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Éclairer le silence : l'attention à celles et ceux qui ne parlent pas à l'époque des Lumières (ENS de Lyon)

Éclairer le silence : l'attention à celles et ceux qui ne parlent pas à l'époque des Lumières (ENS de Lyon)

Publié le par Marie Berjon (Source : Charles Vincent)

Journée d’étude « Éclairer le silence : l'attention à celles et ceux qui ne parlent pas à l'époque des Lumières »

 27 mai 2025, ENS de Lyon

 

Cette journée d’étude réunira 9 participant·es pour réfléchir aux voix marginalisées dans les débats des Lumières et interroger les dynamiques discursives qui les rendent audibles ou inaudibles. Il s’agira de comprendre comment la question de l’attention à l’Autre, dans ses diverses modalités, croise celle de la parole ou des pensées qu’on lui attribue. Organisée par Raphaëlle Brin (ENS-IHRIM) et Charles Vincent (UPHF-délégation IHRIM), elle se tiendra le mardi 27 mai 2025 à l’ENS de Lyon. Elle est soutenue par le Labex COMOD. 


Objectifs du projet : Nous nous proposons d'interroger les fondements discursifs de la modernité au XVIIIe siècle en étudiant la place (ou l'absence) des voix marginalisées dans les débats rationnels et philosophiques, et dans leurs mises en scène littéraires. Le projet cherchera à :

·    Revisiter différentes théories de l’éthique de la discussion rationnelle, à la lumière de l’éthique du care et de la question de l’attention, pour mettre en lumière les tensions entre rationalité et exclusion des voix autres.

·    Proposer une analyse critique des textes canoniques des Lumières en explorant les dynamiques d'appropriation ou de ventriloquie dans les représentations des voix marginalisées (femmes, colonisés, muets, etc.).

·    Élargir le corpus à des textes moins étudiés ou oubliés, tels ceux abordant la colonisation ou les récits de voyages, pour apporter un regard alternatif sur la construction de la modernité.

Informations pratiques : Les frais de transport depuis la France et le repas seront pris en charge. Nous souhaiterions des communications assez brèves (environ 15 minutes), précédées par l’envoi à l’avance d’éléments de réflexion (idées directrices, extraits…), pour laisser du temps à la discussion (15 minutes) et à une véritable réflexion collective l’après-midi.

Les propositions d'intervention sont à envoyer avant le 7 février 2025 à charles.vincent03@gmail.com et/ou à raphaelle.brin@ens-lyon.fr 

Détail du projet :

        L’attention : un concept-clé entre rationalité et appropriation

Une des notions centrales du projet est l’attention, souvent entendue comme la capacité à accueillir l’autre, à se tourner vers ce qui est invisible ou inaudible. Dans les débats des Lumières, l'attention est fondamentalement orientée vers l’autre, mais elle peut aussi conduire à des formes d'objectivation, voire d’instrumentalisation. Si le regard curieux peut sembler bienveillant et ouvert à l'altérité, il peut aussi la réduire à un objet d’exotisme. L’attention devient alors ambiguë : elle peut ouvrir l'espace d'un échange harmonieux, mais aussi instaurer des dynamiques d’appropriation.

On s'interrogera sur cette ambivalence de l’attention au XVIIIe siècle : que signifie écouter ceux qui ne parlent pas, ou qui ne peuvent pas prendre la parole dans les termes imposés par l’échange rationnel ? Nous souhaitons en particulier explorer comment des figures invisibilisées, comme les femmes, les colonisés ou les « sauvages », ont pu être prises dans des dynamiques d’effacement ou de ventriloquie, où leur voix est médiatisée, voire déformée, par les porte-paroles du discours éclairé.

        Théories du care et critique de la rationalité exclusive

Les travaux contemporains sur l’éthique du care offrent un cadre théorique particulièrement pertinent pour aborder la question de l’attention. Le care, qui insiste sur la reconnaissance de la vulnérabilité de l’autre et sur l’importance du soin dans les relations intersubjectives, permet de remettre en question l’idéal de l’échange rationnel pur tel que prôné par les Lumières. Dans la réalité des interactions humaines, cet échange est souvent asymétrique. L’éthique du care, en ce sens, vient révéler les angles morts de l’éthique de la discussion de Habermas, qui, en privilégiant la rationalité, tend à exclure les voix qui ne peuvent pas se conformer à cette norme. Ce projet cherchera donc à montrer comment les Lumières ont instauré un cadre de dialogue qui, en surface, valorise l'inclusion et la polyphonie des voix, mais qui, dans les faits, peut contribuer à renforcer les hiérarchies discursives et sociales.

