Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Franck Roumy et Salvatore Sciortino, Université Paris-Panthéon-Assas, 2023.
Nieus, Jean-François et Vanderputten, Steven, « Diplôme princier, matrice de faux, acte modèle. Le règlement d’avouerie du comte Baudouin V pour Saint-Bertin (1042) et ses réappropriations sous l’abbatiat réformateur de Lambert (1095-1123) », The Medieval Low Countries, vol. 1, 2015, p. 1-59.
Réécriture et falsification dans l’Espagne médiévale, dir. Carlos Heusch et Marta Lacomba, Cahiers d’études hispaniques médiévales, vol. 29, 2006.
Vrai ou faux ? Copier, imiter, falsifier, [catalogue d’exposition, BnF, Cabinet des médailles et des antiques, 6 mai-29 octobre 1988], préface d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris BnF, 1988.