Kaiak n. 12
Mauvaises pensées
Appel à contributions
Bien avant que les Lumières ne fassent coïncider de manière optimiste la raison avec la lumière, la pensée occidentale l’avait déjà identifiée avec le Soleil et le Bien, en s’auto-représentant comme lumineuse, libre et énergique, outre qu’unitaire et unifiante. Au moins à partir de Platon, il ne semble y avoir aucun doute sur le fait que la pensée est l’activité de l’esprit humain (considérée pendant des siècles seulement masculine), et que cette activité, en plus de participer du domaine divin, consiste dans la formation abstractive des idées et des concepts, grâce au régime souverain et transparent de la conscience ; même lorsque la pensée est accompagnée d’une faculté imaginative (par exemple la Einbildungskraft kantienne) et de la capacité critique (qui, toujours en termes kantiens, est, littéralement, puissance juridique : Urteilskraft), la cartographie catégoriale complexe de l’intellect n’arrivera pas à obscurcir la clarté simple et bénéfique de l’évidence ; même l’isolement dubitatif, l’enferment dans lequel Descartes a conçu le cogito – et qui germe lui-aussi à partir de l’hypothèse paranoïaque-hallucinatoire du malin génie – ne peut que renforcer l’identité intuitive, l’autorévélation de la pensée à elle-même. Seulement à partir de Freud, cette intériorité solitaire devient plus opaque et s’étend en profondeur, circule dans les méandres du temps et se décompose dans une gamme de processus plus ou moins inconscients, alors que la pluralité des représentations pulsionnelles remplit la dimension affective – c’est-à-dire passive, involontaire – du penser.
Loin d’être quelque chose de simple ou dont les contours sont tracés simplement (donc immédiatement intuitionnée), une brique qui rend possible la construction d’objets complexes et composés (systèmes, modèles, visions du monde), la, ou mieux une pensée comme matière première ou brute est en réalité (ou au fond) quelque chose qui résiste au regard, quelque chose d’opaque et de désordonné. Si en plus le penser comme peser, c’est-à-dire comme latin pendēre, renvoie au pondo, au poids, et donc à l’effort nécessaire dans l’activité de pesage – à la fatigue du concept –, l’autre verbe latin pendĕre renvoie à la passivité de l’être suspendu ou accroché, à ce qui se balance (aussi au cadavre d’un pendu : on peut penser à l’anglais to hang), voire au tomber, à la pensée comme ce qui pousse ou qui précipite de manière confuse, ou plutôt, aux pensées qui oscillent comme des pendentifs et qui roulent vers le bas, ou aux conjectures qui, comme une foule menaçante de mauvais présages, envahissent l’espace étroit de l’intériorité – la prison de l’esprit.
Pourtant, dans son immédiateté incorporelle, la pensée constitue une protestation formidable ou une négation volontaire de l’existant : si les Lumières ont désacralisé l’ancien régime avec une flamme satirique avant que la révolution ne le brise à coup de piques, pour celui ou celle qui est isolé du monde ou physiquement enchaîné, penser équivaut à fuir dans un ailleurs libre et à multiplier les images qui s’opposent à son propre état de misère et de constriction.
La réflexion sémantique-métaphorique sur l’activité et la passivité de la pensée s’accompagne à une méfiance malicieuse envers sa simplicité illusoire et un peu obtuse – en des termes lacaniens, vers le trait unaire du signifiant « cogito ». Que la pensée soit l’Un, le phallus, mais aussi la lumière et le bien, cela constitue en fin de compte une tautologie rassurante, axiomatique, que la philosophie elle-même, après la littérature et avec la psychanalyse, a commencé à éroder au siècle dernier, mais qui mérite encore d’être sapée et raillée : dans une époque de retour de fondamentalismes et de simplifications grossières, creuser dans la férocité du penser signifie d’une part le libérer du conformisme dominant, d’autre part fournir une généalogie souterraine de la perfidie.
En effet, les pensées indomptables de celui qui est emprisonné ou soumis sont souvent similaires à celles des geôliers et des puissants. Sans remonter au latin ecclésiastique médiéval et à l’expression captivus diabŏli, « prisonnier du diable » – puisque le diable s’insinue dans la tête des hommes en envahissant ce qui le contient –, on dirait que penser signifie occulter, cacher, rendre opaque, renfermer, mais aussi libérer, dissoudre ou anéantir (du moins dans l’imagination ou grâce au langage), et qu’il s’agisse de percevoir aujourd’hui, et sous des formes inédites , l’ombre du mal dans la lumière de l’abstraction, la récursivité paranoïaque de l’interaction conceptuelle, l’imperfection défectueuse et la dispersion chaotique dans l’ordre de la structure, outre que la prolifération démoniaque dans l’unité fausse et superficielle de la pensée. Si parfois penser équivaut à prophétiser, c’est-à-dire à imaginer ce qui n’existe pas encore (ou ce qui n’existe plus : on peut aussi prophétiser en regardant le passé) et qui se forme de manière plus ou moins spontanée dans l’enclos de l’esprit, il s’agit de « soupeser » et démêler le caractère hallucinatoire et potentiellement destructeur de ces formations, aussi et surtout lorsqu’elles peuplent l’espace philosophique : loin de pouvoir être étiquetée comme « forte » ou « faible », la pensée n’est pas seulement lumineuse et éclairante, mais intrinsèquement méchante et plurielle, ironique et corrosive.
La pensée est méchante – elle devient méchante – pas seulement lorsque et parce qu’elle est prisonnière, lorsqu’elle cherche de fuir et de détruire ce qui est « dehors » ; en tant qu’innervée d’émotions, elle est capturée par son activité même : dans le fond obscur de l’esprit, comme dans le périmètre d’une cellule d’isolément, l’attention et la concentration ne tendent pas seulement au dévoilement ou à la possession de la vérité, mais aussi à sa démolition violente, bien que silencieuse. On dirait que, plus elles sont étouffantes et étouffées, pour ne pas dire réprimées, plus les pensées se propagent indociles et rebelles, pour ne pas dire impitoyables, en dessous de la sonorité solaire du logos ; que plus l’esprit exerce la froide dureté de la logique, plus elle jouit de la souffrance de ceux qui, pour différentes raisons, succombent face à cette logique, même le penseur lui-même ; que, en somme, l’inquiétude et la volatilité du penser sont une seule chose avec sa matérialité lourde et avec sa cruauté (auto)dérisoire.
En tant que doublement « mauvaises » - prisonnières et en même temps méchantes, joyeusement féroces ou mystérieusement malheureuses, systématiquement négatives et pourtant dangereusement farceuses – les pensées seront donc les objets multiples du douzième numéro de la revue Kaiak. A philosophical journey, qui vise à enquêter de manière anarchique et imprévisible la portée ontologique outre que psychosociale de leur prétendue infériorité par rapport à la grandeur limpide de l’intellect, ainsi que leur pluralité silencieuse, leur inavouable et obsessive présence dans le monde de la culture.
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Les propositions d'articles en Français, Anglais ou Italien devront être soumises sous la forme de résumés (max. 3000 caractères) avant le 28 février 2025 à l'adresse rivistakaiak@libero.it. Les décisions du comité éditorial seront communiquées le 15 mars 2025. Les articles complets (max. 50.000 caractères) devront être envoyés avant le 15 juin 2025 et ils seront soumis à une évaluation en double aveugle (double blind peer review).
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Sujets :
Fantasmes et hallucinations
Obsessions et présages
Proliférations et possessions
Soupçons et jalousies
Complots, tromperies, fakes
Satires et dérisions
Captivités et évasions.