Appel à contributions
Numéro Zoopoétique de la revue Romantisme
Le conseil de rédaction de la revue Romantisme a décidé de programmer un numéro théorique consacré à la Zoopoétique, qui paraîtra en janvier 2026. Il s’agira d’interroger les effets de la présence animale sur les poétiques du XIXe siècle, tous genres et registres confondus, afin de contribuer en dix-neuviémistes aux réflexions théoriques actuelles sur les représentations de l’animal et de l’animalité en littérature. Le numéro se propose ainsi de faire le point sur ce courant critique, la zoopoétique, en envisageant ses possibles développements et en observant ses champs d’application.
Les propositions d’articles (un titre, une demi page de texte rédigé et une biobibliographie de quelques lignes) sont à envoyer à elisabethplas@gmail.com avant 15 décembre 2024.
La date de remise des articles qui auront été acceptés est fixée au 30 mai 2025.
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Depuis une vingtaine d’années, les recherches sur l’animal et l’animalité dans la littérature française et francophone prennent une ampleur considérable, se structurent collectivement et illustrent une forme féconde d’interdisciplinarité entre les études littéraires, les sciences dites humaines (philosophie, anthropologie, histoire, archéozoologie, psychologie, sociologie…) et les sciences dites naturelles (éthologie, biologie, écologie…). À la manière des Gender studies et des Postcolonial studies, les Animal Studies anglo-saxonnes réunissent des spécialistes de disciplines variées et sont issues à l’origine d’un militantisme politique et intellectuel qui les rendent indissociables du mouvement de libération animale et du questionnement éthique du philosophe australien Peter Singer[i] sur la domination dite spéciste.
Cette pratique des Études animales – que l’on peut dire « animalistes » en ce qu’elles revendiquent une défense politique et éthique des animaux – fait toutefois peu de place à la littérature et ne sélectionne souvent, dans les vastes corpus, que les œuvres elles-mêmes jugées animalistes. En se livrant à une évaluation purement axiologique des œuvres, une partie des Animal Studies anglo-saxonnes s’est concentrée sur un corpus restreint de ces œuvres que l’on dit « à thèse » (comme Elizabeth Costello de J. M. Coetzee, par exemple), laissant de côté les représentations complexes, ambiguës, figurées, amorales ou immorales des relations entre hommes et bêtes, ou des formes et des genres (comme la fable ou le conte) supposés reconduire la domination symbolique spéciste de l’homme sur les autres animaux.
À partir des années 2000 et surtout 2010, les Études animales littéraires se sont développées en France, en mobilisant leurs propres références théoriques et outils conceptuels, et en se déliant souvent de leurs origines militantes, pour ouvrir la voie à d’autres perspectives critiques. Fédérées en France par Anne Simon, à qui l’imaginaire de l’arche est cher, les Études animales littéraires ont choisi de « prendre en considération ce que la littérature avait à dire[ii] » et de recentrer le questionnement sur ses moyens d’expression singuliers et sur les savoirs spécifiques qu’elle façonnait sur les bêtes (attribuant ainsi à la littérature une place centrale dans le dialogue interdisciplinaire). Les deux projets d’envergure pilotés par Anne Simon, « Animalittérature » et « Animots », furent tous deux centrés sur la littérature et sur la langue, comme l’indiquent les néologismes (tous deux forgés par Derrida) retenus pour titres[iii]. Si quelques spécialistes de la littérature du XIXe siècle ont ponctuellement participé à ces projets (Paule Petitier et Hugues Marchal, notamment), les membres des deux programmes étaient toutes et tous spécialistes de la littérature des XXe-XXIe siècles, et il en va de même du colloque de clôture du projet « Animots » qui s’est tenu en 2014 à l’université de Princeton, qui prenait pour titre un troisième néologisme, « Zoopoétique : les animaux en littérature de langue française ».
La théorie zoopoétique s’est donc principalement élaborée à partir de la littérature des XXe-XXIe siècles, mais aussi à partir des concepts de la philosophie du XXe, particulièrement de la phénoménologie[iv] et la philosophie déconstructionniste de Derrida[v]. Le présent numéro de la revue Romantisme est une invitation à relire les corpus dix-neuviémistes au prisme de la zoopoétique[vi], mais également à enrichir la théorie zoopoétique actuelle à partir de la littérature, de la pensée et de l’histoire du XIXe siècle, et particulièrement des mutations politiques, culturelles et scientifiques qui traversent le siècle.
