Imaginer le Pygmalion de Rousseau pour la scène
Journée de recherche-création à l’Université de Lausanne, le 9 octobre 2025
Avec une représentation de la pièce Pygmalion, scène lyrique de Rousseau
à La Grange / Centre Arts & Sciences sur le campus de l’Unil, le 9 octobre 2025.
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Organisation :
Marc Escola (Université de Lausanne, Centre d’Études Théâtrales & Section de français)
& Nathalie Kremer (Sorbonne Nouvelle & Institut Universitaire de France)
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Comment lire aujourd’hui le Pygmalion, scène lyrique [1762/1770] de Rousseau, et surtout, comment le donner à voir et à entendre sur scène à un vrai public ?
Le monodrame de Rousseau se présente comme un défi pour la scène. Œuvre retorse pour l’auteur lui-même, qui imaginait une alternance entre texte et musique sans avoir pu achever la composition des morceaux lyriques qu’il ne parvenait pas, de son propre aveu, à entendre[1] ; elle résiste aussi aux metteurs en scène[2] : plusieurs d’entre eux ont témoigné de la difficulté extrême de donner à voir la pièce, relativement courte et dénuée d’actions comme d’effets de scène qui pourraient alimenter l’intérêt, ou du moins ménager des surprises aux spectateurs. Enfin, les spécialistes académiques de Rousseau doivent bien reconnaître également la difficulté d’interpréter la pièce, de la lire donc, sans s’enliser dans les méandres de la crise intérieure du personnage — comme en témoigne notamment l’insistance de Jean Starobinski, qui est revenu à trois reprises sur le mélodrame sans jamais se dire satisfait des pages qu’il lui a ainsi consacrées[3].
Cette difficulté sensorielle et conceptuelle que pose cette petite scène lyrique aux universitaires, aux metteurs en scène et aux spectateurs mérite d’être interrogée : l’Université de Lausanne propose aux spécialistes de Rousseau et du théâtre classique de relever le défi, en réfléchissant ensemble, et de façon assez informelle, aux façons dont la pièce peut être donnée à lire, à entendre et en fin de compte à voir sur la scène aujourd’hui. Les propositions pourront donner libre cours à une recréation artistique imaginaire de la pièce, fondées pour autant que possible sur les assomptions esthétiques de Rousseau, sur la tradition critique attachée à la pièce et sur les contraintes bien réelles de la scène.
La journée d’études sera adossée à une création du Pygmalion de Rousseau par le Zufallkollektiv qui sera donnée au Théâtre de la Grange à l’Unil le 9 octobre 2025, dans une mise en scène de Michel Toman, et à l’initiative de Nicolas Müller.
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Une pièce irreprésentable ?
« Ce n’est point de ce marbre que je suis épris, c’est d’un être vivant qui lui ressemble ; c’est de la figure qu’il offre à mes yeux […]. »[4]
Le Pygmalion, scène lyrique de Rousseau n’est pas irreprésentable : la pièce a même connu un franc succès au moment de ses représentations en 1770 à Lyon puis en 1772 à l’Opéra de Paris. Toutefois Rousseau a eu une attitude ambivalente à son égard. Certes, l’œuvre lui tenait à cœur : il y revint à plusieurs reprises pour parfaire le texte, et lui donna une place de prédilection dans l’ensemble de son œuvre ; mais il la désavoua par la suite, plus précisément au moment où tout Paris l’applaudit[5]. Dans ses Dialogues, il affirmera qu’on n’avait monté la pièce sur scène que pour le « ridiculiser »[6], et dans une lettre de 1775 il maintiendra : « Je ne ferai aucune démarche pour ou contre », ajoutant : « je vous avertis qu’on m’a enlevé cet ouvrage, qu’on l’a imprimé furtivement, qu’il y a beaucoup de fautes. »[7] Il ira même jusqu’à désavouer la musique d’Horace Coignet auquel il avait pourtant lui-même confié le projet en 1770. La composition de Georg Benda, faisant autorité depuis 1772, et encore récemment donnée à entendre dans une lecture-spectacle donnée à la Fondation Bodmer[8], aurait-elle pu satisfaire l’auteur qui déclara, dans une lettre, que seul quelqu’un comme Gluck aurait peut-être pu relever le défi ?[9] Est-ce un compositeur romantique comme Schubert, que Rousseau aurait voulu trouver ? Et quelles musiques contemporaines seraient aptes à rendre les mouvements d’âme de ce personnage seul sur la scène, en proie à une effroyable crise artistique, amoureuse et sexuelle dont le monologue n’est peut-être que le seul long cri étiré tout au long de la scène ?