        Polyphonie versus ventriloquie : une tension philosophique

Dans cette perspective, nous proposons de confronter deux visions contrastées de la capacité à intégrer la parole de l’autre dans un dialogue égalitaire. La première, issue des travaux de Mikhaïl Bakhtine, est celle de la polyphonie, qui voit dans l’échange discursif la possibilité d’une véritable reconnaissance de l’autre et d’une pluralité des voix. Chez Bakhtine, l’attention à l’autre se traduit par la capacité d’ouvrir l’espace du dialogue à une multitude de perspectives, sans écraser ni homogénéiser cette diversité. Cependant, cette vision optimiste s’oppose à une vision plus pessimiste, notamment incarnée par Spivak et sa critique de la ventriloquie, qui décrit un processus dans lequel les voix subalternes sont « parlées » par d’autres. Chez Spivak, le discours rationnel dominant n’intègre l’autre qu’en le faisant parler à travers ses propres termes, le privant ainsi de toute autonomie discursive. Ainsi, la prétendue attention à l’autre peut souvent se révéler être une appropriation, une instrumentalisation, où l’autre est réduit à un objet discursif au service de la rationalité dominante.  

La journée d’étude explorera cette tension fondamentale entre la possibilité d’une écoute véritable et l’impossibilité d’échapper à des dynamiques d’appropriation et de silenciation. Elle s'interrogera sur la manière dont les Lumières ont tenté, et parfois échoué, à véritablement entendre les voix marginalisées ou les êtres dépourvus d’une parole audible, compréhensible. Chacun pourra présenter son approche et ses outils théoriques privilégiés, mais aussi des cas concrets, qu’il s’agisse d’essais, de récits de voyageurs européens confrontés à des cultures minoritaires ou non occidentales ou encore de fictions mettant en scène des figures de l’altérité.

Déroulement de la journée du 27 mai 2025 : 

Chaque intervenant·e donnera une quinzaine de jours à l’avance les principaux éléments de sa présentation (idées directrices, extraits, etc.)
Entre 10h30 et 16h, introduction puis interventions de chacun·e des participant·es (15 mn de présentation - 15 mn d’échanges). 
De 16h15 à 17h30, discussion collective sur les enjeux transversaux de la journée. 

Bibliographie indicative

Aravamudan, Srinivas – Enlightenment Orientalism : resisting the rise of the novel, Chicago, University of Chicago Press, 2012.

Bailey Tom (éd.) – Deprovincializing Habermas, Global perspectives, second edition, New York, Routledge, 2022. 

Boukerche, Amine – L'Universalisme contesté. L'Occident sous le feu de la critique, Rennes, Apogée, 2024.

Diagne, Souleymane Bachir – « De l’universel et de l’universalisme », in Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s) : universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, « Itinéraires du savoir », 2018, p. 65-85.

Diop, David – Rhétorique nègre au XVIIIe siècle. Des récits de voyage à la littérature abolitionniste, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Garraway, Doris – « Of Speaking Natives and Hybrid Philosophers : Lahontan, Diderot and the French Enlightenment Critique of Colonialism », dans Daniel Carey, Lynn Festa (éd.), The Postcolonial Enlightenment: Eighteenth-Century Colonialism and Postcolonial Theory, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 207-239.

Guitton, Audrey – L’Autre lointain en dialogue. La quête de la voix idéale au siècle des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012.

Hartman, Saidiya – « Intimate History, Radical Narrative », dans The Journal of African American History, Volume 106, n°1, 2021, p. 127–135.

Leborgne, Françoise, Parsis-Barubé, Odile et Vuillemin, Nathalie (dir.) – Les Savoirs des barbares, des primitifs et des sauvages. Lectures de l’Autre aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Lilti, Antoine – L’Héritage des Lumières, Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil, 2019.

Raghuram, Parvati, Madge, Clare, Noxolo, Pat - “Rethinking responsibility and care for a postcolonial world”, Geoforum, Volume 40, Issue 1, 2009, p. 5-13.

Roulier, David – Être attentif : histoire d’une expérience moderne. XVIe-XVIIIe siècles, thèse de doctorat, Nanterre, 2022.

Schaub, Jean Frédéric et Sebastiani, Silvia – Race et histoire dans les sociétés occidentales (xve- xviiie siècles), Paris, Albin Michel, 2021.

Spector, Céline – « Que reste-t-il des Lumières ? Les droits de l’homme à l’épreuve des études postcoloniales », Lumières, vol. 34, n°2, 2019, p. 45-60.

Spivak, Gayatri Chakravorty – « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313.

Tissot, Damien - « L’universel et l’éthique du care en traduction. », dans Éthiques et philosophies politiques du care, du soin et de la sollicitude. Perspectives ricoeuriennes et féministes, Les ateliers de l'éthique / The Ethics Forum, vol. 10, n°3, 2015, p. 122–148.

Williard, Ashley, “Ventriloquizing Blackness: Citing Enslaved Africans in the French Caribbean, c.1650–1685”, dans Smith, C., Jones, N., Grier, M. (éd.) Early Modern Black Diaspora Studies, Palgrave Macmillan, 2018, p. 83-105.