Dans la période révolutionnaire, l’animal devient en effet une question politique, morale et juridique. Figure de l’extrême précarité dans la cité des hommes, l’animal partout utilisé dans la société industrielle : comme source d’énergie familière, de consommation, de transport, de divertissement, etc. Comme l’écrit Pierre Serna, « [d]ans cette immense transition révolutionnaire, dans cette mutation du monde que constituent les années 1750-1830, jamais peut-être dans l’histoire de la modernité et de l’ère contemporaine, l’histoire des hommes n’a été autant mêlée à celle des animaux[vii] ». Ces histoires s’entremêlent-elles aussi dans la littérature du XIXe siècle ? S’il n’est pas encore perçu comme sujet de droits, l’animal apparaîtra au fil du siècle comme digne de protection, et la littérature représente les débats sur le droit des bêtes, en utilisant les registres de la satire comme du pathétique. De même que l’histoire politique et sociale, l’héritage de l’histoire naturelle des Lumières, les débats scientifiques sur la création, la transformation et l’évolution des espèces modèlent dans une certaine mesure la représentation littéraire des animaux. Si le cas de Balzac est largement étudié sous cet angle, des études doivent encore être menées sur les poétiques transformistes et fixistes, ou sur les narrations darwiniennes et post-darwiniennes dans la littérature française[viii].
Plusieurs études, monographies et événements sur l’animal au XIXe siècle ont récemment ouvert la voie : on citera notamment le cycle de séminaires « Frontières de l’humanité / frontières de l’animalité » animés par Claude Millet et Paule Petitier à l’Université Denis Diderot de 2007 à 2012[ix], le livre d’Élisabeth Plas Le Sens des bêtes. Rhétoriques de l’anthropomorphisme au XIXe siècle[x] et une journée d’études sur « L’Animal romantique[xi] » à l’Université de Nantes, mais aussi les nombreux travaux d’inspiration épistémocritique sur « le vivant » au XIXe siècle pilotés par Gisèle Séginger [xii] ; ainsi que d’importants travaux d’historiens des animaux[xiii] et les publications monographiques, sur « le bestiaire balzacien », par exemple (journée d’études déjà citée organisée en 2009 par Aude Déruelle) ou encore un numéro de la revue Flaubert sur l’animal et l’animalité dirigé en 2010 par Juliette Azoulai[xiv].
Personnages principaux ou passant inaperçus[xv], animaux de compagnie, détails de l’histoire participant d’un effet de réel, lignes de fuite du récit, rencontres, miroirs ou analogues d’auteurs ou de personnages, les animaux sont partout dans la littérature du XIXe siècle et leurs manières d’apparaître sont multiples. Ils parcourent tous les genres et tous les registres, et impriment parfois leur propre tonalité – touche d’humour, d’incongruité, d’absurde ou de pathos –, leur propre dissonance ou désordre dans l’ordre d’une fiction, d’un langage ou du monde. Du chat de Mme Vauquer au serpent de Salammbô, du petit Chien de la Marquise de Gautier à L’Âne de Hugo, du poulpe « au regard de soie » des Chants de Maldoror au perroquet de Félicité, de « La mort du loup » de Vigny au « Rêve du Jaguar » de Leconte de Lisle, sans oublier les animaux anthropomorphes des Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur ou des Scènes de la vie privée et publique des animaux éditées par Hetzel, ou des apologues parmi les plus célèbres comme La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, les animaux sont représentés selon des modalités infiniment diverses, qu’une distinction entre représentation réaliste et représentation allégorique ne suffirait à épuiser.
Le terme de zoopoétique, tel qu’il est utilisé pour la première fois par Derrida, désigne le bestiaire symbolique de Kafka, les bêtes de papier, fabuleuses et fabulées – qu’il nomme « animots » –, par opposition aux animaux réels[xvi]. Cette distinction, qui n’est pas spécifique aux animaux et vaut pour toute chose représentée dans l’ordre du langage, est peut-être plus opérante chez Kafka que dans le roman réaliste de Balzac, car le lévrier d’Esther ou le chat de Mme Vauquer n’entre précisément pas dans le récit « pour allégoriser tous les chats » (ou lévriers) « de la terre ». Une zoopoétique dix-neuviémiste interrogera ainsi la manière dont les bêtes symbolisent ou ne symbolisent pas, allégorisent malgré les pactes esthétiques écartant l’allégorie, ou pourquoi certains animaux restent « bons à penser symboliquement[xvii] », là où d’autres sont plus aisément représentés pour eux-mêmes[xviii]. L’hypothèse proposée par Paule Petitier et Alain Vaillant selon laquelle l’oiseau serait l’emblème du romantisme et le bœuf, d’un réalisme flaubertien ouvre la voie à de nombreuses réflexions zoopoétiques, et invite à recentrer le questionnement des études animales sur les formes littéraires et artistiques, sur les esthétiques et sur le poiein.