Certainement, Rousseau entendait renouveler profondément l’art dramatique en donnant son Pygmalion. La fable d’origine, qui remonte à Ovide, raconte une histoire : celle de la fabrication d’une statue, du traitement amoureux qu’elle reçoit et enfin de son animation. En transposant la fable sur la scène, Rousseau efface toute marque de narrativité. La Scène lyrique ne consiste pas, à strictement parler, en la représentation d’une action, conduite par un ensemble de personnages, voire par l’intervention d’un dieu qui contribuerait au dénouement. Dans la réécriture de Rousseau, l’invocation à Vénus n’aurait qu’une valeur métaphorique pour désigner la puissance du désir amoureux éprouvé par Pygmalion, mais en aucun cas l’animation n’est le résultat d’un miracle divin, comme l’a clairement argumenté Jean Starobinski dans Les Enchanteresses[10], montrant que les dieux sont intériorisés au point de se confondre avec le « moi » de l’artiste amoureux. Aussi la Scène lyrique de Jean-Jacques s’oppose en tous points à l’opéra de Rameau, son rival et auteur d’un Pygmalion composé sur un livret de Ballot de Sauvot en 1748. Si Rameau usait volontiers du merveilleux mythologique et extraordinaire dans la conduite de l’intrigue de ses œuvres, le but de Rousseau semblait plutôt de donner une nouvelle inflexion à l’art dramatique en le détachant de l’obligation de représenter une action, pour en faire l’expression des seules passions intimes. C’est pour cela que Rousseau attribuait à la musique un rôle essentiel, comme il l’a clairement affirmé dans son Dictionnaire de musique à propos de la petite Scène lyrique : « L’acteur, agité, transporté d’une passion qui ne lui permet pas de tout dire, s’interrompt, s’arrête, fait des réticences, durant lesquelles l’orchestre parle pour lui, et ces silences ainsi remplis affectent infiniment plus l’auditeur que si l’acteur disait lui-même tout ce que la musique fait entendre »[11].
Il s’agissait donc moins pour Rousseau de transposer la fable narrative ovidienne dans le registre dramatique, que de mettre directement sous les yeux des spectateurs la crise intérieure de Pygmalion. Mais est-ce supportable pour un spectateur d’aujourd’hui de voir et entendre sur la scène un seul personnage monologuant, rêvant, priant, s’extasiant devant une statue ? Et faut-il voir celle-ci s’animer à la fin de la pièce, ou ne la considérer que comme l’autre face du fantasme de Pygmalion, son rêve extériorisé ?[12] Selon l’interprétation qu’on voudra donner à la pièce, on la pensera comme une fiction allégorique, donc comme une variante de la tradition ovidienne, ou on préférera plutôt la considérer comme un tableau de l’âme, un simple éclat de vision ou un cri de délire, sans action, sans histoire, sans statue. La pièce de Rousseau se présente aussi, selon la lecture qu’on en fera, comme l’acmé d’un théâtre traditionnel, celui d’une histoire d’amour poussée au plus haut point de son intériorisation — ou comme l’amorce d’un théâtre foncièrement moderne : celui d’un rêve illisible d’art et d’amour, foncièrement irreprésentable. Dans les deux cas, l’invisible menace tout effort de représentation de ce Pygmalion hors pair.