Les contributions pourront questionner le choix de telle espèce ou de tel animal singulier dans une œuvre ou dans une esthétique particulière, mais aussi l’effet de la représentation animale sur les poétiques et sur les styles (par exemple, y a-t-il une recherche de zoomimétisme stylistique[xix] au XIXe siècle ou, le cas échéant, pour quelles raisons n’y en a-t-il pas ?). Si la symbolique animale importe, les contributions veilleront à ne pas considérer les animaux uniquement comme des allégories, des symboles ou des archétypes, pour interroger le réflexe herméneutique par lequel nous négligeons l’animal réel pour en chercher le sens. Seront aussi particulièrement bienvenues des propositions de lecture anthropologique qui exploreront l’hypothèse d’une « performativité des formes[xx] » pour interroger par exemple les conséquences de l’allégorisation sur les animaux eux-mêmes, soit « Ce que la fable fait à l’animal[xxi] », pour le dire avec l’historien du Moyen Âge Pierre-Olivier Dittmar. Dans cet esprit, on pourra interroger ce que le récit réaliste puis naturaliste fait à l’animal, ce que le symbolisme fait à l’animal, ou ce que la poésie romantique[xxii], le fantastique, la poésie scientifique ou le théâtre font de lui (question qui se pose très littéralement pour la mise en scène)[xxiii].
Pistes :
Modalités des présences animales (détails ; figures ; allégories vivantes ; …)
L’animal personnage
Le point de vue animal (narratologie / historiographie[xxiv])
L’anecdote animale, le récit exemplaire
L’animal sujet / l’animal objet dans la littérature du XIXe siècle
L’animal et les temporalités du récit
Zoopoétique des genres
Zoopoétique des registres
Lecture anthropologique des formes littéraires
Bestialité et animalité dans la littérature du XIXe siècle
Microlectures zoopoétiques
Théorie littéraire zoopoétique (à partir de corpus dix-neuviémistes)
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[i] Peter Singer, La Libération animale [1975], Paris, Payot, 2012.
[ii] Anne Simon, « Une arche d’études et de bêtes », Revue des Sciences Humaines, Zoopoétique. Des animaux en littérature de langue française, numéro 328, 2017, pp.7-16, p. 8.
[iii] « Animalittérature », à l’Université Sorbonne nouvelle entre 2007 et 2010 et « Animots : animaux et animalité dans la littérature de langue française (XXe-XXIe siècles) », subventionné par l’ANR, entre 2010 et 2014.
[iv] La phénoménologie opère en effet, dans la caractérisation de l’animal et de l’animalité, un renversement par rapport à la métaphysique classique, en ce qu’elle considère l’animal comme un sujet, dont il s’agit de cerner les structures de la perception et de caractériser l’être-au-monde. Parmi les textes et concepts fondateurs de la zoopoétique : Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1964 et le cours sur La Nature, établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1995 ; le lien entre le « sentir » et le « se-mouvoir » théorisé par Erwin Straus pour caractériser les être-au-monde humain et animal (Du Sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie [1935], tr. fr. Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989) ; Jacob von Uexküll, Mondes humains et mondes animaux [1934], traduit par Philippe Muller, Paris, Denoël, 1965 (où se trouve la célèbre réflexion sur la tique et son milieu).
[v] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
[vi] Deux exemples de lectures de Balzac à partir de Derrida : Jacques-David Ebguy, « De quoi l’animal est-il le nom ? Le petit chat dans Le Père Goriot », La Comédie animale : le bestiaire balzacien, Actes d’une journée d’études de juin 2009, sous la direction d’Aude Déruelle, publiés sur le site du GIRB (http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/bestiaire.html, dernière consultation le 14 septembre 2024) ; Élisabeth Plas, « ‘Il fallait surtout éviter la fable’ (Derrida) : lecture anthropologique des formes littéraires », Humanismes, anti-humanismes et littérature (XIV-XXIe siècles), Presses Universitaires d’Aix Marseille Université, 2021.
[vii] Pierre Serna, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en Révolution. 1750-1840, Paris, Fayard, 2017, p. 12.
[viii] Voir Gillian Beer, Darwin’s Plots. Evolutionnary Narratives in Darwin, George Eliot and Nineteenth-Century Fictions [1983], Cambridge, Cambridge University Press, 2000 et Marie Cazaban-Mazerolles, Raconter le vivant : un essai de zoépoétique narrative (XXe-XXIe siècles), [En ligne], Thèse Littérature générale et comparée, Université de Poitiers, 2018, http://theses.univ-poitiers.fr.
[ix] Ce cycle de séminaires a donné lieu à une publication en ligne sous le titre L’Animal du XIXe siècle, Paule Petitier dir. (dernière consultation le 10 septembre 2024).
[x] Élisabeth Plas, Le Sens des bêtes. Rhétoriques de l’anthropomorphisme au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021.
[xi] Journée d’études « L’Animal romantique », organisée par Morgan Guyvarc’h et Bérangère Chaumont à l’Université de Nantes, Laboratoire L’AMO, 11 juin 2021.
[xii] « Littérature et savoirs du vivant – xixe-xxe siècles », dirigé par Gisèle Séginger, Université Gustave Eiffel / Fondation Maison des Sciences de l’Homme / Agence nationale de la recherche ; « Penser le vivant : les échanges entre littérature et sciences de la vie (de la fin du xviiie siècle à l’époque contemporaine », dirigé par Gisèle Séginger et Christine Maillard, Fondation Maison des Sciences de l’Homme.
[xiii] En particulier Pierre Serna, François Jarrige, Benedetta Piazzesi, Malik Mellah, Violette Pouillard, Éric Baratay, Julien Vincent…
[xiv] « Animal et animalité chez Flaubert », numéro dirigé par Juliette Azoulai, Revue Flaubert, n°10, 2010.
[xv] « Nous sommes traversés par ces passantes que sont les bêtes. » (Anne Simon, Une Bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, « Tête nue », 2021, p. 19)
[xvi] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 20 : « Je dois le préciser tout de suite, le chat dont je parle est un chat réel, vraiment, croyez-moi, un petit chat. Ce n’est pas une figure du chat. Il n’entre pas dans la chambre en silence pour allégoriser tous les chats de la terre, les félins qui traversent les mythologies et les religions, la littérature et les fables. Il y en a tant. Le chat dont je parle n'appartient pas à l'immense zoopoétique de Kafka qui mériterait ici une sollicitude infinie et originale. »
[xvii] Dan Sperber, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L’Homme, t. 15, no 2. 1975, p. 5-34.
[xviii] Concernant le XIXe siècle, cette piste a été ouverte par l’article de Paule Petitier et Alain Vaillant, « Qui fait la bête fait l’ange. Notes sur l’oiseau romantique », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 116, 2016/2, p. 337-352.
[xix] Pour une exploration de cette hypothèse dans un exemple du XXe siècle, on se reportera à l’article de Perrine Beltran, « Gros-Câlin de R. Gary/É. Ajar, un texte zoomimétique ? Étude d’un style contre-cognitif », Pratiques [En ligne], 199-200, 2023, (dernière consultation le 17 septembre 2024).
[xx] Anne Simon, « Quelle place pour l’animal dans la littérature ? », Lettre d’information de l’InSHS, n° 39, janvier 2016, Paris, CNRS, p. 21-23, p. 21.
[xxi] Pierre-Olivier Dittmar, « Ce que la fable fait à l’animal. Regard anthropologique sur l’instrumentalisation morale des bêtes au Moyen Âge », Sens-Dessous, n°16, 2015/2, p. 91-99.
[xxii] On peut se reporter aux réflexions de Sylvain Ledda sur Marceline Desbordes-Valmore qui aurait « fait des Pleurs un nid d’oiseaux », par exemple, dans son article « « Pour l’oiseau respirer, c’est chanter. » Petite ornithologie des Pleurs », Fabula / Les colloques, « Écriture et motifs des "Pleurs". Sur "Les Pleurs" de Marceline Desbordes-Valmore », URL : https://www.fabula.org/colloques/document8702.php, article mis en ligne le 28 Novembre 2022.
[xxiii] Voir en particulier La Ménagerie théâtrale. Écrire, incarner, mettre en scène l’animal en France (XVIIIe-XXIe siècles), sous la direction d’Ignacio Ramos-Gay, Paris, Classiques Garnier, 2023.
[xxiv] Voir les travaux d’Éric Baratay, notamment Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, « L’Univers
historique », 2012.