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Les propositions de communication ou contribution sont à adresser avant le 30 janvier 2025 à :
nathalie.kremer[at]sorbonne-nouvelle.fr
marc.escola[at]unil.ch
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[1] Rousseau n’a composé que l’andante de l’ouverture et le premier morceau de l’interlocution ; en 1770 il confie la réalisation musicale à Horace Coignet, qu’il désavoue aussitôt après la représentation.
[2] Une des dernières mises en scène de la pièce a été donnée par Simone Audemars dans son spectacle Le Rêve de d’Alembert et Pygmalion, sur une création musicale de Richard Dubugnon, en 2012. Une récitation a également été donnée de la « scène lyrique » par Olivier Bettens les 1-2 septembre 2022 à la Fondation Bodmer (Genève), accompagné de la musique de Georg Benda par l’ensemble Archi Luminosi.
[3] En effet, il y revient encore dans son livre Les Enchanteresses, Paris, Seuil, 2005, après avoir livré plusieurs analyses dans Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 91-101 et dans L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1999, p. 221-222.
[4] Jean-Jacques Rousseau, « Pygmalion, scène lyrique », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1228.
[5] Rousseau composa sa Scène lyrique en 1762, mais le texte ne sera porté sur scène que huit ans plus tard, lorsque Coignet en donne la musique, en 1770 à Lyon d’abord, puis en mars 1772 à l’Opéra de Paris, avec un succès « prodigieux » à en croire des témoins de l’époque. Une première impression du texte avait paru en janvier 1771 dans le Mercure de France et le Nouveau Journal helvétique, à la suite de la première représentation à Lyon. Il s’agirait d’une édition « subreptice » : le rédacteur du Mercure de France a dû imprimer le livret de « Pygmalion » sur une copie manuscrite qui circulait à Paris, car il n’y a jamais eu de démarche de Rousseau lui-même pour faire paraître ce texte qui, à partir du moment où il sera publié dans le Mercure de France, sera sujet à plusieurs réimpressions.
[6] Rousseau juge de Jean-Jacques, « Dialogue Troisième », in : Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes I, dir. par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p.964.
[7] Rousseau, Correspondance secrète de Métra, le 1er novembre 1775, cité dans la « Notice » du Pygmalion dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes II, éd. dir. par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p.1927.
[8] La musique de Georg Benda pour la « Scène lyrique » de Rousseau y a été donnée à entendre par l’ensemble Archi Luminosi, avec une récitation par Olivier Bettens :
https://www.rts.ch/info/culture/musiques/13332956-pygmalion-le-melodrame-derousseau-ressuscite-a-geneve.html
[9] Le philosophe confie en effet dans Les Consolations des misères de ma vie que s’il n’a pas composé la musique du Pygmalion, c’est qu’il ne s’en sentait pas capable, ajoutant : « Il faudrait un grand Faiseur. Je ne connais… que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger » (« Notice » des Dialogues de Rousseau, Œuvres complètes I, op. cit., p.1743).
[10] Op. cit., p.19.
[11] Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de musique, éd. de Claude Dauphin, Bern, Peter Lang, 2008, p. 590. Cf. Pauline Beaucé, « Présentation » de Rousseau, Pygmalion suivi de Guillemain, Arlequin marchand de poupées par Pauline Beaucé, Paris, Éditions Espaces 34, coll. « Théâtre du Dix-Huitième Siècle », 2012, p. 6.
[12] Si le monodrame exprime, selon Louis Marin, « l’impossible vœu d’un dépassement de la perfection esthétique et artistique intemporelle de l’œuvre d’art dans la réalité de la vie naturelle animant la figure » (Louis Marin, « Glose 3. “Moi…. c’est encore moi”. Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion, scène lyrique, 1772 », dans Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, p. 113), est-il possible de dépasser cette aporie d’une figure qui s’anime en lui donnant vie sur la scène — et par quels moyens ?